Ménager une ville sensible
En tant que philosophe de l'urbain, Thierry Paquot
développe également sa vision de la transformation de la ville
sous un oeil sensible de sociologue. Il considère la phase de conception
d'un projet comme étant cruciale pour bien faire la ville, et recommande
aux (a)ménageurs d' « observer le site, tenir compte des usages
temporels du lieu, questionner les riverains et les passants, enquêter
sur ce qui fait défaut, élaborer plusieurs propositions qui
seront soumises à la critique publique, éviter le standard,
choisir les matériaux, les couleurs, les plantations,
l'éclairage, le mobilier selon ce qui existe et ce qui est à
proximité, pour marquer la rupture ou au contraire se fondre dans
l'existant, offrir des possibilités de détournement, de
surprises, d'étonnement, et assurer le bien-être ». Il
conclue en annonçant que c'est parce qu'un lieu est hospitalier qu'il
devient urbain.
Ces propos vont dans le sens de la tendance à recruter
des équipes de maîtrise d'oeuvre qui présentent des
compétences multiples, et intègrent une analyse ou tout du moins
une approche sensible d'un point de vue sociologique. Or s'il a
été exigé des équipes concourant à l'appel
d'offre de maîtrise d'oeuvre urbaine du Bas Chantenay des
compétences diverses, en urbanisme, paysagisme, VRD, communication et
concertation, il n'a pas été demandé de compétences
en analyse sociologique. Et dans les candidatures reçues, il semblerait
que très peu d'équipes ont développé cette
approche. C'est un sujet qui nous paraît important, au vu de la
complexité du site et de la diversité de ses riverains
(habitants, ouvriers, employés, chefs d'entreprises,
commerçants), qui mériterait d'être intégré
dans les phases de négociations qui se dérouleront d'ici fin
2012.
Favoriser une maîtrise d'usage
S'il faut prendre en compte les personnes vivant dans le
quartier et y travaillant, il faut donc aussi appréhender ses usages. La
ville peut en effet être considérée comme un organisme
vivant, et ses usages sont polyfonctionnels. Ainsi par leurs observations de la
vie citadine dans trois villes, Tokyo, Manille et New York, les sociologues
regroupés par Hidetoshi Kato (1978) remarquent que l'animation
dépend des heures du jour, des jours de la semaine, mais qu'elle
s'avère toujours polyfonctionnelle : on y discute, on y mange, on y
traite des affaires, on s'y donne rendez-vous, on y dort, on y lit, bref elle
est un territoire à la fois personnel et collectif, privé et
public, un morceau de chez soi et un monde à part entière. Edward
Hall (1971) publiera également en ce sens, et constatera que les
individus
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originaires de cultures différentes « habitent des
mondes sensoriels différents » sans que les urbanistes et
architectes ne s'en rendent compte.
Pour le professionnel, à la manière de Thierry
Paquot, Kato recommande déjà de ménager, et non
pas d'aménager, ces lieux urbains en tenant compte de la
variété de leurs usages selon le temps. Il estime que pour bien
faire, il faudrait réaliser des cartographies temporelles qui
renseigneraient sur le comment-faire, et éviteraient des
aménagements disgracieux, anodins, ou sans qualité et
standardisés.
En guise de réponse à cette approche de la
maîtrise d'usage, prenons l'exemple bien connu de la politique de
(réa)ménagement des îlots barcelonais. Un des objectifs est
de reconstituer une vie urbaine à travers la constitution d'espaces
publics au coeur des ilots. On cherche ainsi à créer des parcs
régulièrement, qui soient accessibles à pied, mais on
reconstitue également des îlots entièrement
multifonctionnels, qui vivent à toute heure du jour. A ce titre, le
travail réalisé sur l'îlot Fort Pienc est exemplaire :
dessiné par l'architecte catalan Josep Llinas et livré en 2003,
il regroupe en un même lieu, autour d'une place aménagée,
hébergement pour personnes âgées à un angle,
supermarché en sous-sol, marché partiellement couvert,
école maternelle, jeux pour enfants, bibliothèque et café
aux étages supérieurs. S'y croisent donc la totalité du
spectre des âges, depuis les personnes âgées qui
s'installent sur les bancs, les parents qui emmènent leurs enfants, font
leurs courses, les étudiants qui se rendent à la
bibliothèque, et les riverains qui se rendent au marché le
week-end ou au café. Bel exemple de polyfonctionnalité, en un
seul et même endroit.
Ilot Fort Pienc, vue depuis la bibliothèque à
l'étage. Google images (2012).
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