TROISIÈME PARTIE
L'ère libérale égyptienne,
perspectives politiques du combat d'Ali Abderraziq à travers "L'Islam
et les Fondements du Pouvoir"
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La plupart des commentateurs, toutes tendances confondues, de
Muhammad 'Imâra à Ghâlî Shukrî,
établissent de fait un rapport entre l'ouvrage de notre auteur et le
contexte politique qui prévalait dans la région, notamment en
Égypte, dans les années 20. Ils insistent sur ce lien au point
que l'ouvrage apparaît comme un épisode dans la série des
événements qui ont marqué cette période, ou comme
une position cristallisée par les querelles de l'époque. Ils en
font un discours conjoncturel, un pamphlet, ce genre littéraire
utilisé par d'éminents politiciens et journalistes au plus fort
des luttes politiques pour concrétiser des positions
déterminées et influencer l'opinion publique.
Cette interprétation reste prisonnière du
retentissement provoqué par la parution du livre et qui en fit un
événement historique significatif. L'ouvrage eut un impact
considérable et fut considéré comme une tentative
d'intervention dans la bataille politique alors en cours, pour laquelle les
forces politiques en Égypte avaient mobilisé toute leur
énergie, y compris l'entrée en lisse des intellectuels de chaque
camp.
Il faut dire qu'Abderraziq appartenait à une famille
connue pour son engagement politique et son rôle de leader d'une des
tendances les plus célèbres de l'époque ; l'on a donc
naturellement considéré que l'auteur prenait part à une
lutte où le parti libéral était engagé. Or,
l'ouvrage contient des indices montrant que le travail a démarré
bien avant les événements auxquels on voudrait le lier. L'auteur
y précise en effet qu'il a commencé à travailler sur la
question des fondements de la justice dans l'islam dès son retour
d'Angleterre en 1915, c'est-à-dire dix ans avant la parution de son
livre. Il y parie aussi de Mehmet V comme roi de Turquie, alors que ce calife
est décédé en 1918. Ajoutons à cela les
données et représentations qu'il fournit, la recherche et la
critique auxquelles il se livre et, enfin, la structure même de
l'ouvrage, c'est-à-dire le type d'argumentation qu'il
présente.
Certes, les circonstances historiques ont remis le califat au
centre de l'intérêt chez les musulmans comme chez les
non-musulmans. L'abolition du califat en Turquie en 1924 est un processus
essentiel qui s'est déroulé en plusieurs étapes. La
dissolution d'une telle institution n'était pas chose aisée.
Aussitôt après, dans plusieurs régions du monde musulman,
une série de mouvements se sont déclenchés en vue de la
restaurer. Ces changements incitèrent nombre de milieux islamiques
à profiter des circonstances pour revoir, réexaminer le mode de
fonctionnement de cette institution, dès lors qu'elle n'était
plus aux mains des Turcs et devait, croyaient-ils, revenir aux Arabes. Il
fallait par conséquent essayer d'adapter le califat à ce que ces
mouvements considéraient comme le modèle de l'islam
authentique, et
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faire en sorte qu'il servît la cause des musulmans. Tout
cela se déroulait dans un contexte marqué par les nombreuses
confrontations avec l'Occident, lesquelles, d'une manière
générale, prenaient la forme de révolutions nationales
contre la colonisation occidentale ou l'hégémonie turque :
révolution de 1919 en Égypte, révolution kémaliste
en Turquie ou encore la révolution de Muhammad Ben 'Abd al-Karîm
al-Khatâbî au Maroc.
En Égypte même, à cette époque, la
constitution de 1923 consacrait une nouvelle étape, le passage à
une monarchie constitutionnelle fondée sur le pluralisme des partis et
la souveraineté de la loi. On allait donc pouvoir cueillir les fruits
d'une évolution commencée plus d'un siècle auparavant ;
une évolution qui tentait de soustraire l'Égypte au régime
traditionnel en vigueur dans les sociétés du sud de la
Méditerranée depuis les temps médiévaux, et qui la
poussait à adhérer à un nouveau système politique,
économique et social, celui que Muhammad 'Alî avait essayé
d'instaurer.
Par conséquent, deux processus se croisaient ou se
recoupaient : le premier était lié aux divers affrontements avec
l'Occident colonisateur et à une redistribution des cartes ou à
un redécoupage des entités politiques et des zones
d'hégémonie du monde musulman après la première
guerre mondiale ; le deuxième Ñ l'instauration, en Égypte,
d'un régime politique moderne fondé sur une
légitimité constitutionnelle Ñ répondait, dans une
large mesure, aux revendications de plus en plus pressantes du peuple
égyptien durant les deux premières décennies de ce
siècle. A travers ces événements, le monde musulman a
vécu ce que l'on a appelé la « fin de l'histoire islamique
», c'est-à-dire la fin du modèle politique et social qui a
prédominé pendant plusieurs siècles dans les
sociétés de la rive sud de la Méditerranée.
La question du califat et de la « discorde » qui
l'accompagnait resurgit ; l'évocation de la problématique de la
« Grande discorde » vint perturber les deux séries
d'événements : celle des affrontements avec le colonialisme et
celle de l'instauration, en Égypte, d'un état régi par la
foi.
I. L'ère libérale égyptienne
Pendant ce qu'appellent les historiens l'age libéral de
l'Egypte, on a intégré au système politique
égyptien un modèle constitutionnel occidental. Alors que les
élites économiques du pays maîtrisent la pratique
démocratique, les individus et groupes provenant de classes sociales
moins privilégiées s'engagent aussi dans le terrain politique. La
période se caractérise par un apprentissage de la
citoyenneté et se transforme en une école de la
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politisation, qui parcourt toutes les couches sociales, et qui
met en place une rude compétition entre les différents individus
qui forment le corps social51.
Les égyptiens ont alors faim de toujours plus
d'autonomie de l'emprise britannique, et de réelles réformes
économiques et politiques. La population examine et évalue les
différentes idéologies en place dans le monde pour un réel
développement socio-économique de l'Egypte et cela inclut des
courants comme le libéralisme occidental, la monarchie, le
fondamentalisme islamique, le marxisme, le féminisme et le nationalisme
séculier.
Néanmoins, les pouvoirs excessifs de la monarchie,
l'absence d'une classe bourgeoise nombreuse au pouvoir politique fort, ainsi
que la faiblesse d'une classe prolétaire incapable de défendre
l'expérience libérale sont tout autant de facteurs qui ont
empêché l'épanouissement d'une démocratie pluraliste
et donc durable.
L'ère libérale a été
marquée par un système politique de mode occidental avec une
constitution et un gouvernement parlementaire. La constitution
égyptienne a été inspirée de documents occidentaux
libéraux et façonnée par des experts égyptiens
partisans du roi en Egypte et des Anglais. Les rédacteurs de cette
constitution tentèrent d'encadrer et d'endiguer la puissance naissante
du parti du Wafd, et de réduire le mouvement populaire massif qui a
émergé durant la révolution nationaliste de 1919, et
créa une forme limité de gouvernement autogéré dans
le pays. Ceci donna lieu à un parlement composé de deux chambres,
un sénat et une assemblée de député, élus
par le suffrage universel masculin, exception faite de 2/5 du sénat qui
était nommé par le roi. Les propositions de lois n'étaient
mises en application et acceptées qu'après accord du roi. Si le
roi retournait la loi à l'Assemblée pour la faire amender, les
députés pouvaient en retour faire passer la loi avec une
majorité de 2/3 de l'assemblée. Le roi était alors
obligé de la faire passer. Le pouvoir législatif était
ainsi partagé par la couronne, et les deux chambres du Parlement.
Le roi Ahmad Fu'âd se méfiait de la constitution
et refusait le partage des pouvoirs. Cela était regrettable pour l'Etat
nouvellement démocratique puisque la constitution donnait des pouvoirs
excessifs au roi. Ce dernier avait le droit de renvoyer des ministres,
dissoudre le Parlement, nommer ou destituer des premiers ministres. Pendant
près de trente
51 Selma Botman, «The liberal age»,
in The cambridge history of Egypt, édité par M.W.
Daly.
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ans, le roi Fu'ad et son fils Farûq subvertiront le
processus constitutionnel et s'opposeront à la vague nationaliste. Par
conséquent, tandis que l'Egypte exhibait une constitution au style
occidental, sa mise en pratique était souvent entravée et
compromise par le palais et ses ministres alliés. Bien que pensée
comme un document semi-libéral, la constitution ne pouvait soutenir
durablement le contenu démocratico-libéral.
En dépit d'une multiplicité de partis
politiques, d'élections, de sessions parlementaires, de libertés
de presse, d'association et de regroupement, la constitution était
bafouée à répétition, ignorée,
altérée et même suspendue. La pratique démocratique
était mise à mal parce que ni le parti du Wafd, le principal
parti nationaliste, ni aucune autre organisation politique n'ont réussi
à exercer une pression sur la domination du roi.
Durant cette période, quatre groupes ont successivement
géré la vie politique dans le pays : Le palais, les anglais, le
Wafd, et les soi-disant partis de la minorité et plus
particulièrement le parti constitutionnel libéral, le parti
sa'diste, le parti du peuple (hizb `al shab), et le parti de
l'unité (hizb `al `ittihâd).
Contrairement au Wafd, qui pouvait régulièrement
reposer sur sa base populaire au moment de signature de pétitions, au
moment de marches et de manifestations, les autres forces politiques ne
mobilisaient pas assez de personnalités ni assez de foules. Ainsi, les
organisations qui pesaient en dehors du courant majeur politique étaient
les Frères musulmans, La jeunesse égyptienne, les groupes
communistes, les associations de femmes. Ces forces politiques ont elles aussi
contribué à la formation du paysage culturel égyptien.
Le parti du Wafd constituait le principal parti nationaliste
et dominait le paysage politique en Egypte. De nature tenace, au moins pendant
les vingt premières années de son existence, le Wafd
défendait par dessus tout le respect de la constitution, gage d'un
respect de la démocratie. Le Wafd se voyait ainsi que le
désignaient ses partisans comme la représentation de la
démocratie libérale en Egypte. Il représentait une force
nouvelle en Egypte, en opposition avec le leadership Turco-circassien, qui
avait dominé auparavant. Les wafdistes étaient des autochtones
égyptiens qui provenaient aussi bien de la classe moyenne rurale que des
élites professionnelles et commerciales. Le parti prétendait
pouvoir représenter du monde de toutes les classes sociales confondues
et de toutes les régions géographiques confondues. Le Wafd
attirait les musulmans mais aussi les coptes à leurs rangs, ce qui, dans
le temps, était un accomplissement remarquable.
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Avec une doctrine libérale bourgeoise, le Wafd
était partisan de la sécularisation, ce qui réglait la
question copte et les relations de la minorité copte avec l'Etat. Bien
que le parti n'ait eu le pouvoir que sept année entre 1922 et 1952, il
était imbattable qu'elle que soit la date à laquelle se tenaient
des élections libres.
Ce parti a été fondé en 1918, et
n'était au départ qu'une simple organisation nationale
représentative pour l'indépendance. Il cristallisa tous les
mécontentements contre l'envahisseur britannique et réunit des
partisans de plusieurs classes, partant du simple paysan au grand
propriétaire foncier, ou encore de l'employé urbain au commercial
ou à l'intellectuel. Le parti était dirigé par Saad
Zaghloul, et pouvait compter sur son soutien populaire, grâce à
son réseau de militants plus ou moins fortunés.
En Janvier 1924, 90% des sièges sont remportés
par le Wafd. Le roi demande à Saad Zaghloul de mener un gouvernement en
tant que Premier ministre. Une crise surgit au printemps et Zaghloul se fait
limoger par les intérêts anglais dans la région du Soudan.
Après des victoires électorales à
répétition, Zaghloul ne sera plus jamais autorisé à
être Premier ministre.
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