II. L'impossibilité de déduire du message
prophétique la nécessité de l'institution califale
Dans cet essai, l'auteur signale dans une première
partie l'origine controversée des pouvoirs du calife et tente de
remettre en cause la légitimité des califes à gouverner.
Si le calife est le successeur du prophète dans sa mission, alors tout
le problème est de s'interroger sur « l'exacte nature de la mission
du prophète »9. Or, c'est bien là l'innovation
d'Ali Abderraziq : ne pas écarter le prophète comme objet
d'étude historique, par convention ou pas peur de toucher à la
dignité du prophète. Si la nature de la mission du
prophète était religieuse, cela exclut de fait la constitution
d'un Etat. Il démontrera par la suite que rien ne justifie la
constitution d'un Etat islamique par respect des préceptes religieux car
rien ne le laissait croire dans les textes religieux. C'est ainsi qu'il conclut
que le califat est une institution politique plus qu'une fonction religieuse,
née dans un contexte de troubles et d'expansions territoriales. Le
califat serait selon Ali Abderraziq la constitution d'un Etat arabe sur la base
d'un appel religieux, ce qui en ferait une institution étrangère
à la religion. L'auteur en appelle donc à une remise en cause
globale du système de gouvernement islamique dont le calife est la clef
de voûte et à l'édification d'un système de
gouvernement réaliste, temporel et qui lancerait l'Egypte dans la course
au progrès entre nations.
L'essai est constitué de trois grandes sections «
Le califat et l'islam », « Islam et gouvernement » puis «
Califat et gouvernement à travers l'histoire » toutes trois
divisées en trois sous-chapitres.
1. Le califat et l'Islam
À chaque début de chapitre, l'auteur
présente les différents points qu'il traite. Pour ce premier
chapitre, il explicite sa méthode, qui est de définir d'abord
l'institution du califat et ce qu'elle porte en elle comme enjeux au niveau
tant politique que religieux. Sans définition et replacement des termes
dans leur contexte, l'auteur ne peut prétendre à les
14
9 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du
pouvoir, op. cit. p 99.
15
réévaluer et à critiquer l'usage qu'il en
a été fait, au tout début de l'islam jusqu'à la
période qui le concerne le plus, à savoir l'après
indépendance égyptienne.
2. La nature du califat
En effet, l'auteur revient sur la racine linguistique du mot
« califat » : KH-L-F et détermine ses différentes
déclinaisons morphologiques et sémantiques. Dans une des
acceptions, celle qui intéresse évidemment le plus le point de
vue de l'auteur, le califat (khilafa) est « le remplacement d'une personne
en raison de son absence, de sa mort, de son incapacité, etc. {É}
Le calife est le détenteur du pouvoir suprême »10.
Ensuite, l'auteur donne les définitions d'Al-Baydawi et d'Ibn Khaldun,
et il en ressort que le califat est la direction des croyants selon la loi
islamique, la garantie de la sauvegarde de la religion et de ses
préceptes après la mort de l' « auteur de la loi
sacrée ».
La fonction du califat est de prolonger l'oeuvre du
prophète, celui qui a reçu la révélation divine, et
qui avait la tâche de la transmettre de la part de Dieu et d'appeler
l'humanité à l'embrasser. Les définitions citées
montrent également que la tâche confiée au prophète
était un projet politique, défense de la religion et gouvernement
des croyants apparaissent corrélés. La tâche du calife est,
selon les mêmes auteurs, d'autant plus légitime et « en droit
» qu'il est considéré comme le représentant du
prophète : « il a droit à assumer la direction
générale des affaires de la umma 11» et de ce
fait il est droit d'exiger aussi l'obéissance totale, et à
disposer d'un pouvoir absolu. Aucun être humain, aux yeux des musulmans,
ne peut s'élever à ce stade. Il semble que non seulement la `umma
confère ce pouvoir et cette dignité au calife mais aussi qu'il la
possède aussi comme une propriété inhérente. Une
question reste encore inexpliquée : d'où est-ce que le califat
tient un pouvoir aussi étendu? Deux théories s'opposent : la
première considère que le calife tient son autorité
directement de Dieu; l'auteur cite certains vers qui désignent le calife
comme l'ombre de Dieu sur terre, l'élu providentiel qui accède au
califat ainsi qu'il y a été prédestiné. La seconde
désigne le calife comme le dépositaire du pouvoir de la umma ; le
théologien Al Kasani décrit ce processus dans son livre Al
Fawa'id al-bahiya fi tarajim al hannafiyya : le délégataire
de pouvoirs agit en vertu de la délégation qui lui est
donnée et au nom des droits que détient la
10 Idem p 53
11 Idem p 55
16
personne qui l'a délégué. Son mandat
expire dès que l'acte qui est à l'origine de sa
délégation devient nul. La communauté confie le pouvoir au
calife pour gouverner selon ses intérêts et si ce dernier
décide de destituer un juge par exemple, il le peut selon la
légitimité que lui a octroyée la communauté.
Le respect et l'obéissance au calife équivalent
au respect et à l'obéissance face à l'islam et à
Dieu, c'est ainsi que dans cette acception là, «
désobéir à l'un revient à désobéir
à l'autre »12. On peut dès lors pousser
jusqu'à comparer sa puissance à l'ordre du divin. Il concentre en
lui tous les pouvoirs, qu'ils soient temporels ou religieux, et en dehors de sa
personne, nul n'est disposé à avoir le pouvoir. Le partage des
pouvoirs n'existe donc pas dans le système califal, du moins à
travers ces diverses définitions. Cela voudrait-il dire que le calife
n'a aucune limite ? Qu'est ce qui l'oblige dans ces fonctions ? Y a-t-il un
droit du calife ? De la même manière que la loi religieuse le
place dans cette position, elle en limite aussi l'étendue. Le calife ne
peut outre passer la loi islamique, il ne peut l'enfreindre, il se doit de
gouverner selon des principes vertueux, pour son salut à lui, mais aussi
pour celui de tous les croyants. Les raisons qui l'amènent au pouvoir
sont celles aussi qui le régissent. Il ne peut donc pas, par ces
mêmes lois, devenir un despote. Un calife qui commet l'injustice ou qui
se rend coupable de concupiscence se destitue lui-même d'office et
devient alors antinomique.
Après ces définitions sur l'institution
califale, son rôle originel, et ses limites, Abderraziq procède,
toujours selon Al Baydawi et Ibn Khaldun, à certaines distinctions
conceptuelles. Ces auteurs ont ainsi mis en lumière les
différences fondamentales entre califat et royauté. La
royauté est un paradigme et un système de pouvoir
différent de celui du califat ; qu'elle soit naturelle ou rationnelle,
la royauté consiste à astreindre à un droit positif,
posé soit selon les désirs et desseins du roi soit selon des lois
normatives rationnelles visant à la cohésion et à la paix
du corps politique. Le califat, quant à lui, tire son pouvoir de la loi
islamique, et vise ainsi qu'il a déjà été
annoncé à la réalisation du bien aussi bien dans le bas
monde que dans l'au-delà. Mais une question demeure : le califat a-t-il
toujours été en conformité avec sa définition ?
A-t-il toujours observé ses règles et ses lois inhérentes
à son existence ? Il apparaît alors que la frontière entre
royauté et califat n'a pas toujours été clairement
délimitée à travers l'histoire et a subi une gradation
certaine jusqu'à n'exister que par le nom : Ibn Khaldun déclare
alors dans le premier livre de sa Muqaddima, que les motivations
califales se sont transformées en motivations de type royal :
l'application du droit
12 Idem p 54.
17
absolu et la contrainte. La période débutant de
Mu`âwiya jusqu'à Harûn Al Rachid s'est traduite par un
système de type royal veillant entre autres à l'observance de la
religion. Par la suite, l'entremêlement a été encore plus
radical car le pouvoir califal s'est dissous dans le pouvoir royal. Le califat
a été alors utilisé comme instrument de domination, car le
terme a gardé son prestige et sa haute dignité dans l'imaginaire
arabe.
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