2.4.4 La satire de la paresse
La paresse est, selon le dictionnaire de l'Académie
française, une « disposition qui porte à éviter
l'effort, le travail, à négliger de remplir ses obligations,
à se complaire dans l'oisiveté. » Elle est la
risée de beaucoup de critique dans toutes les sociétés du
monde. Elle serait aussi l'un des péchés capitaux selon la
croyance chrétienne.
Chez les Lokpa, elle est aussi critiquée, combattue
chez l'être humain. Elle est décrite comme handicap au
développement personnel et aussi collectif, c'est-à-dire d'une
communauté, d'un pays, voire d'un continent. D'ailleurs pour introduire
le conte n°9 qui traite de la paresse, le conteur nous prévient :
« Tu écoutes, le paresseux, celui qu'on appelle paresseux,
toutes ses rétributions et ses difficultés. Aujourd'hui, tu vas
entendre d'où cela vient. » (Syntagmes 1 et 2). La paresse
représenterait ainsi un danger pour le paresseux. C'est en tout cas ce
que s'est évertué le conteur à nous démontrer.
Cette phrase introduisant le conte lui confère l'allure
d'une argumentation. Le conteur prévient, à la manière
de Jean de la Fontaine qui disait : « La raison du plus fort est
toujours
la meilleure : Nous l'allons montrer tout à
l'heure127 » en introduction à sa fable "Le Loup et
l'Agneau", ce qu'il se prépare à faire : montrer les
rétributions et les difficultés du paresseux. En clair, le
conteur tente de convaincre l'auditoire que la paresse n'est pas une bonne
chose par des exemples. La paresse est l'un des fléaux qui peuplent la
société Lokpa et contre laquelle l'on met en garde. Elle est la
source du non développement des sociétés, du non
épanouissement des peuples.
La paresse est une disposition de l'esprit qui nous encourage
à ne rien faire. C'est du moins la parodie que nous pouvons faire de la
définition du dictionnaire de l'Académie française. Cette
disposition de l'esprit pourrait donc être interprétée
comme un arrangement ou une distribution selon un certain ordre provenant du
Créateur de l'homme, c'est-à-dire Dieu. Mais le conte nous
révèle que ce n'est pas Dieu qui nous a rendus paresseux, mais
plutôt Dieu a subi cette paresse alors qu'il créait les
êtres vivants. La paresse résiderait ainsi en nous. Le crabe nous
en a fait la démonstration car il refuse à cause de sa paresse
d'aller se faire construire. La paresse est donc aussi vieille que l'univers.
Elle existe en nous, vit en nous, se développe en nous. C'est pourquoi
le conteur nous met en garde. La question à la quelle il faut nous
répondre, c'est de savoir : comment le conteur traite le thème de
paresse dans ce conte ? Comment s'y prend-il pour nous prévenir des
risques que nous encourons à être paresseux ? Pour répondre
à cette question, nous allons aborder le conte en plusieurs
étapes. Il faut, pour commencer, comprendre le sens symbolique des
personnages utilisés par le conteur. Le choix de ces personnages est
loin d'être un fait simple. Les deux principaux personnages sont le
crabe, personnage concret, et Dieu, personnage abstrait en tant
qu'entité non matérielle, concrète, Etre suprême,
Créateur des hommes, pour les croyants. Mais il y a aussi des
personnages secondaires. Parmi les personnages secondaires, nous pouvons
classer tous les êtres vivants qui, au même titre que le crabe, ont
été crées par Dieu. Ces personnages sont utilisés
comme des antihéros dans la situation d'un conte de type en miroir. Si
dans une situation de conte en miroir ordinaire, le héros et
l'antihéros sont les principaux personnages, dans ce conte intervient un
troisième personnage principal : Dieu. C'est ce personnage qui permet
à chaque personnage de se démarquer. Une présence qui ne
modifie pas pour autant la structure de la trame d'un conte de type en
miroir.
Commençons par le personnage Dieu. Le personnage de
Dieu a repris dans le conte le même rôle que celui à lui
conféré par les religions modernes : Islam et Christianisme pour
ne citer que ces deux religions. C'est l'image du Dieu-Créateur du ciel
et de la terre et de tout ce qui est entre les deux. Ajoutons aussi, qu'il est
le Créateur de tout ce qui existe sur terre comme
aux cieux, de tout ce qui est visible et invisible. Il est le
Tout-Puissant, l'Omniscient et l'Omnipotent. Ce sont là des croyances
que nous tirons des Ecritures Saintes, fondatrices des religions
monothéistes que nous venons de citer. Ce sont des croyances que nous
retrouvons également à travers le conte et dans la
société Lokpa. C'est d'ailleurs le rôle que Lui
confère le conteur : celui de Créateur des êtres qui
peuplent l'univers, les hommes y compris. Le personnage de Dieu est ainsi sans
ambigüité dans le conte. Il n'a pas de valeur connotative. Il est
Dieu tel qu'il est ancré dans le subconscient des croyants, en
général et surtout les religions monothéistes, en
particulier.
A côté du Créateur, nous avons les
créatures. Le crabe, contrairement à Dieu a une valeur
allégorique, une valeur connotative. Si le personnage de Dieu n'a pas
donné lieu à des interprétations, car il n'y a pas
d'autres dieux, et Dieu avec grand "D" renvoie à cette entité
dite Dieu, celui du crabe reste la clé même du conte. Prendre le
crabe seulement au sens propre du mot revient à laisser tomber
l'essentiel. Le crabe, au sens propre du mot, est un animal qui existe et qui
est bien connu dans la société Lokpa surtout pour sa chair
blanche au goût presque sucré, mais qui est objet de convoitise
pour les jeunes, les enfants, et aussi certaines personnes âgées.
Il est aussi reconnu pour être un animal particulièrement laid par
son physique. Le conteur lui-même le décrit en ces mots : «
A cause de sa paresse, il a ses yeux sur son épaule »
(Conte n°9 syntagme 88). "Il" désigne le crabe. Le
crabe est, selon le conteur, laid à cause de sa paresse. Le message du
conte se construit, de toute façon, autour de cette laideur du crabe.
Dans une autre mesure, le crabe représente
allégoriquement l'être humain paresseux, pour qui la paresse est
une tare. Elle a conduit à sa laideur. La laideur peut avoir aussi
plusieurs interprétations : elle est d'abord un échec. Echec du
crabe à se faire doter d'un corps parfait. Echec, c'est-à-dire
mauvaise récolte d'un paysan qui n'entretient pas bien son champ. Famine
pour la cigale128 qui est obligée à quémander
pour se nourrir après avoir chanté pendant toute la saison des
cultures. C'est également l'échec d'un élève ou
étudiant qui n'est pas endurant, assidu. Cet échec est à
mettre à côté du succès de l'antihéros, les
autres animaux qui sont parvenus à se faire doter chacun d'un corps
parfait par Dieu.
Pour récapituler, le conte contient trois sortes de
personnages : le héros (le crabe), l'antihéros (tous les autres
êtres vivants sauf le scorpion qui serait resté aussi chez lui
à cause de sa paresse) puis le donateur ou l'adjuvant
(Propp et Greimas), c'est-à-dire Dieu qui a permis aux êtres
vivants d'exister. Le personnage de Dieu pourrait aussi être dans ce
conte le destinateur
128 Jean de la Fontaine, Fables, Livre 1 à 6,
Larousse, Classiques Larousse
par le fait qu'il a initié de créer les êtres
vivants, et les destinataires seraient les êtres euxmêmes.
Voyons le comportement des actants à travers le
modèle actanciel de Greimas.
Destinateur
Dieu mu par la vonlonté de créer les
être vivants
Adjuvant Dieu, endurance
et assiduité chez les autres êtres vivants
Objet
Création des êtres
vivants
|
Sujet
Le crabe et les autres êtres vivants
|
Destinataire Les êtres vivants
Opposant
Paresse chez le crabe et le scorpion
|
Figure 5 : Schéma actanciel du conte
n°9 selon le modèle de Greimas
L'analyse du schéma que nous venons ainsi de dresser
nous montre que sur l'axe Adjuvant? Sujet? Opposant, Dieu aide
mais ne force pas. Il est le donateur, celui qui aide donc le
héros pour réussir sa mission. Nous voyons également
à côté de Dieu, un autre Adjuvant très important se
montre après déterminant : l'assiduité, l'endurance. C'est
elle qui permet la réussite. C'est elle qui a permis aux autres animaux
de se faire construire complètement.
Toujours sur le même axe, la paresse est l'Opposant
à la réalisation de l'oeuvre de Dieu. La paresse que nous
retrouvons chez le scorpion et le crabe.
Mais en considérant l'axe Destinateur ? Objet ?
Destinataire, il est aisé de constater que Dieu veut
créer les êtres vivants. Il est l'initiateur de la création
des êtres vivants. Mais les êtres vivants sont les
bénéficiaires de cette création. Il n'a donc aucun
intérêt à créer les hommes, car il a tout et
n'attend rien des êtres vivants.
En mettant ensemble, le premier et le deuxième axe du
schéma, apparaît clairement la leçon ou la philosophie du
conte : Dieu, malgré sa bonté et sa toute puissance, ne peut pas
faire notre bonheur à notre place sans que nous ne donnions le meilleur
de nous. Le crabe est aujourd'hui mal construit à cause de sa paresse.
Les autres êtres vivants sont parfaits car ils se sont montrés
endurants. Le conteur nous rappelle ainsi que c'est nous et seulement nous qui
sommes maître de nos destins. Dieu n'est qu'un accompagnateur,
l'adjuvant, jamais l'opposant, car nous l'avons vu il n'a pas pu
s'empêcher de faire tout ce qui était en son pouvoir pour
permettre au crabe d'avoir des yeux. D'ailleurs une sagesse Lokpa l'illustre en
disant que « lorsqu'une personne veut tomber d'un arbre et celle-ci
crie « ô Dieu, sauvemoi », elle tombera et mourra, mais si
celle-ci tout en demandant le secours de Dieu fait
l'effort d'attraper une feuille, Dieu donne à cette
fragile feuille la résistance d'une branche, et cette personne survivra.
» Cette sagesse nous invite à comprendre l'utilité de
l'endurance en toute chose. Elle nous apprend que Dieu ne nous aide que lorsque
nous lui en donnons les moyens. Dans notre conte, alors que le crabe et le
scorpion sont victimes de leur paresse, les autres êtres vivants doivent
leur salut à leur endurance, leur effort. Efforts et endurance qui ont
permis à Dieu de parvenir à les construire convenablement, en les
dotant chacun d'un corps parfait. Le crabe a eu lui aussi les yeux en faisant
l'effort d'aller chez Dieu, en laissant de côté sa paresse, en se
montrant endurant.
Pour mieux comprendre, récapitulons :
Personnages
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Crabe (héros)
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Dieu (adjuvant)
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Etres vivants (antihéros)
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Caractéristiques
|
Mal construit, laid,
paresseux.
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Bon, omniscient,
omnipotent, créateur,
|
Bien construits, beaux,
endurants, pas paresseux
|
Tableau 2 : Tableau récapitulatif des
personnages et leurs caractéristiques du conte n°9
Le tableau nous montre que les êtres endurants, non
paresseux sont "beaux et bien construits". En opposition le crabe, paresseux et
non endurant, est mal construit et laid. Malgré l'omniscience et
l'omnipotence de l'adjuvant(Dieu), il n'a pas pu aider, ni bien
construire le crabe paresseux. La question « Pourquoi n'es tu pas venu
hier ? » (Syntagme 55, Conte n°9), montre bien que Dieu n'aide
que ceux qui sont endurants. L'observation du tableau nous permet de voir que
le caractère endurant des autres animaux a permis à Dieu de bien
les construire. Mais la paresse du crabe a produit l'effet contraire à
l'exception du scorpion qui est aussi resté chez lui. La puissance de
Dieu n'a d'effet que si celle-ci est aidée par la bonne volonté,
l'endurance des êtres à construire.
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