PREMIERE PARTIE :
LA CONSTITUION SECOUEE DANS SES PRINCIPES
A la question de savoir quelles sont les
caractéristiques des constitutions contemporaines, Philippe ARDANT
répond que l'innovation des constitutions écrites, c'est qu'elles
ont pour vocation à régler entièrement le statut des
institutions et qu'elles supplantent la coutume. Elles sont volontaristes,
abstraites et générales, c'est-à-dire qu'elles sont
rédigées a priori pour fournir des solutions
(procédures, principes à respecter) à tous les
problèmes que peuvent poser dans l'avenir, l'organisation et le
fonctionnement du pouvoir. Charte fondamentale de la nation, la constitution
est faite pour durer. Elle s'impose aux citoyens comme aux organes du pouvoir.
Comme cela, il sera difficile de la changer. On doit bien sûr,
prévoir la possibilité de la modifier pour l'améliorer,
l'adapter à l'évolution de la société. Mais la
procédure de révision doit garantir l'acceptation de ces
retouches par les citoyens et éviter qu'elle ne soit pas imposée
de façon arbitraire par le pouvoir37. Charles EISENMANN
retient quant à lui, le `'principe de
constitutionnalité»38. Pour lui en effet, «
tout comme le principe de la légalité qui signifie que seule la
loi peut déroger à la loi, le principe de
constitutionnalité signifie que seule une loi constitutionnelle peut
déroger à une loi constitutionnelle ». De cet
argumentaire, découlent deux éléments : la
suprématie et l'exclusivité. La suprématie de la
constitution postule qu'elle est la norme première, celle à
laquelle se soumettent toutes les autres pour leur salut. D'où la
nécessité d'en garantir le respect par un juge.
L'exclusivité quant à elle, prescrit qu'elle seule régit
le phénomène du pouvoir dans l'Etat en organisant son
acquisition, son exercice et sa dévolution.
Or, à l'analyse, tous ces postulats du
constitutionnalisme semblent être battus en brèche par les accords
politiques. Au demeurant, ils instaurent des régimes de fait (Chapitre
premier), mettant du coup à l'épreuve la suprématie de la
constitution (Chapitre deuxième).
15
37 ARDANT (P.), Institutions politiques et droit
constitutionnel, Paris, LGDJ, 2003, p54-55.
38 Cité par FAVOREU (L.), Droit
constitutionnel, Paris, Dalloz, 1998, p.141.
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CHAPITRE I : L'INSTAURATION DE REGIMES DE FAIT
Avant de rejeter la « propension fâcheuse
à assimiler trop rapidement les régimes a-constitutionnels
à des pouvoirs inorganisés, n'obéissant pratiquement
à aucune règle digne de ce nom et ainsi soumis au bon plaisir et
au caprice du prince militaire, détenteur illégal du pouvoir
»39, le Professeur AHADZI s'interrogeait sur ce que serait
un `' régime de fait `'. Pour répondre, il emprunte la
définition que George BURDEAU donne au `'gouvernement de
facto» en ces termes : « on entend par gouvernement de
facto, un gouvernement créé, soit en contradiction avec la
constitution existante, soit ipso facto dans le cas de la non existence d'un
ordre étatique préalable. L'originalité du gouvernement de
fait est qu'il exerce l'autorité gouvernementale en l'absence de tout
fondement constitutionnel. Il s'oppose au gouvernement de jure, où le
pouvoir s'exerce conformément à un statut préexistant
»40.
Dans le cadre du nouveau constitutionnalisme africain,
l'instauration des régimes de fait résulte du basculement d'un
système constitutionnel à un système (quasi)
a-constitutionnel41 ou inconstitutionnel, que la doctrine identifie
sous le nominatif de « coup d'Etat politique »42. Dans le
meilleur des cas, on assiste à une cohabitation tumultueuse entre la
constitution et l'accord, le second prenant souvent, si non le plus souvent, le
dessus (cas de la Côte d'Ivoire). Dans le pire des cas, la
première est tout simplement délaissée, suspendue ou
abrogée par le second43.
La preuve que les accords politiques mettent sur pied des
régimes de fait, découle tout simplement du fait qu'ils sont
dépourvus de caractère juridique (Section
I) mais régissent pourtant le phénomène du
pouvoir (Section II).
39 AHADZI-NONOU (K.) : Essai de
réflexion sur les régimes de fait, le cas du Togo,
Thèse de doctorat d'Etat en droit, T I, Université de Poitiers,
1985, p.8
40 BURDEAU (G.), Traité de science
politique op.cit., p.610
41 Un système a- constitutionnel est, un
système sans constitution .Il ne doit pas être confondu avec le
système inconstitutionnel qui désigne un système mis sur
pied en violation de la constitution qui existe pourtant. 42KPODAR
(A.), « Communauté internationale et le Togo ...»
op.cit., p 42
43 Le cas du Madagascar.
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SECTION I : LES ACCORDS POLITIQUES : UN INSTRUMENT NON
JURIDIQUE
Certains constitutionnalistes ont essayé d'attribuer
aux accords politiques une valeur juridique en se fondant sur la
possibilité de les rattacher à la constitution ou d'en faire une
norme internationale. Pour eux, les accords politiques sont juridiques parce
qu'ils résolvent des crises dont l'acuité n'est plus un secret
pour personne. Or, « loin d'être étrangère ou
opposée au droit, la crise lui est consubstantielle et familière
puisqu'il a précisément pour fin de la prévenir, de la
figer, de la circonscrire ou de la maîtriser... parfois d'en sanctionner
les effets inéluctables, sinon à l'extrême de s'y adapter
»44 . À y voir de près, on se rend à
l'évidence que les accords politiques ont difficilement un lien avec la
constitution (Paragraphe I). Par ailleurs, ils ne peuvent avoir le label de
normes internationales (Paragraphe II).
Paragraphe I : Le rattachement des accords politiques
à la constitution : une logique difficilement défendable
L'existence d'un quelconque lien entre la constitution et les
accords politiques, découlerait forcément de leur rattachement
aux mécanismes constitutionnels de résolution des crises au sein
de l'Etat (A), ou du moins, de leur compatibilité avec la constitution
dans son ensemble(B). Malheureusement, il n'en est rien.
A : Impossibilité de rattacher les accords
politiques aux mécanismes constitutionnels de résolution de
crises
Les constituants africains, comme leurs confrères des
vieilles démocraties, ont
refusé de considérer l'Etat comme un lieu
où règne la perfection, la liberté, la paix, le bonheur,
l'abondance, l'absence de contraintes, de tensions et de conflits. Ils ont donc
prévu des mécanismes pour juguler les crises qui naitraient. De
ce point de vue, on pourra distinguer les mécanismes juridictionnels
faisant donc appel au juge constitutionnel et des mécanismes extra
juridictionnels. S'il semble évident que les accords politiques sont par
nature incompatibles avec les mécanismes juridictionnels(1), la
tentative de les rapprocher aux modes extra juridictionnels semble avoir du
plomb dans l'aile(2).
44 ARDANT (P) et DABEZIE (P), « Les pouvoirs de
crise », Pouvoirs n° 10, 1979, p.3
18
1 : Les mécanismes juridictionnels et les
accords : deux modes de résolution des crises naturellement
répulsifs
On entend par mécanismes juridictionnels de
résolution des crises, ceux qui connaissent l'intervention du juge
constitutionnel. En effet, on observe aujourd'hui que la
politique est saisie par le droit, et il en résulte une «
juridisation » de la vie politique45. Aussi, certaines
constitutions font-elles des juridictions constitutionnelles, les organes
régulateurs du fonctionnement des institutions et de l'activité
des pouvoirs publics. Les juridictions constitutionnelles se trouvent ainsi
investies d'un rôle de pacification et d'encadrement de la vie politique,
qui est par nature, tumultueuse46. Ce rôle se
matérialise essentiellement à travers le contentieux
constitutionnel. Il s'agit en réalité des trois variantes du
contentieux constitutionnel à savoir le contentieux électoral, le
contentieux des libertés et le contentieux des normes et des
institutions47. Cette mission assignée à la
juridiction constitutionnelle n'est pas à négliger. Les
juridictions constitutionnelles sont, à cette occasion, amenées
à édicter des normes dont la force juridique et la portée
ne sont plus un secret pour personne48. Ce faisant elles permettent
de juguler les crises au sein de l'Etat.
Ici, la question fondamentale qui se pose est de savoir si les
accords politiques peuvent avoir un quelconque lien avec le juge
constitutionnel ? Si a priori, cette interrogation semble
dépourvue de tout intérêt, dû au fait
qu'originellement la jurisprudence et accord politique ne font pas bon
ménage, il se pose néanmoins une question qui est relative
à la nature d'un accord expressément visé par la
juridiction constitutionnelle. En effet, il arrive que le juge constitutionnel
fasse référence aux accords politiques, surtout dans le
contentieux électoral. En 2007, la cour constitutionnelle togolaise a
fait référence à l'esprit de l'Accord Politique Global
(APG) pour trancher le contentieux préélectoral49. Il
s'agit peut-être d'un cas isolé, mais qui nécessiterait
d'être approfondi. Hormis cette hypothèse, il semble acquis que
les accords politiques, eu égard à leur mode d'érection et
à leur effet, sont
45 FAVOREU (L.), Droit constitutionnel....
op.cit. p.331
46 Vè congres d'ACCPUF tenu à Cotonou du
22 au 25 juin 2009
47 FAVOREU (L.), Droit
constitutionnel...op.cit.pp.299 et suiv.
48 Ce qui conduit certains auteurs comme L.
FAVOREU, à parler de l'émergence d'un droit constitutionnel
jurisprudentiel
49 Décision n°E00107/ du 25 septembre
2007, JORT, n° spécial, p.3.
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incompatibles avec les modes juridictionnels de
résolution des crises. Ce qui semble ne pas être le cas avec les
modes extrajudiciaires.
2 : Les accords politiques et les pouvoirs de crise : une
convergence étouffée
S'il est clair, dans le premier cas, que les accords
politiques ne peuvent acquérir une juridicité par le biais des
mécanismes juridictionnels de résolution des crises au sein de
l'Etat, les pouvoirs de crises semblent, quant à eux, plus
généreux.
Le droit constitutionnel appréhende la notion de
pouvoir de crise comme des procédés de nature et de portée
très différentes, destinés à faire face à
des situations d'exception de caractère national ou local, mais se
traduisant tous, par l'assouplissement ou la mise à l'écart, pour
une durée plus ou moins longue, de la légalité. Il s'agit
fondamentalement de l'état de siège, l'état
d'urgence50 et de la dictature constitutionnelle51.
On entend par état de siège, un régime de
temps de crise résultant d'une déclaration officielle et qui se
caractérise par la mise en application d'une législation
exceptionnelle de prévoyance, soumettant la liberté individuelle
à diverses restrictions et à une emprise renforcée de
l'autorité publique. L'état d'urgence, quant à lui,
désigne une situation dans laquelle les pouvoirs de police
administrative se trouvent renforcés et élargis pour faire face
soit, à un péril imminent résultant d'atteinte grave
à l'ordre public, soit d'événements présentant par
leur nature et leur gravité, le caractère de calamité
publique pouvant ou non résulter des circonstances exceptionnelles.
Prenant ses origines dans la dictature romaine, la dictature constitutionnelle
est, pour sa part, le point culminant des pouvoirs de crises. Elle postule que
toutes les fois que les troubles menacent la sûreté de l'Etat, le
Chef de l'Etat peut prendre toutes les mesures exigées par les
circonstances. Il s'agit en substance, d'une situation de crise si
poussée que le Président de la République, dans sa stature
de garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du
territoire, du
50 La doctrine de l'état de siège et
de l'état d'urgence ont pris naissance aux Etats Unis sous l'impulsion
de Abraham LINCOLN qui déclarait à ce propos « j'aime mieux
méconnaître une disposition de la constitution et de sauver
l'union que de respecter strictement la constitution et de la voir s'effondrer
». Voir TUNC (A.), « Droit des Etats unis », Paris,
PUF, p.18.
51 Presque tous les Etats africains ont
adopté ces modes de résolution constitutionnelle des crises
à l'exception du Togo n'a prévu à cet effet que
l'état de siège et l'état d'urgence. Il n'a donc pas
adopté la dictature constitutionnelle. Peut-être que le
constituant togolais de 1992 l'a considéré comme
superfétatoire ou plutôt semble faire confiance à
l'intelligence et à l'imagination du Chef de l'Etat qui comprendrait que
son rôle de garant de l'indépendance et de
l'intégrité du territoire lui confère automatiquement ce
pouvoir.
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respect des accords de communauté et des
traités, dispose de tous les moyens, à condition que ceux-ci
soient justifiés par les circonstances.
Il résulte donc de ce qui précède que,
dans tous les cas, il appartient à l'autorité compétente
d'apprécier la situation et de choisir la modalité idoine.
Dès lors, on pourrait tenter un rapprochement entre les accords
politiques et ces procédés, surtout la dictature
constitutionnelle. En effet, pourquoi ne peut-on pas considérer que les
accords politiques soient la mesure imposée par les circonstances ?
Malheureusement plusieurs éléments fondamentaux
empêchent que l'on s'aventure sur ce terrain. En effet, le recours aux
pouvoirs de crise est soumis à des conditions aussi bien de forme que de
fond52. Dans tous les cas, les accords politiques semblent ne pas
supporter ce formalisme. Ce qui conduit encore une fois, à leur refuser
une valeur juridique. Cette situation est d'avantage renforcée lorsqu'on
envisage une certaine compatibilité avec la constitution dans son
ensemble.
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