II. Politique et Religion dans le schéma
kémaliste
Le 29 octobre 1922, Mustafa Kemal annonce sa décision
de séparer le califat du sultanat afin d'abroger ce dernier en
démontrant que « la souveraineté nationale appartient
à l'Assemblée nationale ». Le 1er novembre, la
grande assemblée de Turquie abroge le sultanat et deux semaines plus
tard élit un nouveau calife. La prochaine étape décisive
est donc celle de la République. La république, en tant
qu'idée de progrès ultime germait déjà dans
l'esprit de Mustafa Kémal, mais il a d'abord commencé par
préparer un terrain propice à cette révolution de la
politique et des moeurs. Les mots d'ordre étaient la défense de
la partie, l'esprit militaire, la défense nationale et la
résistance nationale.
Une fois le traité de Sèvres effacé et la
disparition de l'empire ottoman effective selon les conditions turques, les
symboles de la nouvelle Turquie se mettent en place. Au début du mois de
septembre de 1922, on assiste à la création du Parti
républicain du Peuple, comme incarnation dans la nation toute
entière de « l'esprit révolutionnaire ».
70
Pour logique et naturelle qu'elle puisse paraître dans
ce contexte, la proclamation de la république turque ne se fait pas sans
péripéties le 29 octobre 1923. Beaucoup d'esprits, même
dans le cercle proche de Mustafa Kemal, n'en veulent pas ou du moins pas tout
de suite vu l'absence d'axe spécifique sur la République dans les
six points de la profession de foi du CHP (parti de Mustafa Kemal). Les
oppositions, elles, brandissent l'arme idéologique, à l'encontre
d'un modèle institutionnel importé de l'étranger et
méconnu. Les oppositions d'ordre plus politique déclarent que si
proclamation de la république il y a, il sera le seul candidat aux
présidentielles, et pourra les transformer en plébiscite.
« Et maintenant, la bataille du califat commence »
titrait le quotidien Tanin le 11 novembre 1923 à Istanbul.Mais cette
bataille est déjà engagée. Dans les nombreux voyages que
fait Mustafa Kémal en Turquie profonde, il n'hésite pas à
déclarer : « le califat est un symbole du monde islamique et non
turc ».
D'une rigueur militaire, l'opposition kémaliste au
califat est d'abord géostratégique : elle voit dans le califat
une charge dont il faut se débarrasser. Les opposants qui
défendent la sauvegarde traditionnelle du titre de calife avancent
l'argument selon lequel, pour peser dans le monde islamique et vis à vis
des puissances européennes, un petit pays comme la Turquie ne peut
compter que sur le califat. Or cette vision de la Turquie ne peut se
détacher de l'identification par les autres, d'admettre la Turquie
autrement que dans les yeux des autres.
A point nommé, une faute de ses adversaires vient
renforcer le projet kémaliste. Début décembre 1923, une
lettre envoyée de Londres demande au gouvernement turc le
rétablissement du califat. C'est ainsi que les kémalistes purent
démonter une thèse du complot sur la question califale. Londres :
c'est Istanbul occupé et Mossoul refusée.
Le 3 mars 1924, le califat est aboli par l'Assemblée
générale. Le même jour, les députés adoptent
deux autres textes, également proposés par Kemal : le premier
portant sur l'unification de systèmes scolaires, et le second sur la
suppression des institutions religieuses. La Turquie devient laïque.
La laïcité est une valeur sûre du
kémalisme. Elle est d'abord un choix personnel, celui d'un homme non
préoccupé par les questions métaphysiques ainsi qu'il est
possible de le voir dans son journal intime Mes jours qui passent,
écrit pendant l'été 1918.
71
La laïcité de Kemal est aussi un engagement
politique, comme les radicaux de la troisième république, il
assimile religion et instruction religieuse, institution religieuse et pouvoir,
pouvoirs et menaces contre son projet.. A l'instar de ses cousins
français, Kemal multiplie les interdictions contre toute forme
d'expression publique de la religion, y compris des confréries dissoutes
en 1925. Les imams deviennent fonctionnaires, eux-mêmes
contrôlés par l'Etat, ce qui pose évidemment un
problème. Kemal qui dénonce le pouvoir idéologique
l'instrumentalise comme un vaste appareil idéologique d'Etat.
Dans son article 2, la constitution de 1924 réaffirme
l'Islam comme la religion de l'Etat turc, et il faudra attendre le point de non
retour en 1928, privant l'Islam de son statut constitutionnel, et 1937, pour
que le laïcisme accède à un statut constitutionnel.
A la Mort d'Atatürk, la République turque se
targuera d'être le premier et seul pays musulman légalement
laïque. Mais cette réalité reste nuancée avec la
multiplication des aumôneries militaires, ou encore la
bénédiction des troupes allant en Corée en 1950.
- Le laïcisme turc
Ayant reposé pendant longtemps sur la puissance
politique et militaire des sultans ottomans, l'islam moyen oriental, en tant
que philosophie, doctrine juridique et mode de vie s'embourbe à la fin
du XIXème siècle et au début du
XIXème dans une crise. L'islam apparaît incapable de
remodeler ses institutions et son discours.
Durant la période de régime autoritaire
(1924-1946), où l'expression publique et politique de l'Islam fut
réprimée et où les réformes à la fois
structurelles et symboliques furent menées successivement, diverses
formes d'opposition politique et surtout religieuse ne pouvaient pas manquer de
voir le jour. L'expérience du parti républicain progressiste au
sein même du parti républicain du peuple, le CHP, en est
emblématique. Ce parti, qui n'a duré que huit mois, revendiquait
la liberté d'expression religieuse, la décentralisation et la
libre entreprise. Sous prétexte de l'attentat contre la personne du
président et de révoltes kurdes, le parti fut interdit et ses
huit membres emprisonnés.
D'autres formes d'opposition, notamment chez les kurdes furent
très ressenties pendant cette période : le nationalisme kurde et
la turquisation à outrance de la Turquie ont cristallisé leur
mécontentement et leur sentiment d'isolement.
72
L'opposition religieuse, et c'est là tout l'objet de
notre propos, était réfugiée dans certains pays arabes, et
notamment en Egypte. Mustafa Sabri Efendi, déjà signalé
à l'époque jeune turc ayant occupé plusieurs fois des
fonctions à responsabilité, se réfugia en Egypte où
il publia des ouvrages en arabe d'une virulence acerbe contre les
réformistes dans le monde musulman. Par ailleurs, il ne cessait de
mettre en garde les turcs des dangers de la laïcité et du chaos qui
règnerait dans le monde musulman, après la suppression du
califat. Sans le manifester publiquement, Mehmet Akif Ersoy, auteur de l'hymne
national, poète et militant politique engagé auprès des
jeunes turcs et du parti Union et Progrès, se réfugia, lui aussi,
en Egypte en évitant de mettre sa notoriété a service du
régime kémaliste.
À l'occasion d'une série de réformes
vestimentaires ayant pour but la stigmatisation de l'habit traditionnel,
l'adoption du costume occidental dit « civilisé » et surtout
l'interdiction du fez et l'obligation du port du chapeau, « la
présidence religieuse islamique du royaume d'Egypte » rappela en
Mars 1926 les termes des propos du Prophète par la plume du recteur de
l'université Al Azhar en direction d'Ankara, et déclara
infidèles les kémalistes, comme l'a fait abondamment Mustafa
Sabri dans ses écrits. La manière de se vêtir était
assimilée à une trahison, à une adoption par un musulman
de principes non musulmans. « C'est pourquoi celui qui porte le chapeau
par une tendance vers la religion d'un autre et par mépris de la sienne
est un infidèle de l'avis unanime des musulmans. »
Même si la grande majorité des Égyptiens
semblaient apprécier l'action kémaliste en Turquie52,
la naissance en Egypte du mouvement des Frères Musulmans dans cette
période (1928) est également liée de manière
indirecte aux réformes turques : il fallait prévenir le monde
musulman contre ce chemin jugé dangereux.
En Turquie même, en 1930, l'affaire « Menemem
» précipita le régime vers des mesures encore plus
répressives contre les confréries dont les dirigeants furent
arrêtés et punis. D'autres oppositions réactionnaires ont
vu le jour tout au long des années 1930 et 1940, ce qui indique la
vitalité du soufisme en Turquie. L'interdiction de l'enseignement
religieux ne l'a pas empêché de persister dans l'arrière
pays, dans des confréries aux réunions et à l'existence
même rendue illégale par le régime.
Le khalife matérialisait la permanence de l'umma
, la communauté des croyants, unie malgré
52 François Georgeon, Kémalisme et
monde musulman (1919-1938) : quelques points de repère,
numéro spécial des cahiers du GETC (Kémalisme et
Monde musulman), n°3, Automne 1987.
73
les vicissitudes de l'histoire. Comme protecteur de la
religion musulmane, il symbolisait aussi le lien entre la religion et
l'État. En obligeant théologiens et penseurs musulmans à
se demander si le khalifat était nécessaire à l'islam, la
décision de la Grande Assemblée nationale posa la question des
rapports entre religion et politique dans les nouveaux États.
|