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L'Islam et les fondements du pouvoir dans l'Egypte des années 1920

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par Sophia El Horri
Ecole normale supérieure de Lyon - Master 1 d'histoire des idées 2011
  

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DEUXIÈME PARTIE

Peut-on réellement qualifier la thèse d'Ali Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans précédent ?

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Notre objectif dans cette deuxième partie est de montrer qu'Ali Abderraziq appartient à une dynamique, et que sa thèse et sa méthode modernistes sont tant des produits de son époque contemporaine que la postérité d'une « renaissance » arabe au courant du XIXème siècle. Après avoir identifié les traits caractéristiques de la modernité, nous tenterons de montrer en quoi il est possible de les retrouver à partir du XIXème siècle dans l'empire ottoman. Au demeurant, cette modernité sera surtout enclenchée par une rencontre brutale avec l'Occident, et la constatation d'un grand retard entre l'empire ottoman et les empires européens britannique et français. Il serait intéressant d'analyser dans une seconde sous partie les traces et les phénomènes de modernité présents avant le XIXème siècle, pendant le moyen âge dans le monde arabo-musulman. Aussi, si la sécularisation est comprise comme un trait de l'Etat moderne, pourrons-nous démontrer que l'islam et la politique étaient des concepts séparés depuis l'âge classique, et bien avant la Nahda. Ceci, bien entendu, va à contre courant d'une des idées d'Ali Abderraziq selon laquelle il n'y eut jamais eu aucune tentative de développer la science politique de la part des arabes, basée sur les progrès de la philosophie ou encore de l'apport des grecs en philosophie politique.

I- Le caractère éminemment moderniste de L'islam et les fondements du pouvoir

1. Qu'est ce que la modernité ?

La modernité n'est ni un concept sociologique, ni un concept historique, ni même politique. Elle est un mode de civilisation caractéristique, s'opposant à la tradition.

La modernité se spécifie dans tous les domaines : État moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs et idées modernes - comme une sorte de catégorie générale et d'impératif culturel. Née de certains bouleversements profonds de l'organisation économique et sociale, elle s'accomplit au niveau des moeurs, du mode de vie et de la quotidienneté. Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace, elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs. Ainsi on retrouve une constance dans ses traits, bien qu'on ne puisse pas proprement parler de lois de la modernité.

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Néanmoins, il est possible de retrouver des traits communs et une idéologie liée au concept de modernité.

On pourrait évidemment dresser une genèse et une évolution historiques de la modernité dans ce qui est supposé être sa terre natale et d'accueil : l'Europe occidentale. Mais nous nous concentrerons sur un amalgame souvent commis dans les thèses essentialistes. Les concepts de la modernité sont autant de dénominateurs communs que l'on a pu distinguer à travers des exemples historiques de civilisations données, reconnues comme modernes, bien que ce qualificatif soit plus ancien que le terme même de modernité apparu à la fin du XIXème siècle.

a. La modernité inaugurée par Tahtawi

Durant les années 1820, Tahtawi séjourna à Paris dans le cadre d'une mission d'étude dépêchée par Mohammed Ali Pacha. A son retour, il publie un livre qui lui assura succès et postérité : L'or de Paris35. Cet ouvrage est un texte à l'esthétique limpide, dépourvu des fioritures verbeuses qui caractérisent le style dit « décadent ». Dans son livre, Tahtawi fait la synthèse de ce qui est le meilleur des produits de la modernité en France, notamment la citoyenneté et la démocratie représentative ; cette thèse aura un immense impact sur les intelligentsias arabes. Tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs, Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la modernité européenne. C'est la première description de l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire, hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam. Heureusement impressionné par l'idéal révolutionnaire d'égalité et de liberté (il traduit entièrement la Charte constitutionnelle de 1814), il est aussi le premier penseur arabe à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de « communauté musulmane » (oumma).

Bien qu'il n'eût été à Paris qu'en qualité d'imam, Tahtawi n'a pas manqué, dans son analyse, de s'intéresser de près à la langue française en en livrant des traductions et des recherches linguistiques de transposition. Il étudia aussi des ouvrages d'histoire antiques ainsi, que les philosophes grecs anciens. Mais le plus capital reste son intérêt pour le siècle

35 Tahtawi, Rifâ'a al-, L'Or de Paris, Sindbad, Paris, 1988

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des lumières français et sa lecture du Contrat social de Rousseau. Ce n'est pas pour autant que certaines idées maîtresses du siècle des Lumières étaient totalement étrangères à qui a été éduqué en Egypte ; l'accomplissement de l'homme en tant qu'individu au sein d'une société, ou qu'une société juste repose sur un idéal d'égalité étaient autant de principes familiers à la pensée égyptienne de l'époque. Cependant, d'autres idées constituaient une innovation certaine. En effet, Tahtawi montre à travers ses ouvrages que le peuple peut, sinon doit, participer au processus de prise de décision, au gouvernement. Il paraît alors essentiel à notre auteur d'éduquer le peuple au gouvernement. Si les traditions étaient appelées à changer, les lettrés et autres hommes éduqués seraient à l'origine de cette transformation.

Il emprunte certes certaines idées des philosophes des Lumières comme Montesquieu ; mais il sait les adapter aux Égyptiens pour qu'ils en tirent leurs propres leçons. En effet, lorsqu'il s'inspire de la nécessité des limites géographiques pour fonder la communauté politique et l'esprit de communauté, il en conclue que c'est l'esprit de communauté qui est à l'origine de la survie ou de la destruction de l'Etat36. Sa traduction de Montesquieu relève selon Albert Hourani37 d'un choix personnel, car sa réflexion sur la pensée politique est jalonnée par des interrogations comme les raisons de la durée de certaines civilisations ou de certains Etats. Il adopte d'ailleurs la même réflexion que Montesquieu : « La vertu politique dans la République est l'amour de la patrie », c'est d'ailleurs ainsi que Montesquieu justifie l'exception romaine : l'amour des romains pour leur patrie relevait d'une idolâtrie cultuelle.

À partir de 1870, il publia plusieurs ouvrages plus généraux, dont un sur la société égyptienne qui attire notre attention. Il marque la transformation de la pensée de l'auteur d'une marque libérale à un radicalisme plus conservateur. Ce livre s'intitule Manâhij al `Albâb al-misryia fî manâhij al `âdâb al-`asryia ; il y livre ses thèses sur le chemin dans lequel devrait s'engager l'Egypte. L'exposé qu'il y fait ne constitue pas une innovation aux thèses conservatrices, mais va à contre-courant des idées de L'Or de Paris. En effet, il justifie ses thèses par les dires du prophète et ceux de ses compagnons, il considère le pouvoir politique d'un regard traditionnel, en refusant d'adopter un point de vue libéral, malgré sa présence pendant les « trois glorieuses » qui ont vu Charles X, roi ultra, être renversé en 1830. Selon lui, le souverain a un pouvoir exécutif absolu, si celui-ci est en concordance avec

36 Montesquieu, L'esprit des lois, livre V, chapitre 2.

37 Albert Hourani, Al fikr Al `arabî fî `asr an Nahda, chapitre 4, p 94. Editions Bayt an Nahâr li an-Nachr, 1988.

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la chari'a, qui permet son contrôle et sa limitation. Par contre, l'idée d'une souveraineté populaire ne disparaît pas de son esprit, vu la longue description qu'il fit des évènements de Paris en 1830, sauf qu'elle ne concordait pas, à son avis, avec la situation de l'Egypte. Certes, l'homme au pouvoir était un autocrate musulman, mais ce n'était pas tant le statut du souverain qu'il fallait changer que la façon d'exercer le pouvoir qui n'était pas juste. La chari'a est le Droit du souverain et sa charte, elle conditionne l'exercice de son pouvoir et il doit obéissance à ses principes. Ce qui est plus gênant dans sa démonstration, et que nous trouvons surprenant, c'est qu'en voulant justifier la supériorité de la chari'a par rapport au souverain, il en appelle à la séparation des trois pouvoirs par Montesquieu. En utilisant ce concept, Tahtawi le dépouille de son essence historique à savoir la nécessité pour Montesquieu d'en finir avec une monarchie absolue, alors que Tahtawi lui-même prône une autocratie absolue éclairée.

Par ailleurs, dans ce même ouvrage, il reprend les différentes catégories reconnues traditionnellement dans la société : le souverain, les spécialistes de Droit et de Religion, l'armée, et les agents économiques. Il s'intéresse d'ailleurs à l'importance de la deuxième catégorie : le souverain se doit de s'entourer de spécialistes de ces disciplines, et de les consulter au moment de la prise de décision. Quant aux savants, leur savoir n'est vrai ni de tout temps ni en tout lieu, aussi devront-ils se tenir au courants des avancées, des inventions, et des nouvelles avancées. Il rejoint Abderraziq dans l'idée qu'Al Azhar doit s'adapter au savoir de son temps, et ne peut continuer à refuser les nouvelles disciplines sous prétexte qu'elles ne sont pas religieuses, car elles peuvent faire montre d'une avancée certaine pour l'ensemble de la société.

Mais son point de vue traditionaliste sur cette question ne nous renseigne pas sur les concepts mobilisés et théorisés par ce dernier, et qui pourraient nous permettre de définir les traits de la modernité arabe. En effet, nous tentons de montrer dans quelle mesure Abderraziq s'inscrit dans cette postérité de la Nahda. Aussi examinerons-nous les principaux concepts parus dans l'Or de Paris et ceux mis en valeur par sa traduction de la charte de 1814, qui marquait le retour de la monarchie en France, après les épisodes révolutionnaire et impérial.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon