DEUXIÈME PARTIE
Peut-on réellement qualifier la thèse
d'Ali Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans
précédent ?
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Notre objectif dans cette deuxième partie est de
montrer qu'Ali Abderraziq appartient à une dynamique, et que sa
thèse et sa méthode modernistes sont tant des produits de son
époque contemporaine que la postérité d'une «
renaissance » arabe au courant du XIXème siècle.
Après avoir identifié les traits caractéristiques de la
modernité, nous tenterons de montrer en quoi il est possible de les
retrouver à partir du XIXème siècle dans l'empire ottoman.
Au demeurant, cette modernité sera surtout enclenchée par une
rencontre brutale avec l'Occident, et la constatation d'un grand retard entre
l'empire ottoman et les empires européens britannique et
français. Il serait intéressant d'analyser dans une seconde sous
partie les traces et les phénomènes de modernité
présents avant le XIXème siècle, pendant le moyen
âge dans le monde arabo-musulman. Aussi, si la sécularisation est
comprise comme un trait de l'Etat moderne, pourrons-nous démontrer que
l'islam et la politique étaient des concepts séparés
depuis l'âge classique, et bien avant la Nahda. Ceci, bien entendu, va
à contre courant d'une des idées d'Ali Abderraziq selon laquelle
il n'y eut jamais eu aucune tentative de développer la science politique
de la part des arabes, basée sur les progrès de la philosophie ou
encore de l'apport des grecs en philosophie politique.
I- Le caractère éminemment moderniste de
L'islam et les fondements du pouvoir
1. Qu'est ce que la modernité ?
La modernité n'est ni un concept sociologique, ni un
concept historique, ni même politique. Elle est un mode de civilisation
caractéristique, s'opposant à la tradition.
La modernité se spécifie dans tous les domaines
: État moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs
et idées modernes - comme une sorte de catégorie
générale et d'impératif culturel. Née de certains
bouleversements profonds de l'organisation économique et sociale, elle
s'accomplit au niveau des moeurs, du mode de vie et de la quotidienneté.
Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace,
elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs.
Ainsi on retrouve une constance dans ses traits, bien qu'on ne puisse pas
proprement parler de lois de la modernité.
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Néanmoins, il est possible de retrouver des traits
communs et une idéologie liée au concept de modernité.
On pourrait évidemment dresser une genèse et une
évolution historiques de la modernité dans ce qui est
supposé être sa terre natale et d'accueil : l'Europe occidentale.
Mais nous nous concentrerons sur un amalgame souvent commis dans les
thèses essentialistes. Les concepts de la modernité sont autant
de dénominateurs communs que l'on a pu distinguer à travers des
exemples historiques de civilisations données, reconnues comme modernes,
bien que ce qualificatif soit plus ancien que le terme même de
modernité apparu à la fin du XIXème siècle.
a. La modernité inaugurée par Tahtawi
Durant les années 1820, Tahtawi séjourna
à Paris dans le cadre d'une mission d'étude
dépêchée par Mohammed Ali Pacha. A son retour, il publie un
livre qui lui assura succès et postérité : L'or de
Paris35. Cet ouvrage est un texte à l'esthétique limpide,
dépourvu des fioritures verbeuses qui caractérisent le style dit
« décadent ». Dans son livre, Tahtawi fait la synthèse
de ce qui est le meilleur des produits de la modernité en France,
notamment la citoyenneté et la démocratie représentative ;
cette thèse aura un immense impact sur les intelligentsias arabes.
Tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs,
Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les
étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la
modernité européenne. C'est la première description de
l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de
l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire,
hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam. Heureusement
impressionné par l'idéal révolutionnaire
d'égalité et de liberté (il traduit entièrement la
Charte constitutionnelle de 1814), il est aussi le premier penseur arabe
à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de «
communauté musulmane » (oumma).
Bien qu'il n'eût été à Paris qu'en
qualité d'imam, Tahtawi n'a pas manqué, dans son analyse, de
s'intéresser de près à la langue française en en
livrant des traductions et des recherches linguistiques de transposition. Il
étudia aussi des ouvrages d'histoire antiques ainsi, que les philosophes
grecs anciens. Mais le plus capital reste son intérêt pour le
siècle
35 Tahtawi, Rifâ'a al-, L'Or de Paris,
Sindbad, Paris, 1988
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des lumières français et sa lecture du
Contrat social de Rousseau. Ce n'est pas pour autant que certaines
idées maîtresses du siècle des Lumières
étaient totalement étrangères à qui a
été éduqué en Egypte ; l'accomplissement de l'homme
en tant qu'individu au sein d'une société, ou qu'une
société juste repose sur un idéal d'égalité
étaient autant de principes familiers à la pensée
égyptienne de l'époque. Cependant, d'autres idées
constituaient une innovation certaine. En effet, Tahtawi montre à
travers ses ouvrages que le peuple peut, sinon doit, participer au processus de
prise de décision, au gouvernement. Il paraît alors
essentiel à notre auteur d'éduquer le peuple au
gouvernement. Si les traditions étaient appelées
à changer, les lettrés et autres hommes éduqués
seraient à l'origine de cette transformation.
Il emprunte certes certaines idées des philosophes des
Lumières comme Montesquieu ; mais il sait les adapter aux
Égyptiens pour qu'ils en tirent leurs propres leçons. En effet,
lorsqu'il s'inspire de la nécessité des limites
géographiques pour fonder la communauté politique et l'esprit de
communauté, il en conclue que c'est l'esprit de communauté qui
est à l'origine de la survie ou de la destruction de
l'Etat36. Sa traduction de Montesquieu relève selon Albert
Hourani37 d'un choix personnel, car sa réflexion sur la
pensée politique est jalonnée par des interrogations comme les
raisons de la durée de certaines civilisations ou de certains Etats. Il
adopte d'ailleurs la même réflexion que Montesquieu : « La
vertu politique dans la République est l'amour de la patrie »,
c'est d'ailleurs ainsi que Montesquieu justifie l'exception romaine : l'amour
des romains pour leur patrie relevait d'une idolâtrie cultuelle.
À partir de 1870, il publia plusieurs ouvrages plus
généraux, dont un sur la société égyptienne
qui attire notre attention. Il marque la transformation de la pensée de
l'auteur d'une marque libérale à un radicalisme plus
conservateur. Ce livre s'intitule Manâhij al `Albâb al-misryia
fî manâhij al `âdâb al-`asryia ; il y livre ses
thèses sur le chemin dans lequel devrait s'engager l'Egypte.
L'exposé qu'il y fait ne constitue pas une innovation aux thèses
conservatrices, mais va à contre-courant des idées de L'Or de
Paris. En effet, il justifie ses thèses par les dires du
prophète et ceux de ses compagnons, il considère le pouvoir
politique d'un regard traditionnel, en refusant d'adopter un point de vue
libéral, malgré sa présence pendant les « trois
glorieuses » qui ont vu Charles X, roi ultra, être renversé
en 1830. Selon lui, le souverain a un pouvoir exécutif absolu, si
celui-ci est en concordance avec
36 Montesquieu, L'esprit des lois, livre V,
chapitre 2.
37 Albert Hourani, Al fikr Al `arabî
fî `asr an Nahda, chapitre 4, p 94. Editions Bayt an Nahâr li
an-Nachr, 1988.
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la chari'a, qui permet son contrôle et sa limitation.
Par contre, l'idée d'une souveraineté populaire ne
disparaît pas de son esprit, vu la longue description qu'il fit des
évènements de Paris en 1830, sauf qu'elle ne concordait pas,
à son avis, avec la situation de l'Egypte. Certes, l'homme au pouvoir
était un autocrate musulman, mais ce n'était pas tant le statut
du souverain qu'il fallait changer que la façon d'exercer le pouvoir qui
n'était pas juste. La chari'a est le Droit du souverain et sa charte,
elle conditionne l'exercice de son pouvoir et il doit obéissance
à ses principes. Ce qui est plus gênant dans sa
démonstration, et que nous trouvons surprenant, c'est qu'en voulant
justifier la supériorité de la chari'a par rapport au souverain,
il en appelle à la séparation des trois pouvoirs par Montesquieu.
En utilisant ce concept, Tahtawi le dépouille de son essence historique
à savoir la nécessité pour Montesquieu d'en finir avec une
monarchie absolue, alors que Tahtawi lui-même prône une autocratie
absolue éclairée.
Par ailleurs, dans ce même ouvrage, il reprend les
différentes catégories reconnues traditionnellement dans la
société : le souverain, les spécialistes de Droit et de
Religion, l'armée, et les agents économiques. Il
s'intéresse d'ailleurs à l'importance de la deuxième
catégorie : le souverain se doit de s'entourer de spécialistes de
ces disciplines, et de les consulter au moment de la prise de décision.
Quant aux savants, leur savoir n'est vrai ni de tout temps ni en tout lieu,
aussi devront-ils se tenir au courants des avancées, des inventions, et
des nouvelles avancées. Il rejoint Abderraziq dans l'idée qu'Al
Azhar doit s'adapter au savoir de son temps, et ne peut continuer à
refuser les nouvelles disciplines sous prétexte qu'elles ne sont pas
religieuses, car elles peuvent faire montre d'une avancée certaine pour
l'ensemble de la société.
Mais son point de vue traditionaliste sur cette question ne
nous renseigne pas sur les concepts mobilisés et théorisés
par ce dernier, et qui pourraient nous permettre de définir les traits
de la modernité arabe. En effet, nous tentons de montrer dans quelle
mesure Abderraziq s'inscrit dans cette postérité de la Nahda.
Aussi examinerons-nous les principaux concepts parus dans l'Or de Paris
et ceux mis en valeur par sa traduction de la charte de 1814, qui marquait
le retour de la monarchie en France, après les épisodes
révolutionnaire et impérial.
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