2. La méthode moderne de l'auteur dans cet essai
Ainsi que nous l'avons évoqué en première
partie de ce mémoire, Ali Abderraziq poursuit une méthode
très particulière dans cet essai. Son argumentation est
géométrique et minutieuse ; aussi répond-elle à un
idéal rationnel de recherche. Eclairer les consciences des
égyptiens commence par la forme choisie.
Le plan est très clair : l'essai se divise en trois
grands chapitres dans lesquels trois points sont à chaque fois
développés. L'essai commence par un grand chapitre qui expose les
concepts et termes fondamentaux : le califat à l'origine, sa
définition, sa légitimité et son pouvoir au niveau social.
Il s'agit là de planter les premières fondations de sa
démonstration, pour mieux déconstruire les thèses
auxquelles il s'oppose. Son argumentation suit une évolution plus
précise au fur et à mesure qu'on avance dans les chapitres : les
titres tendent à êtres plus problématiques et commencent
à forer en mers plus profondes en vue du problème essentiel : le
califat peut certes être de droit religieux au point de vue des
règles qu'il fait appliquer, mais il n'est en aucun cas un gouvernement
spirituel ou religieux puisqu'il s'agit précisément d'un
gouvernement et donc d'une structure politique temporelle.
Si le premier chapitre intitulé « Le califat et
l'islam » est un exposé des différentes définitions
du terme de califat et du statut de calife, le deuxième « Islam et
gouvernement » et le troisième « Califat et gouvernement
à travers l'histoire » ramènent la question du califat
à des bases plus prosaïques et temporelles. L'auteur montre ainsi
que le coeur du problème est politique. Si le prophète
bénéficiait d'un statut particulier au sein de la
communauté, il n'y a pas de raison à ce que cela se
perpétue, surtout si les raisons d'un tel pouvoir n'existent plus.
L'islam a certes consacré le prophète en chef d'Etat et en
prédicateur du message divin, mais il ne légitimerait pas le
système de gouvernement du califat, qui se dirait héritier du
pouvoir du prophète. Ce niveau de démonstration ainsi franchi,
l'auteur
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s'attaque plus précisément à la question
du gouvernement du califat, qu'il juge usurpateur et tyrannique.
Ces deux derniers chapitres sont énoncés en
groupes nominaux binaires, ce qui accentue la dichotomie entre les
différents termes du sujet et les rendent ainsi plus
problématisés. Dans ces intitulés de chapitres, ce n'est
pas tant les principaux concepts qui posent problème, sinon cela
n'aurait abouti qu'à un vaste catalogue de définitions sur ces
concepts. En effet, là n'est pas le coeur du problème, car c'est
bien l'articulation et la coordination, par la conjonction « et », de
ces termes dans les titres qui paraissent intéressantes, et demeurent
pour le moins obscures. Certes il y a un lien et une corrélation entre
« gouvernement » et « islam », mais cela ne dit pas «
gouvernement sans islam » ou encore « gouvernement dans l'islam
» : dans le contenu, ces questions sont abordées, mais Abderraziq
tente justement de rassembler toutes les thèses pour mieux les
évaluer. La raison se fait juge des théories, non pas en les
éliminant de prime abord, mais après constatation et
soulèvement des problèmes qu'elles posent.
A travers sa forme, l'essai laisse le sentiment d'une
structure architecturale construite avec minutie et un sens
géométrique avérés : trois grandes parties, dans
lesquelles sont développées trois sous-parties. En outre, le
contenu des trois chapitres est très équilibré : nous
retrouvons en effet le même nombre de pages d'un chapitre à
l'autre (20 pages), bien que la troisième partie soit un peu plus
courte, car il s'agit là du postulat des propres thèses d'Ali
Abderraziq.
a. La recherche d'Abderraziq:
une volonté de reconstruire les principes
fondamentaux sur des bases plus fermes
La méthode poursuivie par Abderraziq dans le traitement
de ce thème n'est pas totalement le produit de circonstances
précises : nous ne retrouvons pas de dates ou de faits historiques
contemporains à son époque. Quoiqu'on en dise, il ne s'est pas
enfermé dans une conjoncture donnée. Le problème se situe
selon lui au niveau de la Raison universelle. L'argumentation se fonde sur des
principes fondamentaux, tout en essayant d'en montrer les conséquences
et effets qui en découlent sur le plan religieux, politique et
intellectuel.
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Son étude emprunte de la rigueur à la science et
n'admet aucun des postulats que, des siècles durant, les fuqahâ'
et leurs théoriciens avaient considéré comme faisant
partie de la conception islamique du pouvoir. Cependant, il remonte aux
principes islamiques, aux proto-islams et pose très clairement les
questions, comme en témoigne la suivante : « Le Prophète
était-il un roi ? » La dimension didactique de Ali Abderraziq
apparaît à travers ces questions, l'objectif est de proposer
l'argumentation la plus ficelée et la plus claire possible. En effet,
concernant le contenu des chapitres, l'auteur s'efforce d'être le plus
clair et le plus exhaustif possible. De plus, le lecteur peut très
facilement se repérer dans son essai. Non seulement la structure est
régie par une symétrie minutieuse, mais il précise en
dessous de chaque sous-chapitre les différents paragraphes qui y sont
développés
Il soumet ensuite les réponses, explicites ou
implicites, à un raisonnement total : les thèses traditionnelles
sont-elles logiquement admissibles ? Il se place dans une dynamique de refus de
la coutume, de l'autorité des arguments. Tout est ré
évaluable, et soumis à un examen précis sous plusieurs
perspectives. Sa manière toute cartésienne de traiter cette
question rappelle celle de Descartes sur la question de la méthode. Il
recherche la clarté la plus totale et refuse d'admettre tout
préjugé qui n'aurait pas d'abord été soumis
à un examen rationnel. Il n'admet que ce qui est rationnel et logique et
s'efforce d'écarter tous les doutes. Les questions directes sont une
forme assez privilégiée par Ali Abderraziq qui les déploie
à différentes occasions. Certaines, implicites ouvertes,
annoncent des définitions à venir : « qu'est ce que le
califat ? ». D'autres, moins implicites sont nécessaires pour
marquer l'aspect révolutionnaire de la réflexion : « Le
prophète était-il un roi ? » Enfin, le troisième type
de questions posées dans cet essai sont fermées et apparaissent
surtout en troisième partie de l'essai qui est, on le rappelle, la
partie la plus personnelle de l'ouvrage. En effet, ces interrogations
révèlent une pensée vive et dynamique lorsque l'auteur
émet ses propres réflexions sur les insuffisances de telle ou
telle thèse. Ainsi, dans le sous-chapitre « califat et gouvernement
à travers l'histoire »39, le septième paragraphe
présente quatre questions à la suite toutes commençant par
« comment le prophète aurait-il puÉ ? », ce qui donne
un certain rythme à son énoncé. Cette accumulation a pour
objectif de mettre en lumière les incohérences des thèses
traditionalistes pro-califat. Si le prophète, sensé transmettre
le message divin dans sa totalité, n'a « jamais fait allusion
à quelque chose qu'on pourrait appeler un Etat islamique ou un Etat
arabe », c'est qu'il n'était pas question d'une telle structure
politique. Se dresser ainsi contre la prétendue incohérence du
prophète dans un élan quelque peu surfait par les
accumulations
39 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, op cit. p 140
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montre plus tacitement que les thèses traditionalistes,
qui placent le califat comme une stricte continuité de l'Etat de
Mohammed, sont contradictoires. C'est par ces différents
procédés que l'auteur joue de manière subtile avec les
arguments de la tradition, les déconstruit et prône à leur
place une nouvelle orientation politique.
b. La dissolution de la conscience
islamique établie
L'essai d'Ali Abderraziq présente de nombreuses
similitudes avec un ouvrage commandé par la grande assemblée
d'Ankara en 1924 et intitulé : Al khilafa wa-sultat al umma. Il
a été traduit en arabe par Abdelghani Sunni et publié au
Caire la même année. Ali Abderraziq s'y réfère de
manière explicite, et cet ouvrage qu'Abdou Filali Ansary renomme
Manifeste d'Ankara40 vise clairement à justifier
d'un point de vue religieux la décision d'ôter au calife tous ses
pouvoirs temporels et de le maintenir comme une autorité spirituelle
suprême de tout l'islam. Le califat apparaît dès lors comme
un pouvoir contractuel par lequel la communauté délègue
à une personne la dignité et les pouvoirs d'un successeur du
prophète. À cet égard, la communauté reste le
véritable dépositaire du pouvoir.
L'auteur se rapproche tellement des thèses du «
Manifeste d'Ankara » qu'on est en droit de se demander par moments dans
quelle mesure il reprend l'argumentaire qui y est présent. Il semble par
ailleurs, selon Abdou Filaly Ansary pousser l'argumentation du manifeste «
à ses extrêmes conséquences, à la développer
et la compléter pour mieux asseoir les thèses qu'elle
défend »41.
Il essaie d'aborder directement les bases implicites sur
lesquelles sont fondés ces concepts pour en prouver le caractère
arbitraire et pour pouvoir les écarter une fois établie leur
nature factice. C'est un procédé qui se caractérise par la
dissolution d'une fausse problématique plutôt que de l'affronter
ou de s'enfermer dans son cadre.
À ce propos, le philosophe Abdul Filaly Ansary
déclare : "La conscience islamique a été largement
influencée Ñ voire essentiellement formée Ñ par les
événements historiques qui se sont déroulés pendant
les décennies ayant suivi la mort du Prophète. Ou plutôt,
les représentations relatives à ces événements, et
qui sont restées ancrées dans les esprits, sont
étroitement liées aux croyances religieuses fondamentales. La
lutte pour le pouvoir qui opposa 'Ali et ses fils à Mu'âwiya et
son clan a profondément marqué l'imaginaire
40 Idem, préface p 17.
41 Idem p 20
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des musulmans Ñ chiites et sunnites confondus Ñ,
débouchant sur une vive opposition non seulement entre ces deux groupes,
mais également entre la réalité vécue et un
idéal irréalisable"42.
L'histoire de ce premier groupe, à qui on a
octroyé une place démesurée dans la conscience religieuse,
détermine les cadres des préceptes religieux qui se confortent
dans des représentations de cette période.
Aussi Abderraziq s'exhorte-t-il à distinguer ce qui
avait été jusqu'alors confondu la confusion entre
représentations et phénomènes historiques; le fait que
Muhammad soit désigné dans le Coran comme le dernier des
prophètes et qu'à sa mort la religion est définitivement
adaptée et par ailleurs l'histoire qui, quant à elle, est une
évolution temporelle, qui n'a rien de sacré. L'auteur mobilise
d'ailleurs deux catégories de discours, le premier moral et le second a
plus trait à une représentation plus pratique. En effet, l'auteur
ne nie pas que l'islam puisse offrir des orientations et des préceptes
essentiels à l'élaboration et la construction des bases
politiques unificatrices, néanmoins, il n' y a rien dans les textes
sacrés qui puisse être considéré de l'ordre de
principes généraux et de normes fondatrices, qui ressembleraient
à un modèle de constitution.
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