2.4.5 Le respect du choix des enfants
S'il y a un fait qui est bien connu dans toutes les
sociétés du monde, c'est le penchant des parents à vouloir
influencer le choix de vie opéré par les enfants, parfois contre
la volonté de ceux-ci. Le père est forgeron, son rêve le
plus cher, c'est de voir un jour son enfant exercer cette profession pour que
la tradition se perpétue. Le père est charlatan, son voeu le plus
cher est de passer la main à sa progéniture. La mère est
couturière, la fille doit aussi l'être. Tout se décide sur
et pour les enfants, sans l'avis de ces derniers. Si la mère est
couturière et que l'enfant veut être coiffeuse, il y a conflit.
L'enfant veut être maçon, mais le père voudrait le voir
devenir menuisier, car c'est le métier qu'il trouve meilleur. Et
l'enfant dans tout ceci ? Le médecin veut voir son enfant devenir aussi
médecin même si celui-ci veut chanter, ou être footballeur
professionnel, car il en a les talents. Dans un monde où l'enfant est
victime d'injustices, le respect du choix des enfants apparait comme un
thème pas du tout banal. C'est
un thème pourtant sensible, car l'enfant, en Afrique ou
ailleurs, ne semble pas être maître de son destin. Trop de
décisions sont prises pour lui et à sa place par ses
ainés, ses parents.
Le conte n°6 repose avec finesse cette question : doit-on
prendre des décisions à la place des enfants ou les parents
doivent-ils respecter plutôt le choix de leur progéniture ? Notre
conte et son conteur semblent avoir tranché sur cette question. Pour
eux, il faut laisser les enfants faire le choix de l'existence qu'ils veulent
mener. Le conte pose plusieurs problèmes tous liés aux choix des
enfants. Il pose entre autre le problème de l'exode rural, celui du
choix du métier et enfin celui plus complexe et plus ambigu du choix de
la vie qu'on veut mener.
Commençons par l'exode rural, plus
précisément l'émigration. Il s'agit du déplacement
massif des jeunes des campagnes vers les zones ou régions
prospères. Ce fléau est en partie responsable du
sous-développement des régions rurales de nos pays. Il a
été, il est et reste un problème majeur dans les
régions pauvres. Le conteur nous dépeint le tableau et nous donne
la cause principale de ces départs des zones rurales. Il nous apprend
que : « Quand ils travaillèrent la troisième
année, ils récoltèrent moins de trois paniers, alors
qu'ils avaient labouré tout le champ. » (Syntagmes 8 et 9) Les
jeunes quittent ainsi leur terre natale dans l'espoir d'avoir ailleurs ce
qu'ils ne sont plus sûrs d'avoir chez eux. L'un des fils a voulu
perpétuer la tradition en disant : « Moi, je ne vais plus
jamais cultiver le champ. Je m'en vais au Ghana. » Mais pourquoi le
Ghana ? Le Ghana parce que c'est un pays producteur de café, de cacao et
dont l'agriculture était et est encore florissante comparée
à celle du Bénin. Bien sur la Côte-d'Ivoire avait aussi une
agriculture florissante et pouvait également accueillir des migrants
Lokpa. Mais le Ghana était plus proche du pays Lokpa, aujourd'hui
Ouaké que la Côte-d'Ivoire. Il était plus facile de
traverser le Togo et d'entrer au Ghana que de traverser le Togo et le Ghana
pour arriver en Côte-d'Ivoire. Mais le Togo et la Côte-d'Ivoire ont
eux aussi accueilli des migrants venus de Ouaké. Mais le Ghana
était le pays de prédilection des migrants à cause du fait
qu'il était plus riche que le Togo et plus proche que la Côte
d'Ivoire. Le conteur cite ici le Ghana pour nous ramener à ces temps
durs. Les parents n'ont jamais voulu se séparer de leurs enfants. Car ce
sont ces enfants qui constituent la main d'oeuvre, les bras valides. La
majorité des parents s'est opposée au départ de leurs
enfants. Pour les enfants qui décidaient de partir sans l'accord de
leurs parents, ils étaient maudits, ne recevaient aucune
bénédiction de ceux-ci. Le départ en exode avait et a
encore une mauvaise presse dans la société Lokpa.
Le second problème que relève le conte, c'est
celui du choix du métier. C'est un problème que nous avons
évoqué plus haut. Mais dans notre conte chaque enfant a choisi
librement ce qu'il veut faire comme métier et a reçu la
bénédiction du père. Le conteur nous dit que les
enfants ont chacun choisi son métier. L'un
décide d'être chauffeur, l'autre couturier, et l'un dit :
« Je ferai ceci », l'autre dit : « Je ferai cela.
» pour montrer que tous ont choisi toutes sortes de métier.
Cette liberté de choix du métier pacifique contraste avec la
réalité. Car dans la société Lokpa, on ne se
lève pas un beau jour et décider de devenir un charlatan. C'est
une chose qui se transmet de père en fils et de génération
en génération. Il existe des familles de charlatans, de
guérisseurs de telles ou telles maladies. En réalité,
chaque famille de guérisseurs par exemple a sa spécialité.
Chaque famille a son domaine de définition. Ce qui rend l'improvisation
quasi impossible. C'est dans la famille que l'enfant apprend le métier
de ses parents. Placer donc dans le conteste Lokpa, ces questions et
réponses (Syntagmes 25 à 29, Conte n°4) entre un père
et son fils restent utopiques, un rêve du conteur. La volonté
d'être charlatan dépasse de loin un simple choix de métier.
C'est en fait un choix de vie.
Le choix de vie que l'on veut mener est le troisième
problème posé dans notre conte. Ce problème se pose
à travers le héros et aussi les autres enfants. Etre charlatan,
c'est accepter d'être traité différemment, soit avec
respect, soit avec dégout dans une société où le
charlatan reste un personnage controversé. C'est, pour certains, une
personne dangereuse car dotée de pouvoirs maléfiques et traitant
avec les diables ou le Diable (Satan selon les croyances modernes). A ce titre,
le charlatan est craint et ne peut pas mener une vie normale. Sa vie affecte
non seulement lui, mais aussi sa famille, car il est tantôt le bon,
tantôt le mauvais. Le charlatan peut dans certaines
sociétés jouir du privilège que lui confère son
statut de sauveteur, de celui qui connaît tout sur tout le monde. Il est
parfois guérisseur, et en même tant envoûteur. Alors il est
à la fois craint et respecté pour cela. Il peut aussi être
vu comme un menteur, un vendeur d'illusion. Dans ces conditions, il ne jouit
d'aucun respect. Il est plutôt méprisé, injurié.
Le héros du conte, a fait un choix assez surprenant :
il ne veut rien faire du tout. Il veut juste rester à la maison et
partager tous les repas avec son père. Le conteur nous dit qu'à
la question du père : « Toi, que veux-tu faire129
» l'enfant a répondu « Moi, tu ne vas jamais
m'envoyer. Mais si on apporte à manger, nous mangerons ensemble. Moi,
c'est cela mon travail. Moi, je ne ferai rien du tout130.
» Dans ce dialogue en quatre phrases du conte, l'enfant conteste dans
la première phrase l'autorité parentale, il brise les
barrières traditionnelles en décrétant de manger ensemble
avec son père dans la deuxième, puis refuse de travailler dans
les deux dernières. Cette attitude frise la provocation, et devrait
naturellement provoquer l'indignation
129 Conte n°4, syntagme 34
130 Idem, syntagmes 35 à 39
du père. Mais contre toute attente, celui-ci
répond : « D'accord, j'approuve131. »,
donnant ainsi la liberté à son fils de choisir lui-même la
voie qu'il veut tracer pour sa vie. Ce qui est assez étonnant, c'est
comment un père peut-il permettre à son fils de dormir, de manger
et de ne rien faire. L'on accepte que le père ait accepté la
décision des autres enfants de faire le travail de leur rêve. Mais
encourager la paresse sort du commun, et cela est difficile à accepter
pour un parent. Pourtant le conteur nous montre que cela est possible.
Lorsque nous mettons ensemble les trois problèmes
posés, et que nous y analysons le comportement du père à
chaque étape, nous remarquons que celui-ci est exemplaire. Il n'a
opposé aucun refus à aucun voeu de ses enfants. Bien au
contraire, il en encourage même les plus inimaginables. C'est un fait qui
contraste avec la réalité chez les Lokpa. Chez les Lokpa,
l'âge joue un rôle très important. L'âge est la
clé de l'autorité. C'est le plus âgé qui dicte la
voie à suivre au plus jeune. Tout est mis en oeuvre pour que chacun
sache à quelle génération, il appartient. Ce qui fait
qu'un enfant ne peut jamais s'opposer à son père qui non
seulement lui a donné la vie, mais aussi est son supérieur
hiérarchique.
Aussi le peuple Lokpa est un peuple brave, travailleur. Un
père mourrait de honte et de tristesse s'il a un enfant qui ne veut rien
faire. Or le conteur nous décrit un personnage qui a transgressé
ces deux aspects de la société Lokpa.
Le conteur joue dans ce conte avec la catharsis. C'est ainsi
qu'il pourra parvenir à faire sa démonstration. L'acceptation du
père est elle aussi inacceptable dans la société Lokpa.
Dans ce genre de situation, le minimum qu'on puisse attendre du personnage du
père, c'est d'essayer de ramener son fils à la raison. Au lieu de
cela, il donne son accord. La réaction de l'auditoire aux propos du
héros montre le choc que celui-ci a ressenti. En effet, par un
kééí132 suivi de rires, l'auditoire s'indigne
du comportement du fils et aussi de la passivité du père. Et
pourtant, le conteur a atteint son objectif. Cette première partie
prépare la deuxième. Cette attitude du père participe de
la construction de l'idéal du conteur. Rappelons que le conteur veut
nous montrer qu'il faut laisser les enfants choisir eux-mêmes leur
destin. Dans cette première partie qui s'étend du syntagme 1
à 43 du conte n°4, le conteur a montré l'ouverture d'esprit
d'un père qui donne la liberté à ses enfants d'être
maîtres de leur vie, malgré les voeux ou les envies
déplacés ou inacceptables de ces enfants. Il a surtout
encouragé la volonté de ne rien faire exprimée par le
dernier fils. Cette première partie s'achève par un malaise
exprimé par l'auditoire qui n'accepte ni le comportement du
héros, encore moins celui du père du héros. Ce malaise est
voulu et recherché par le conteur. C'est ce malaise qui donnera et
posera
131 Idem, syntagme 50
132 Kééi est une onomatopée qui permet
d'exprimer son rejet, son étonnement, sa surprise et parfois son
indignation face à une situation. Ici le comportement du fils laisse
perplexe l'auditoire.
la question du droit ou non des enfants à disposer de leur
liberté de choix. Ce malaise participe aussi à la mise en oeuvre
de la catharsis voulue par le conteur.
Dans la deuxième partie du conte, le héros qui
jusqu'ici s'était montré inactif décide d'entrer en
action. Le conteur nous précise qu'il est resté sans rien faire
pendant un an. Cette partie du conte ne nous apprend qu'une seule chose :
l'enfant qui entre temps s'est montré rebelle, paresseux,
bon-à-rien est devenu la source de revenue principale de la famille. Ce
revirement de situation donne alors raison au père qui a su laisser
l'enfant choisir sa propre voie. L'auditoire pourra par cette fin, par ce
changement d'attitude du héros tirer ses propres conclusions. C'est
d'ailleurs pour cela que nous avons parlé de catharsis.
Le conte construit comme une pièce de
théâtre en deux actes permet au conteur de faire découvrir
à son auditoire, de faire accepter à son auditoire, que les
enfants peuvent choisir eux-mêmes leurs chemins.
Voyons un peu cette construction et ce qu'à chaque
étape, le conteur a pu faire comprendre à son auditoire.
Acte 1 :
- Situation normale = les récoltes sont bonnes et tout le
monde est content.
- Dégradation de la situation = les récoltes sont
très mauvaises et tout le monde est démotivé.
- Amélioration = le père convoque une
réunion et chacun décide de la démarche à suivre.
Les enfants décident librement le chemin de leur existence.
Noeud : le héros prend la décision absurde de ne
rien faire du tout. Son père accepte. Malaise de l'auditoire face
à une situation atypique.
Acte 2 :
- Situation normale = le héros reste un an sans rien
faire. Le père respecte ce choix
- Dégradation = le héros sort un matin et revient
le soir avec une chicotte. Il demande à
son père de le chicoter. Le père choqué
refuse mais cède sous la pression du héros. -
Amélioration = le héros se transforme en un beau cheval et se
fait vendre à un roi.
Mais il feint la mort par trois fois. Il doit la vie à
son pouvoir la troisième fois. Il a
failli se faire prendre par un roi plus fort que lui. Mais il
gagne le duel.
- Dénouement ou situation normale = le héros
décide de ne plus jouer des tours. Sa famille renoue avec l'opulence
perdue.
L'acte1 est consacré à la présentation de la
situation : un homme et ses presque douze enfants tous paysans. Placée
dans un schéma quinaire, cette partie correspond à la
situation initiale.
Mais après deux ans de bonnes récoltes, la
troisième année voit la récolte baissée
complètement annihilant ainsi toute la joie des années
passées. C'est l'élément modificateur
selon le schéma quinaire. C'est une situation qui
pousse le père à convoquer une réunion pour
résoudre la crise (La série des actions pour
dénouer la crise). Cette partie montre également l'ouverture
d'esprit du père qui ne s'est pas assis tout seul et
réfléchir pour tout le monde. Le personnage du père qui
peut avoir plusieurs interprétations (président d'un pays, chef
d'un village ou un chef à tous les niveaux) se montre humble et
conciliant car sa situation lui permettait de prendre des décisions
autoritaires. A ce niveau, le conteur donne sa première leçon
didactique, car le comportement du père est exemplaire. Son
exemplarité se confirme quand il accorde à chaque enfant le droit
de faire ce qu'il souhaite pour sa vie.
Mais accepter que son fils reste sans rien faire provoque
l'indignation. La scène de la réunion permet au conteur de
relancer le débat, de relancer l'histoire, mais aussi d'introduire ce
personnage atypique qui jusque là n'avait pas joué un rôle
spécial, qui se révèle être le héros de la
suite de l'histoire. C'est aussi son entrée en scène qui
crée l'effet cathartique voulu par le "conteur-metteur-en-scène".
Il ouvre aussi par cette entrée en scène l'acte n°2.
Si dans la première partie le père de famille
semblait avoir joué le rôle principal, dans la deuxième
partie, le héros a le monopôle de l'action. Le héros a
aussi fait volte-face. Paresseux dans la première partie, il se
dévoile dans la deuxième partie. Il étale tout son pouvoir
et étonne par sa conduite son père et même l'auditoire qui
avait déjà fait son procès. Ce revirement du personnage
confond les personnages à l'intérieur du texte, le père en
l'occurrence, et l'auditoire. A travers trois séquences, les
premières plus époustouflantes que les suivantes, le conteur nous
montre comment le paresseux s'avère être un enfant doué de
pouvoirs et de courage. Ces trois séquences nous exposent la super
puissance de l'enfant. Elles, ces séquences, permettent à
l'auditoire de se rendre compte de ce dont est capable un enfant qui,
très vite, a subi son indignation, son jugement. Elles sont les
arguments qui plaident pour le respect de la volonté des enfants.
L'opposition entre le comportement du héros dans la
première partie et celui dans la seconde partie permet au conteur de
montrer à l'auditoire que tout est possible. Ce changement de
comportement intervient dans un intervalle de temps précis : «
? nà p kômà p tàlà
pinté ?s?? pà cà
kótà w? to (Tu vois, exactement un an
après la réunion convoquée par leur père)»
laisse présager que ceci n'est pas un fait du hasard. Le
héros a attendu un an, jour pour jour, pour changer de comportement.
Cela permet, en tout cas, de plaider que le "vaut-rien" d'aujourd'hui peut
devenir un être utile demain. La patience du père paye alors.
Le conteur appelle par ce fait l'auditoire à
dépasser les conventions existantes, à juger son monde, ses
manières de faire les choses. Le caractère absurde du
héros, son comportement qui sort des limites fixées contraste
avec celui du héros tout puissant qui permet à sa famille de
gagner beaucoup d'argent. Ce contraste fait douter l'auditoire sur ses
conventions, et l'amène à reconsidérer les choses. Ce qui
était impossible devient possible ou tout au moins envisageable. Les
exploits d'intensité croissante du héros finissent alors par
convaincre l'auditoire et lui faire admettre de la justesse de la
décision du père de laisser son enfant décider ce qu'il
veut faire de sa vie. S'il était contraint à aller au champ,
peut-être n'aurait-il pu jamais avoir l'occasion d'affirmer son pouvoir.
Ce pouvoir peut prendre plusieurs formes : un talent ou un don à faire
quelque chose, plus de motivation à faire autre chose, plus
d'inspiration dans un domaine donné, etc.
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