C. La traduction de la charte de 1814 par Tahtawi
Afin de mieux expliquer ce concept de liberté et
d'égalité, héritages de la révolution
française, Tahtawi traduit les principaux articles de la charte de 1814,
mélange de monarchie constitutionnelle et de conservatisme
légitimiste de l'Ancien régime.
Le préambule de cette charte aurait pu être
aisément transposé sur la lutte de pouvoirs entre
constitutionnels et monarchistes pendant les années 1920 en Egypte, dans
laquelle Ali Abderraziq fut acteur. En effet, la charte de 1814 renie certes
l'épisode révolutionnaire, mais elle constitue un compromis
libéral à plusieurs égards. Les thématiques des
Lumières restent présentes bien que diminuées. La
volonté populaire est reconnue dans « le voeu de nos sujets pour
une charte Constitutionnelle », ainsi que le principe
d'égalité des hommes (« tous les Français vivent en
frères »). La séparation des pouvoirs (qui ne sera pas
effective) et la représentativité sont évoquées
avec l'annonce d'un système bicaméral supportant le roi dans sa
tâche (il s'agit donc d'une monarchie constitutionnelle). De plus, le
Préambule fait l'éloge des progrès toujours croissants des
lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduit
dans la société, la direction imprimée aux esprits depuis
un demi-siècle .
La reconnaissance de l'esprit des Lumières
accompagnée de la reprise de certaines thématiques est une
manière d'affirmer de plus grandes libertés politiques. Selon
Tahtawi, le but est de lever le voile sur le fonctionnement politique
français de l'époque, d'en expliquer le système, qu'il
trouve par ailleurs « merveilleux », aux égyptiens. On
retrouve plusieurs évocations du terme « `ibra », au sens
d'exemple, ce qui prouve son admiration pour la plupart des droits fondamentaux
énoncés dans la charte et sa volonté de persuader ses
lecteurs égyptiens de la nécessité d'en adopter les
principes. Il déclare dans L'Or de Paris p 148 : « Cette charte a
subi plusieurs changements et amendements depuis la dernière crise
datant de 1831. Elle a été révisée pour satisfaire
une aspiration plus grande de la part du peuple français pour la
liberté et l'égalité.{...} Le premier article qui pose que
les Français sont égaux devant la Loi, constitue ce qui a de plus
digne et noble en France {É} Ce premier article gouverne la justice,
rend justice aux opprimés, et apaise l'esprit du pauvre homme qui
devient l'égal des plus riches devant la Loi.{É} La
liberté est, dans leur acception, ce que nous appelons « `adl
» et « `insâf », et ceci car le gouvernement par la
liberté qui met en place
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l'égalité devant la Loi et le Droit. Le
gouverneur est non seulement l'égal du gouverné, mais les lois
sont les seules à être supérieures à tous... ».
Il ajoute par la suite que la liberté d'expression, de savoir, et de
conscience, étaient limitées par la liberté d'autrui, les
sphères de liberté ne doivent pas se gêner les unes les
autres. Il était capital pour l'auteur de définir la
liberté dans ses champs politique et social car la signification de ce
terme était obscure et méconnue en Egypte. Mais l'auteur, issu de
cette même société, n'a rien trouvé de mieux que de
rapprocher les concepts d'égalité devant la Loi et de
liberté comme s'il s'agissait de synonymes, alors que les deux, bien que
corrélés, ne sont pas toujours réalisés en
même temps : il existe des sociétés libérales sans
égalité, et des sociétés égalitaires sans
liberté.
Tahtawi était le premier à faire
découvrir les droits de l'homme aux Egyptiens, et le premier à
leur faire connaître les plus grandes doctrines politiques qui se
trouvaient en Europe. Il fit une description élogieuse du
libéralisme politique et en expliqua les différents aspects. De
plus, il défendit l'idée d'égalité entre citoyens
devant les droits et les devoirs, l'égalité des chances et le
reste des libertés fondamentales.
Quant à la « zamanyia » et au principe de
« laïcité », Tahtawi note que la constitution
française se fonde sur des bases profanes et séculières,
non sur un contenu théologique : « Le livre qui contient la Loi
française s'appelle « charte » qui signifie en latin «
feuille ». {É} La majorité de son contenu ne provient ni du
Livre sacré, ni des évangiles. Et on ne sait comment leurs
esprits sont arrivés au postulat que l'égalité devant le
Droit était la cause de la stabilité de l'Etat. »
L'étonnement de Tahtawi qu'on pourrait qualifier de philosophique
révèle la surprise de découvrir un autre système de
gouvernement, autre que théocratique. Il montre par ailleurs qu'il est
possible de régir un Etat par la loi de l'intérêt
général et avec un droit égalitaire et équitable,
sans que ce système ne repose sur des bases théocratiques. Ce
système est au contraire le pur fruit de la Raison et de la philosophie
politique séculière.
Dans son ouvrage Manâhij `al `albâb `al
misriya, Tahtawi prône une éducation politique populaire, et
une transmission à l'ensemble de la population des principes les plus
fondamentaux en matière de science politique. Cet apprentissage
s'inscrit dans le sillage de l'intérêt général et
collectif.
Il paraît évident, après l'exposition des
thèses de Ali Abderraziq et celles de Tahtawi, que ces deux penseurs,
tous deux issus d'une éducation religieuse conservatrice
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égyptienne, ont les mêmes objectifs, à un
siècle d'écart. Ils appartiennent ensemble à une
modernité qui a pour objectif de remodeler la conscience islamique,
d'encourager l'enseignement d'une science politique et de sciences profanes
à travers une éducation populaire, afin que tous deviennent
citoyens et prennent part, directement ou indirectement à une
communauté politique souveraine.
Tandis qu'Abderraziq axe sa réflexion sur la question
du califat, gouvernement temporel et tyrannique qui n'aurait aucune base
légitime dans les textes, Tahtawi, quant à lui, s'interroge sur
les principales découvertes qu'il a faites en France : à savoir,
la découverte de l'idéal révolutionnaire de 1789, dissous
dans la charte de 1814. Il ne fait aucun doute que les deux textes sont aussi
adressés aux mêmes destinataires, c'est-à-dire les
Égyptiens de leur époque : Tahtawi poursuit une méthode
très pédagogique, qui tente de clarifier les concepts les moins
connus empiriquement par les égyptiens, et Abderraziq développe
une démonstration avec des références partagées
parmi les égyptiens lettrés pour défendre l'idée
d'un gouvernement « laïc » et qui consacrerait la
souveraineté populaire. En outre, leurs ouvrages ont, tous deux,
influencé l'opinion publique : le premier car ses descriptions, son
récit et sa réflexion étaient inédits, et le second
car Abderraziq fait publier son essai au plus fort d'une bataille politique
entre le Wafd et la monarchie. Ils peuvent tous deux être lus à
travers une lunette conjoncturiste, et être ramenés à un
contexte précis : l'envoi de Tahtawi en tant qu'imam en France
après la campagne napoléonienne en Egypte, l'abolition du califat
en Turquie, la question de la première constitution en Egypte et
l'engagement politique de Ali Abderraziq ainsi que de toute sa famille
auprès des libéraux sécularistes. Mais il n'est pas
possible ni juste de les envisager sous cette perspective à elle seule,
car à travers l'exposé des idées de Montesquieu par
Tahtawi ou encore les rapports que devraient entretenir l'islam et les
questions politiques, ces deux auteurs énoncent des principes
fondamentaux et donc abstraits et universels.
L'égalité devant la loi, la Liberté, les
liens de pouvoir entre Droit public et religion, ne sont-ils pas des
problématiques toujours d'actualité, éminemment modernes,
et universelles car touchant au bon fonctionnement de la cité et
à une gouvernance juste ?
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