2. Prophétie et pouvoir
L'auteur tente dans ce chapitre de déterminer si le
prophète pouvait être considéré comme un roi. A tous
ceux qui considèrent la personne du prophète sacrée, le
chercheur répond qu'il n'y a « aucune raison de considérer
qu'une telle entreprise constitue un danger pour la religion, ou qu'elle est de
nature à ébranler la foi de celui qui s'y engage ». Admettre
que le Prophète, en plus d'assurer son rôle de messager,
était un roi ne touche pas aux dogmes fondamentaux et relève de
son travail de chercheur. Cette démarche porterait les traits de la
modernité scientifique.
Tout d'abord, l'auteur examine les arguments qui font de la
mission du prophète une mission totalement différente de celle de
roi. Bien que la mission prophétique octroie au porteur du message divin
une disposition toute particulière dans la société, il
n'en est pas moins que la place d'un roi est d'un tout autre ordre. D'une part,
un prophète n'est pas
21
séparable de la société dans la quelle il
se révèle en tant que tel, mais ses relations avec le pouvoir ne
se traduisent pas forcément par une prise de pouvoir. A titre d'exemple,
Abderraziq évoque la soumission de Jésus fils de Marie à
César : « Rendez donc à César ce qui est à
César, et à Dieu ce qui est à Dieu !16 ».
Mais cela signifie-t-il d'autre part que le prophète Muhammad
était-il simplement un prophète et non un roi ?
Il semble que pour le commun des musulmans la prophétie
a été aussi l'acte inaugural de l'Etat musulman. Le commun des
musulmans tendrait à croire, aux dires de l'auteur, que le
Prophète était un « roi messager de Dieu », ce qui
entremêlerait intimement les deux fonctions : les dires des
théologiens l'ont fait déduire que l'Islam était un acte
d'unification politique, que religion et Etat étaient dès
l'origine en fusion. Cette affirmation n'a rien d'étonnant car un Etat,
même fondé par la religion, n'en reste pas moins un Etat : avec
des institutions temporelles pour la gestion des affaires municipales,
privées, publiques, intérieures, la défense de la
communauté. Le modèle étatique en vigueur en ce temps
là et reproduit par Rifa'a al-Tahtawi reprend tant les services
attachés au prophète que les fonctions liées au Grand
Imamat, qui étaient les plus élevées de l'Etat. Il ne fait
pas de doute, selon lui, que le gouvernement du Prophète comportait
certains semblants du gouvernement temporel et certaines apparences de pouvoir
monarchique. L'exemple le plus emblématique et que le jihad, action
armée contre ceux, parmi le peuple, qui s'étaient opposé
à la religion. De son vivant, il avait déjà
commencé les offensives contre l'Etat byzantin, ce qui ne laisse planer
aucun doute sur son pouvoir en tant que premier général. La
guerre sainte, au delà de son acception religieuse, était aussi
une offensive impérialiste, pour étendre le royaume et
défendre l'Etat naissant. De plus, la violence ou la guerre ne
constituent pas réellement le meilleur moyen pour l'exhortation
religieuse et l'appel à Dieu : « Apelle au chemin de ton Seigneur
par la sagesse et l'édification belle. Discute avec les autres en leur
faisant la plus belle part 17». Si donc, le Prophète a
fait appel à la force, sa décision est éminemment
politique, temporelle et non une question religieuse, métaphysique ou
céleste.
Pour les convaincus, une question demeure :
l'édification d'un Etat était-elle inscrite dans le projet
prophétique, ou est-elle un projet ajouté au message de
départ ? L'auteur Ibn Khaldun, précédemment cité,
considère l'islam comme une religion particulière à savoir
qu'elle est à la fois un appel adressé à toute
l'humanité, une législation et un principe de réalisation
de cette même législation. Mais si le prophète était
réellement un roi, ou si du
16 Nouveau Testament, Matthieu, 2
17 Coran, XVI, 125
22
moins il a enclenché un processus qui devait se
parachever par la mise en place d'une telle institution, pour quelle raison cet
« Etat » était-il dépourvu des dispositifs essentiels
à tout pouvoir temporel ?
Cette réflexion est peut-être due à
l'ignorance ; les chroniqueurs ne nous ont vraisemblablement pas fait parvenir
ce pan de l'histoire. Par ailleurs, le Prophète n'avait pas besoin d'un
système achevé, ferme et rigoureux, s'il avait de son
côté l'inspiration divine. Ces questionnements sont en tout cas
les oppositions auxquelles fait face une pareille thèse.
|