II- L'Islam et la Politique, deux problématiques
déjà distinguées et traitées de manière
séculière avant le XIXème siècle
On a pris depuis fort longtemps l'habitude de désigner
un certain nombre de traités politiques médiévaux par le
terme générique de « miroirs des princes ». Bien que
les ouvrages et les spécialistes abondent sur le sujet, il est rare de
retrouver une définition de ce terme générique ou
l'origine de la désignation par « miroir /speculum
»43. Néanmoins, l'existence d'un tel genre
littéraire est capitale car « les miroirs » marquent
l'autonomie de la science politique envers la sphère religieuse, avant
la modernité politique qu'on inaugure communément avec
Machiavel.
42 Abdou Filali-Ansary, « Ali Abderraziq et le
projet de remise en ordre de la conscience islamique »,
Égypte/Monde arabe, Première série,
L'Égypte en débats, mis en ligne le 08 juillet 2008.
43 Einar Mr Jónsson, « Les «
miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ? »,
Médiévales [En ligne], 51 | automne 2006
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L'existence d'une telle science, profane, viendrait contredire
ce qu'Ali Abderraziq reproche aux arabes. En effet, l'auteur montre que la
traduction de la République de Platon par les Arabes ne leur a
pas permis de retenir les principaux fondements du vivre ensemble en
communauté politique. En outre, l'auteur ajoute que selon lui, leur
principale erreur était de ne pas s'être mis assez en concurrence
avec d'autres nations, et n'avoir pas tiré de leçons de leur
expérience : « Rien dans la religion n'interdit aux musulmans
d'entrer en compétition avec les autres nations dans toutes les sciences
de la société et de la politique44 ». Ils n'ont
pu « édifier les règles de leur royauté et
l'ordonnance de leur gouvernement conformément à ce que les
esprits humains ont inventé récemment, et que les
expériences des nations ont démontré être ce qu'il y
a de plus solide en matière de bons principes de
gouvernement45 »
L'auteur invite à entrer en compétition avec les
autres nations, pour une progression plus pérenne : est-ce que cela se
vérifie dans l'histoire ? Les arabes n'ont-ils donc jamais
observé et évalué le développement d'autres
sphères politiques ? N'ont-ils jamais institué une science qui
aurait engagé leur Etat dans une démarche politique moderne,
opposée, ou du moins indépendante, à toute judicature
religieuse ?
A- Plus qu'un genre littéraire, l'inauguration d'une
science politique profane : d'un code de gouvernance
L'ouvrage Islam et politique à l'âge
classique de Makram Abbès se concentre sur la pensée du
pouvoir et du gouvernement dans la pensée politique de l'islam. Cette
étude montre que la sécularisation n'est pas un pur produit du
monde occidental et qu'il existait bien un espace de discussion purement
politique en islam, qu'il fait débuter au VIIIème
siècle, période d'installation de la dynastie abbasside au
pouvoir. L'ouvrage montre à travers trois traditions l'existence d'une
discipline politique positive, qui aurait permis la maturation d'une
pensée politique séculière dès le
Moyen-Âge.
Les traditions des « âdâb sultâniya
» (règles de la conduite du pouvoir politique) ou des «
âdâb `al mulûk » (règles de la conduite des rois)
sont le produit de la stabilisation de l'empire arabe à partir de la fin
du califat omeyyade. Ces ouvrages s'inspirent des savoirs
44 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, op cit. p 156
45 Idem p 156
60
hérités de l'Antiquité grecque qu'ils
remobilisent et exploitent dans la culture arabo-musulmane.
Dès lors, il apparaît que l'accusation que porte
Ali Abderraziq à l'encontre des arabes dans les premiers et derniers
chapitres de son essai sont fausses. Dans le chapitre « Le califat d'un
point de vue social », l'auteur déclare :
"L'histoire de l'activité scientifique chez les
musulmans montre à l'évidence que, par comparaison aux autres
sciences, les sciences politiques étaient nettement
négligées. Leur place était, parmi les autres disciplines,
la plus modeste. Nous ne trouvons aucun auteur ou traducteur qui se soit
consacré à ses sujets. De même nous ne trouvons dans la
production des musulmans aucune recherche consacrée aux systèmes
de gouvernement ou aux fondements du politique"46.
Il est possible que l'auteur n'ait pas eu connaissance d'une
certaine littérature consacrée aux règles de conduite des
rois ou encore à la guerre, mais il paraît surprenant qu'Ali
Abderraziq élude l'apport en matière d'analyse politique et
historique qu'a apporté Ibn Khaldûn à la pensée
politique en Islam, bien qu'il le cite à plusieurs reprises.
De même, lorsque Ali Abderraziq accuse les Arabes de
n'avoir pas été assez attentifs à l'expérience des
autres nations, l'approche historique des « miroirs des princes »,
équivalent occidental des « âdâb sultâniya »
viendrait démentir cette allégation. En effet, les miroirs se
basent sur des exemples historiques, sur des chroniques, des récits de
guerres, pour en tirer les enseignements fondamentaux dans le domaine du
gouvernement des affaires de l'empire : "Une particularité du genre est
donc la convocation de la culture historique pour aborder aussi bien des sujets
comme l'art de gouverner, que ceux qui portent sur les vertus des Grands ou
l'administration du royaume. Les exploits militaires d'Alexandre, et les
modèles de bonne direction du royaume puisés notamment chez les
rois perses, comme Chosroes Anûshirwân (531-579), sont constamment
convoqués dans ces ouvrages."47
En effet, comment enseigner à un jeune prince ou
à un roi dans quels cas déclarer la guerre si au préalable
les règles énoncées ne sont pas étayés par
des faits historiques avérés ? Dans le Livre de la
couronne, le chapitre « Devoirs des rois » se divise en deux
46 Idem. p 72.
47 Makram Abbès, Islam et Politique
à l'âge classique, collection Philosophies, édition
PUF, 2009.
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parties : d'abord l'auteur énonce la règle de
conduite, concise et normative : « Une règle de conduite des Rois
est d'utiliser la ruse dans leurs guerres ». Ensuite vient le passage de
l'exemple historique qui, dans ce chapitre, citait la tradition de la ruse chez
les rois persans.
Quant à la dénonciation que fait Ali Abderraziq
du califat, nous avons déjà montré en première
partie que le califat était décrié au
XIXème siècle pour être tyrannique et justifier
les pires dominations par l'argument religieux. Mais l'ouvrage Islam et
Politique à l'âge classique nous apprend que , dès le
VIIIème siècle, plusieurs auteurs, dont
Al-Ta`âlibî qui est l'auteur des Règles de la conduite
des Rois, critiquent l'attribution de caractères divins et
sacrés aux califes. Les miroirs ne semblent pas se consacrer à la
justification théologique de la nécessité du pouvoir, mais
plutôt à une explication positiviste de cette
nécessité. « Convoquée dans tous les textes, cette
référence constante à la nature humaine témoigne,
par ailleurs de la positivité de cette tradition et de l'existence, en
Islam d'une pensée politique qui s'est nourrie de l'étude et des
principes de son fonctionnement. »48 Ils s'intéressent
donc bien aux fondements du pouvoir en les justifiant par des arguments
naturalistes, et par une démarche positiviste.
Il est étonnant que notre essai, pourtant publié
par un spécialiste des questions juridiques et théologiques,
élude toute la tradition historique de cette pensée politique en
islam. Nous émettrons quelques hypothèses concernant l'absence de
ces données dans l'essai. Tout d'abord, à part leur
démarche positiviste et profane, il n'y a rien qui laisserait croire
qu'Ali Abderraziq se sente appartenir à cette tradition-là. En
effet, il n'est en aucun cas question dans son essai de ruse ou de prudence en
temps de guerre. Son objectif principal est de refonder la conscience
islamique, de joindre la lutte des intellectuels à la lutte politique et
non de conseiller un prince sur la meilleure façon de gouverner. De
plus, l'initiative de Ali Abderraziq dans cet essai pourrait être
qualifiée d'action engagée et militante pour un certain
idéal politique qu'il portait. Il s'adresse à un auditoire large,
lettré, arabe, et conscient de réaliser une chance d'initiative
historique. Les auteurs des miroirs, eux, s'adressent aux gouvernants et aux
dépositaires du pouvoir.
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