PREMIÈRE PARTIE
La question du califat :
Une institution dominatrice, temporelle et
illégitime
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A. L'Islam et les Fondements du Pouvoir
L'oeuvre de Abderraziq intitulée L'Islam et les
Fondements du Pouvoir3, est moderne à bien des
égards. Elle a été produite par un cheikh de
l'université conservatrice d'Al Azhar et porte sur des questions
considérées par les plus conservateurs comme sacrées et
donc non sujettes à l'examen scientifique et à
l'évaluation. Elle est en outre porteuse d'une initiative politique
nouvelle : le droit du peuple égyptien à disposer du
système de gouvernement qui lui sied le mieux, opposé à un
système politique figé dans le temps et hérité
depuis le VIIème siècle.
L'Islam et les Fondements du pouvoir est un examen, point par
point, de la légitimité du califat et a fortiori de tout
régime mêlant droit public et islam. L'essai constitue un combat,
une lutte qui ne dit qu'implicitement son nom : celle de la
sécularisation. Bien entendu, ce combat n'est pas nouveau au premier
quart du XXème siècle ; il a été maints fois
théorisé et même normalisé en tant que loi, en
France ou en Turquie. Néanmoins, la démarche
séculière que propose Abderraziq par une négation et une
délégalisation du califat est moderne et absolument pas
désuète. Mais elle est surtout le fruit d'un réformisme
interne qui n'est ni le fruit des avancées de la France ou de la Grande
Bretagne sur ce projet, ni le résultat de la propagande kémaliste
en Anatolie et en Egypte. Cette première partie se donne comme objectif
d'analyser tous les arguments de l'auteur pour déconstruire le mythe
entourant l'institution califale. Il apparaît que son argumentaire n'est
tiré ni d'ouvrages de Carl Shmitt ni de ceux de Max Weber, desquels
Abderraziq n'avait pas, semble-t-il, une maîtrise assez
conséquente. Il appuie alors sa démonstration sur des sources
inhérentes à la communauté musulmane à savoir le
texte sacré, la sunna et certaines exégèses. L'auditoire
à convaincre n'est pas tant l'Europe que les musulmans de son temps qui
ne voyaient aucune alternative politique à l'institution califale, par
manque de réflexion et par peur du blasphème.
Sa démonstration est doublement efficace car non
seulement il se présente comme spécialiste de cette question en
évoquant des domaines dans lesquels il est a priori expert grâce
à sa qualité de cheikh, mais en plus il adopte le même
langage que ses compatriotes afin de montrer qu'une alternative politique est
possible. Il réalise enfin, et ce sera le sujet de ma troisième
partie, une chance d'initiative historique nouvelle, en tant que citoyen
égyptien « libéré » de la tutelle ottomane et
britannique.
3 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du
pouvoir, deuxième traduction d'Abdu Filali-Ansary, éditions
La découverte, série Islam et société, 1994.
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I. Droit public et Religion : deux domaines distincts
Avant d'aborder le questionnement principal de ce récit
: à savoir la remise en cause de la nécessité de
l'institution califale dans les Etats musulmans, il convient d'abord de
proposer une définition de ce processus historique souvent abordé
qu'est la sécularisation4. Celle-ci se présente tant sous la
forme d'un désenchantement du monde en réponse au déclin
de l'hégémonie religieuse qu'à travers les traits de la
modernité scientifique et la transformation des structures politique et
sociale.
En 1985, Marcel Gauchet publie Le Désenchantement
du Monde5, un ouvrage qui marque profondément les
sciences sociales des religions et suscite un grand nombre de réactions.
Cependant, son oeuvre ne porte pas exclusivement sur la religion : son objectif
est de retracer l'histoire de l'homme démocratique, depuis ses origines
jusqu'à ses doutes, afin d'en saisir les caractéristiques. Cette
recherche constitue l'axe principal de son oeuvre et explique
l'omniprésence de problématiques liées à la
religion : si l'on veut comprendre la modernité, il faut la
redéfinir rigoureusement en fonction de « la sortie de la religion
». L'étude de la religion est, selon lui, nécessaire
à la pensée de la société car lorsque se pose la
question de la communauté ou de la société, force est de
constater l'importance du rôle unificateur et fondateur de la religion :
pour Marcel Gauchet, la religion est une forme du rapport des hommes au
vivre-ensemble, un mode de vivre-ensemble même auquel d'autres modes
peuvent se substituer. Si la religion n'est pas une condition nécessaire
à l'existence de la société, c'est toutefois une constante
des sociétés humaines qu'il s'agit d'appréhender comme
phénomène historique défini par un commencement et une
fin.
Cependant, le passage d'une vérité
révélée à une religion choisie pose un nouveau
problème à la société, celui de la relation entre
l'autorité spirituelle et la puissance terrestre qui entrent ainsi en
concurrence, et aboutit finalement à la construction de l'Etat temporel
contre la domination de l'autorité religieuse. Modernité
politique et modernité religieuse sont donc corrélées,
s'influencent et se transforment réciproquement, ce qui participe
à réinventer
4 A ce sujet, le livre très synthétique
de Jean Claude Monod Sécularisation et laïcité
apporte une introduction très pertinente sur les principales bases
de ce processus, ainsi que ces différentes déclinaisons.
Collection « Philosophies », édition PUF, 2007.
5 Marcel Gauchet, Le désenchantement du
monde : une histoire politique de la religion, édition Gallimard,
1995.
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la religion. L'enjeu n'est pas tant de supprimer la religion
que de l'inclure à l'appareil étatique : l'inclure au
système politique, pour en limiter les effets.
La maturation qui s'est ainsi produite dans l'esprit
d'Abderraziq est du même ordre, car il ne considère pas le califat
comme la rencontre de la religion avec le monde mais comme le système de
domination qu'il symbolise. La problématique essentielle de son ouvrage
est bien la recherche d'un vivre-ensemble sans fondement religieux dominant ;
l'interrogation qui structure sa recherche est fondamentale : quels rapports
entretenir avec le paradigme fondateur et avec le système de
représentations normalisées sensées régir l'ordre
social ?
La sécularisation peut être étudiée
comme un déclin historique et sociologique de l'hégémonie
religieuse. La sociologie allemande a ainsi défini la
sécularisation, à partir des thèses de Weber, de Marx mais
aussi de Comte, comme affaiblissement de l'importance de la religion
organisée comme moyen de contrôle social6. Une
société sécularisée est une société
où la loi, le savoir et le pouvoir sont séparés, et est
pensée comme l'aboutissement même de l'histoire moderne. La
science et ses progrès se révèlent être la pierre de
touche de ce processus. En effet, les méthodes de la science nouvelle et
son recours à l'autorité de l'empirisme et de
l'expérimentation contre l'autorité de la
révélation et de la tradition, son exigence de validation
intersubjective, ses démonstrations validées, avaient rejailli
sur l'existence d'un autre mode de lecture des symboles les plus probants de la
religion. L'auteur Ali Abderraziq, bien qu'appartenant au corps des Azharites,
adhère à cette modernité de la science et de la recherche.
Bien que sacrées, la personne du calife et celle du prophète sont
questionnées et mises en équation dans une démonstration
quasi géométrique.
Néanmoins, dans nos analyses, nous prendrons garde
à ne pas confondre le processus de sécularisation européen
avec ce qui a pu se passer et motiver Ali Abderraziq après l'abolition
du califat en Anatolie par Mustafa Kemal. Bien entendu, la
sécularisation est un processus qui n'a pas de terre de
prédilection mais l'on peut retrouver les traits décrits
précédemment dans plusieurs sociétés. L'auteur
n'évoque pas le mot « séculier » ou « laïque
» / « «lmânî » ou « lâ'ikî
» ou encore « zamanî » dans la version originale.
Pourtant, dans la traduction d'Abdu Filâlî Ansâry, nous
retrouvons le mot « laïque » 7 en tant que
6 Bryan R. Wilson, Religion in secular
society, 1966, Londres, Penguin, p 14.
7 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, traduit par Abdou Filali-Ansary, op. cit. p 167
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traduction choisie pour « lâ dinî », qui
signifie littéralement « non religieux ». Il semble donc que
le traducteur ait pris position dans le choix de ce terme, nous émettons
deux hypothèses pour ce choix. Tout d'abord, comme Abdou Filali-Ansary
l'a noté lui-même, le terme laïque était la traduction
officielle pour « lâ dinî » au début du
XXème siècle avant la généralisation du
terme « `almânî » ; sa traduction avait donc pour but de
reproduire justement les concepts de l'époque sans tomber dans un
écueil anachronique. Notre seconde hypothèse porte sur le fait
que « laïque » signifiait seulement le contraire de «
religieux », le premier étant l'antonyme du second. Dans ce cas,
« séculier » aurait pu être utilisé et aurait pu
qualifier le mot « gouvernement ». À partir de leur forme
adjectivale, ces termes sont proches par extension, car ils signifient tous
deux un pouvoir temporel non soumis à l'autorité ou à
l'influence de la religion. Mais dans leur forme nominale «
sécularisation » et « laïcité » se
distinguent conceptuellement. S'il n'existe pas de tels termes dans l'essai de
Ali Abderraziq, c'est que « almânyia » et «
lâ'«kiya » manquaient comme substantifs et que leur idée
même n'était pas décantée. Inversement, il est
possible que le terme laïque dans sa forme adjectivale ait
été utilisé dans la traduction car le concept de «
laïcité » n'avait pas encore été connu ni
généralisé dans ses principes. Cette dernière peut
être comprise comme une sécularisation complète des
institutions, comme le parachèvement institutionnel et juridique des
divers processus de sécularisation. Quant à la traduction de
« sécularisation » par « `almaniya », il important
de rappeler que la source linguistique de ce terme vient du mot « `alm
» qui s'oppose à « habr », « prêtre », et
désigne donc l'homme qui ne tient pas de fonctions religieuses. Cette
différenciation dans les termes est d'une même ordre que la
distinction entre clergé « séculier » et «
régulier », et montre que très tôt dans le corpus
littéraire arabe, il existe des disciplines qui ne sont pas
caractérisées par aucun contenu religieux ni
théologique.
Dans l'ouvrage Sécularisation et
laïcité 8de Jean Claude Monod, l'auteur rappelle
que la sécularisation n'a pas que des acteurs au sein de l'Etat,
ceux-là même qui prônent ce principe contre une religion
dominante. En effet, la sécularisation peut être impulsée
de l'intérieur, et il existe des formes de réformisme
séculier qui n'émanent pas d'une laïcisation politique. Dans
le cas de L'islam et les Fondements du Pouvoir, Ali Abderraziq fait partie du
corps des cheikhs d'Al Azhar, avec une autorité religieuse reconnue et
légitime dans le pays. Ses attaques envers le califat témoignent
d'une volonté de supprimer cette structure
8 Jean Claude Monod, Sécularisation et
laïcité. Collection « Philosophies », édition
PUF, 2007
dominatrice et vétuste. Au moyen de son statut et de sa
formation, il fait indéniablement partie du corps religieux et se lance
pourtant dans un examen logique et rationnel sur le prophète, figure
sacrée, et tente de délégitimer sévèrement
l'institution califale. L'essai constitue par conséquent une sorte de
profession de foi civile, qui émane d'un acteur interne au
système religieux, avec un discours inhérent au système
qu'il dénonce.
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