2.2.5 Comment se déroule l'énonciation d'un
conte ?
Les contes sont, de façon traditionnelle,
racontés lors des séances qui sont la plupart du temps
organisées dans la spontanéité. Le conte est un moyen de
divertissement, de distraction, de partage des idées, autrement dit, un
moyen de didactique, donc d'édification de la personne humaine. A ce
titre, son énonciation intervient à chaque fois que le besoin de
se distraire ou d'enseigner se fait sentir. Lorsque plus d'une personne se
retrouvent en un lieu, (nous insistons là-dessus, car il peut s'agir de
n'importe quel lieu et il est aussi important d'avoir plusieurs personnes), une
séance de contes peut avoir lieu. Nous avions dit plus haut que ces
séances de contes se tiennent le plus souvent la nuit chez les Lokpa et
dans la plupart des sociétés africaines. Quelques exemples pour
nous illustrer. Anssoumane CAMARA nous explique : « Tous ces contes
sont dits la nuit après le repas du soir dans la grande cour devant le
vestibule85i Il fait ainsi allusion aux Malinké de la
Guinée où comme chez les Lokpa les contes sont dits la nuit. Une
étude menée par Marguerite A. Kafoui GAGLOZOUN, au
Sud-Bénin chez les Aja nous apprend que les contes sont également
essentiellement dits la nuit. Elle nous l'exprime en ces mots : « La
profération du conte en pays aja a généralement lieu la
nuit86. » Remarquons avant de continuer que l'auteur fait
ici preuve d'une prudence avérée en employant l'adverbe
généralement car comme nous l'avons montré plus
haut, il peut arriver que le conte soit dit n'importe où et surtout
à n'importe quel moment. Ce qu'il faut retenir, c'est que le conte se
dit traditionnellement « la nuit après le repas du soir »
en famille, entre amis, entre couches sociales de mêmes âges
ou hétéroclites, c'est-à-dire composées de jeunes,
vieux, femmes, jeunes filles, jeunes garçons, bref de tout ce qui entre
dans la composition d'une communauté. Le choix du soir pour raconter les
contes paraît universel. En effet, Jean Du BERGER a rapporté dans
son article le propos d'une Canadienne.
85 Anssoumane CAMARA, op. cit. p.65.
86 Marguerite A. Kafoui GAGLOZOUN, Le rôle
social du conte dans l'aire culturelle aja, Mémoire de
maîtrise, UAC, 2008-2009, p. 23.
Elle nous apprend que : « Chez-nous, ils se
rassemblaient le soir. Ceux qui ne savaient pas de contes chantaient des
chansons, et ceux qui ne savaient pas de chansons contaient des contes.
C'étaient des réunions d'hiver. On se réunissait
souvent87. » L'évidence est là. Le soir est
le moment privilégié pour le conte. Mais il faut rester tout de
même prudent pour ne pas dire que toutes les sociétés du
monde ont en commun ce moment de la journée pour se raconter des contes.
Comme il est dit, qui n'a pas fait de recherches n'a pas droit à des
conclusions, surtout hâtives.
Cependant, chez les Lokpa, puisque c'est d'eux qu'il est
question dans ce mémoire, la séance peut être
spontanée : c'est-à-dire plusieurs personnes se retrouvent puis
dans la causerie, les langues se délient et les contes fusent. Dans ce
genre de séances spontanées, chacun essaie de prouver qu'il a la
meilleure maîtrise de la parole ; les sujets se succèdent ; chacun
devient conteur à tour de rôle ; on s'arrache la parole ; on
interrompt le conteur pour faire de commentaire ou pour poser des questions,
pour s'assurer qu'on a bien suivi ; on rit, chante et parfois, on danse.
Une séance familiale peut être sollicitée
par un enfant ou une autre personne désireuse d'écouter des
contes, ou proposée par le père, la mère ou un autre
membre de la famille pour plusieurs raisons : distraire, enseigner ou
rassembler les membres d'une famille.
L'enfant sollicite une séance de conte surtout pour le
plaisir d'en écouter, de se distraire mais rarement pour en avoir un
enseignement car l'enfant n'est pas conscient qu'en écoutant les contes,
ceux-ci agissent sur lui. Ce dont il est conscient et ce pourquoi il aime
à les écouter, c'est la drôlerie des histoires
racontées, la beauté du langage ( par langage il faut entendre
les gestes théâtralisés du conteur, les mots simples et le
ton comique, les mimiques, les chants et parfois des esquisses de pas de danse
du conteur) utilisé pour dire ces contes, et surtout cette
liberté qu'il a de prendre aussi la parole et de dire un conte ou encore
de faire un commentaire sur le conte, souvent en interrompant le conteur (son
père, sa mère, son oncle, son frère ainé ou sa
soeur ainée, son cousin, sa tante, ou encore son voisin). Toute chose
qu'il n'a pas le droit de faire en temps normal, dans un entretien familial
normal, duquel il est de toute façon généralement exclu.
Une séance de contes accorde ainsi à l'enfant des libertés
qu'il n'a pas d'habitude. Ce qui a pour conséquence l'engouement de
l'enfant pour ces séances. Il y prend plaisir. Il s'édifie sans
s'en rendre compte. Car la séance de contes libère l'enfant de
ses complexes, l'intègre dans un groupe social, et lui donne la
possibilité d'apprendre la prise de parole en public. Ceci fait du conte
une arme didactique surtout que l'enfant et aussi les adultes ne sont pas
conscients qu'ils apprennent, qu'ils s'édifient. Et pourtant, tout en
douceur, dans un climat détendu, le conteur inculque
son idéologie, sa pensée, sa vision du monde. Tous sont unanimes,
du moins les adultes, que le conte éduque, enseigne. Mais ce que la
plupart ne savent pas c'est, comment le conte s'y prend pour enseigner. Ils se
cramponnent au seul message du conte qu'ils pensent être édifiant.
Mais au-delà de ce message, l'énonciation elle-même du
conte est une occasion pour apprendre, pour apprendre à vivre, pour
apprendre l'art de la parole, pour apprendre à transcender ses peurs,
ses complexes, pour apprendre à parler devant un public, exercice que
tout le monde n'est pas capable d'accomplir.
C'est pour cette raison que certains parents proposent des
séances de contes. Ces séances présentent plusieurs
atouts. Si les enfants prennent plaisir à entendre, à
écouter les contes, les parents sont surtout heureux de faire porter
certaines valeurs ancestrales et éthiques aux enfants sans forcer, en
jouant avec les mots, la parole. Ceux qui savent ce qu'ils veulent, qui ont des
idées, de l'idéologie qu'ils veulent transmettre en douceur, il
n'y pas autre moyen que le conte. A travers donc le conte et ses personnages
parfois allégoriques, le conteur met en scène la
société des hommes traversée par plusieurs courants de
pensées, et n'occulte pas de mettre en valeur ce qu'il pense être
mieux pour l'humanité.
Une séance s'ouvre par des devinettes. C'est du moins
de cette façon que s'ouvraient les veillées de contes selon la
tradition. Les devinettes sont des tests du degré d'intelligences et
aussi de mémoires de l'assemblée. Ce sont deux genres
différents, mais qui, à cause de leurs critères
d'énonciation, se retrouvent proches ou rapprochés. D'ailleurs le
conte chez les Lokpa est Mi5tè et la devinette
lsusuulè. Les formules qui introduisent aussi
les deux genres diffèrent. Pour le conte on dit : Ta
tíí et l'assemblée répond
Ta yàà ; alors que pour poser une
devinette on dit Tìntìntàà
et l'assemblée répond
Tàà. Nous ne pouvons ici vous donnez le
sens exact de ces expressions. Car elles ressemblent plus à des
onomatopées qu'à des expressions portant un sens précis.
Les devinettes ouvrent donc les séances de contes chez les Lokpa comme
dans la plupart des sociétés d'Afrique noire. Pour preuve,
Christiane SEYDOU nous dit « il est instructif de voir qu'aux
veillées enfantines, les séances de contes sont
fréquemment précédées par des échanges de
devinettes, comme si l'exercice imposé de découverte de l'objet
réel dissimulé sous l'image proposée, était une
sorte de gymnastique de l'esprit, d'entraînement pour la saisie du sens
réel du conte, masqué sous le voile de la fiction. »88
Reconnaissant la justesse de ce propos, nous nous détachons tout de
même de deux points :
les devinettes ne précèdent pas uniquement, chez
les Lokpa, les veillées enfantines mais toutes sortes de
veillées de contes. Aussi est-il clair que chez les Lokpa la devinette
n'a pas toujours ou presque jamais un rapport direct avec le sens
réel du conte. Elle se veut, il est vrai, un échauffement
avant le début des hostilités. Elle peut aussi intervenir au beau
milieu d'une veillée comme pour calmer les esprits et les
préparer à la suite de la veillée. Si la veillée de
contes était un match de football, la devinette serait alors à la
fois l'échauffement d'avant le début de la rencontre, la pause de
la mi-temps et celles précédent les prolongations qui sont,
rappelons le, au nombre de deux, s'il n'y pas la règle
particulière de « mort subite » qui met fin à la
rencontre dès que l'une des deux équipes marque un but pendant la
prolongation.
Ainsi la veillée chez les Lokpa, quelle que soit sa
forme, est le lieu de partage de la parole. Il n'y pas de modérateur. La
discipline d'une séance veut que chacun soit libre, mais en même
temps laisse celui qui a la parole parler, conter jusqu'au bout. Il peut
être naturellement interrompu par moment, mais il finit toujours son
histoire avant de céder le tour.
Le conteur, quand il a la parole, demande toute l'attention de
l'auditoire en lançant T? tíí et
il attend, avant de poursuivre, la réaction de son auditoire. Celui-ci,
pour montrer qu'il est prêt à recevoir le conte, répond
T? yàà. Le conteur reprend la parole,
il devient ainsi modérateur, chef de la séance, celui qui est
écouté, celui qui explique, celui qui répond aux questions
de l'assistance, celui qui reçoit et assume les âneries de son
public, le point de mire de l'auditoire, mais cela ne dure que le temps de
l'énonciation de son conte. Dès qu'il cède la parole, le
nouveau conteur, c'est-à-dire celui à qui la parole est
donnée devient comme le précédent le point de mire et ce
quelque soit son âge, son sexe, sa taille, son statut social.
Le T? tíí et le
T? yàà permettent d'établir le
contact entre le conteur et son auditoire, le locuteur et l'interlocuteur.
C'est ce que Roman Jakobson appelle la fonction phatique du langage :
autrement le contact entre le
conteur/destinateur et l'auditoire/destinataire ou
récepteur. C'est un aspect très important dans
l'énonciation d'un conte. Le conteur fait tout pour garder l'attention
du public. Il l'interpelle aussi par moments pour s'assurer que le
contact reste constant. Ainsi pose-t-il souvent des
questions telles que : « Tu écoutes89 ? ».
Dans ce cas le conteur s'adresse à une personne spécifique dans
l'assistance, mais ce faisant, il interpelle toute l'assistance. Le conteur
s'adresse ainsi à toute l'assistance « Alors que chacun
prépare sa voix » pour leur demander de se préparer
pour un chant ou encore il leur dit « Vous entendez ? Vous
répondez, viens vite, viens »90 pour leur donner
des instructions afin de bien l'accompagner dans le chant. Le chant
lui-même est une occasion de complicité
89 Voir corpus de contes : conte n°8, syntagme
n°8
90 Voir corpus de contes : conte n°8,
respectivement syntagme n°57 et n°59
entre le conteur et son auditoire. Le conteur chante et
l'assistance l'accompagne en choeur. Autrement pour les phases des chants, le
conteur est le chanteur soliste et l'auditoire lui sert de choeur. Là
aussi jusqu'à la fin du chant le contact entre conteur et auditoire
reste constant. L'énonciation du conte est non seulement une situation
de communication telle que décrite par Jakobson mais aussi beaucoup plus
complexe. L'auditoire n'écoute pas juste, il prend aussi la parole par
moment sous l'effet de l'histoire, ou du conte ou encore du
message, ou si voulez du
référent contextuel du conteur.
L'interlocuteur, en prenant la parole pour poser une question ou pour faire un
commentaire, agit également et sur le conteur qui devient pour un court
temps lui-même auditeur, destinataire, et
également sur les autres auditeurs qui assistent à la
veillée. Dans le conte n°3 par exemple, un auditeur intervient pour
corriger le conteur (ici un enfant de sept ans) qui a mal utilisé un
mot. Il a dit l?yàs?91 au lieu de
l??hs? (les perdrix). Le conteur reprend et
répète ce que l'interlocuteur qui est ici sa mère lui dit.
L'enfant/conteur, ce faisant, apprend et s'édifie. C'est
également ce que nous avons expliqué à la même page
avec la notice n°30. Les exemples se succèdent ainsi dans le
corpus. Le conteur est entrecoupé par l'auditoire qui, soit, veut une
explication, fait un commentaire, encore taquine le conteur ou essaie de le
déconcentrer. Ce jeu participe de l'apprentissage de la prise de parole
en public.
Pour établir un schéma de communication
représentant la réalité de l'énonciation du conte,
il faut considérer le conteur et son public à la fois dans les
rôles de destinateur et de
destinataire car le rôle change dès que
l'un ou l'autre prend la parole. Si la fonction
expressive de Roman Jakobson se rattache à
l'émetteur, l'énonciation du conte
donne lieu à des surprises. Des surprises en ce sens que le conteur
(émetteur) est lui aussi influencé par
son auditeur qui s'exprime et devient
émetteur. Selon Jakobson, en effet cette
fonction du langage
« lui permet d'exprimer son attitude, son
émotion, son affectivité par rapport à ce dont
iiparle.»92 Certains indices permettent de
retrouver les traces de cette fonction dans une
situation de communication. « Jakobson propose de
ranger sous cette catégorie, en plus des interjections (la forme
linguistique la plus caractéristique) toutes les marques phoniques,
accentuelles, grammaticales ou lexicales qui manifestent la couche «
émotive » de la langue93 ». Nous nous
permettons d'ajouter à cette liste de Jakobson les gestes, les soupirs,
les expressions du visage du conteur et de son auditoire au cours d'une
séance de contes. Ce sont malheureusement des aspects que nous ne
pouvons transcrire dans notre corpus.
91 Voir conte n°3, la notice 29 pour plus
d'éclairage.
92 Jean-Pierre Meunier, Daniel Péraya,
Introduction aux théories de la communication, p.74.
93 Idem
Cependant, nous retrouvons des onomatopées
(interjections et marques phoniques selon Jakobson) qui jalonnent notre corpus
et transmettent les fibres émotives du conteur et de son public. Nous
pouvons ainsi entendre (au lieu de lire car ces onomatopées n'ont de
valeur réelle que quand on les entend), t?t? dont fait
référence la notice n°33 est une onomatopée qui
indique la réaction d'un auditeur satisfait par l'idée qu'a eue
le personnage de poser un piège.
Kpàyàtà
kpàyàtà
kpàyàtà
kpàyàtà est une onomatopée
utilisée dans le conte n°2 qui traduit la démarche
irritée du personnage. Le conteur a choisi cette onomatopée
à titre satirique. Pour se moquer du comportement du personnage.
AÔÔÔ
kpénè est aussi
une onomatopée dite par un auditeur pour témoigner de sa
pitié aussi dans le conte n°3.
A part ces onomatopées, conteur et auditeur font des
commentaires. Signalons avant de continuer que les commentaires du conteur
visent à appuyer son projet, le message qu'il veut délivrer.
Alors que les auditeurs réagissent pour parfois mieux comprendre ou pour
exprimer leur état d'âme face à ce qui est dit. Nous avons
par exemple dans le conte n°6 le conteur qui qualifie le mouton de
söyöntÔ/poltron,
puis il utilise assez d'adjectifs péjoratifs pour parler du mouton en
montrant carrément son aversion pour un tel comportement.
yúú94
wàtàlàkàs? (tout puissant) contenu dans le
conte n°4 est ici un court panégyrique du conteur pour louer le
personnage dont il trouve extraordinaires les exploits. C'est souvent une
appréciation qui est laissée à l'auditeur. Cette auto
appréciation montre que le conteur est ici influencé par son
message au même titre que son auditoire ou même plus que ce
dernier. Le conteur veut s'accentuer sur ce trait caractéristique du
personnage en le vantant pour mieux attirer l'attention, l'intérêt
de l'auditoire. Il est là dans une logique persuasive pour
parler comme Jakobson qui verrait dans cette attitude du conteur la
manifestation de la fonction conative. Il n'aurait, de toute
façon, pas tort car le style du conteur Lokpa joue beaucoup sur cette
fonction du langage. D'ailleurs il n'hésite pas à lancer à
l'endroit de son public « Tu vois, c'est depuis ce jour que ce qu'on
appelle avoir confiance en autrui. Ce qui a mis fin à la confiance entre
deux personnes. Aujourd'hui, tu vas l'entendre95. » Il
tente déjà de convaincre l'auditoire bien avant le début
même du conte. Plus loin, il ajoute « Tu quittes
Kokossika96 ou Bortoko ou encore ailleurs pour venir ici car tu veux
qu'on partage de la viande. Jour et nuit tu viens. C'est fatiguant. »
En associant l'auditeur à l'histoire en lui donnant le rôle
d'un des personnages, il pousse ainsi l'auditoire à réagir. Il le
fait parfois de façon plus directe en
94 C'est onomatopée qui exprime
l'étonnement, le rufus de croire, l'isolite d'un fait. Elle peut
être négative comme et peut être positive. Ceci
dépend de la situation. Dans ce conte elle est positive, utilisée
pour louer le héros
95 Conte n°8, syntagmes 4, 5 et 6
96 Kokossika(K?l??kpàkà) est mon village
natal, situé à environ quatre kilomètres de Bortoko
(Pàntókó, un autre village) et à une vingtaine de
kilomètre de Foumbéa. Le conteur savait que j'étais
originaire de ce village.
posant une question : « Alors n'est-ce pas qu'il a
fait confiance à l'autre ? » Dans ce conte, l'auditeur
visé répond. Nous pouvons lire « C'est vrai »
(syntagmes 32 et 34). Le conteur peut aussi utiliser un proverbe ou une
énigme pour avertir, mettre en garde l'auditeur, pour lui faire adopter
une position. « P? tö? k?
sösàà túkà
?tú?úlé
s? k?s?
m?t? tàà
k?s? y?l?
» qui signifie en français « C'est pour cela
que les anciens ont dit ce proverbe : « Relève le sorgo, ne
relève pas l'homme. » que nous retrouvons à la fin du
conte n°10 de notre corpus témoigne de la volonté du conteur
de mettre en garde. Il utilise un proverbe des « anciens » pour
s'éloigner du message et lui donner une valeur universelle et le faire
mieux accepter par l'auditoire.
Le conteur s'assure ainsi au fur et à mesure qu'il
conte que son message est compris et accepté. Bref que son message
passe. L'énonciation du conte est le lieu par excellence où l'on
voit ainsi se manifester la fonction conative.
Sans nous perdre dans des considérations savantes,
rappelons, car nous l'avions dit plus haut, que le conteur, pour garder son
auditoire, use d'élégance de la parole, un beau langage pour
faire passer son message. Ce message peut être comique, poétique,
pathétique, humoristique, grave, triste. Le ton du message dépend
du style du conteur, de son projet et du message qu'il veut transmettre
à travers son conte.
Le conteur peut aussi, lorsqu'il ne se sent pas compris,
expliquer le mot, ou rappelle ce qu'il a dit plus haut pour s'assurer qu'il est
bien suivi par son auditoire : « Alors je vous avais dit que son ami
s'appelle Kànkànààmí. » (Conte
n°8 syntagme n°55). Il fait ici un bref rappel qui a valeur de
précision pour permettre à l'auditoire de le suivre. Il arrive
que le conteur explique un mot lorsqu'il n'est pas sûr que son auditoire
sait de quoi il parle. Ainsi dans le conte n°7, notre conteur fait une
mise au point sur un mot qu'il croit n'être pas très accessible
à tous. Alors il explique : « ?
nàà w? p?n??
?n? mpàà?à
pà yà pàc?nt?/Tu vois ceux, ce sont eux
qu'on appelle palmes ». Le mot gras en italique est
celui que le conteur a jugé utile d'expliquer en montrant un palmier qui
était non loin de l'endroit où se tenait la veillée. C'est
une chose qui est souvent rare dans l'énonciation d'un conte car la
plupart du temps, le code, comme le nomme
Jakobson, est commun à l'assistance. Tous les membres, ou presque tous,
partagent normalement le code. Ceci s'explique par le simple fait que le conte
est dit en Lokpa, langue que partage toute l'assistance. Seuls parfois les
enfants ont besoin de certaines précisions pour comprendre certains mots
dont l'usage n'est pas usuel.
Il peut aussi arriver que le conteur fasse un emprunt dans une
autre langue que celle que l'auditoire a en commun. Pour cela, il doit aussi
expliquer le mot ou l'expression empruntée. «
F?mp??à k?
mp? töô
c?là?à tom k?
/Le nom Foumbéa vient du Yom. S?
höt???
s?kpélú?u
(ft)?Jt)
bíyàyà97)/ Cela signifie
?petite forêt ? (forêt//enfant)
» a expliqué un conteur dans le conte n°6 (syntagme 12 et
13). Comme on peut le voir, ces précisions et explications ne sont pas
gratuites.
Schématisons pour mieux comprendre :
Contexte (monde virtuel du conte, projet du conteur :
distraire, enseigner) Fonction référentielle
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Message (style comique, poé- tique, pathétique
ou humoris- tique) Fonction poétique
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Destinateur (Conteur) Fonctions expressive et conative
|
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Destinataire (Auditoire) Fonctions conative et expressive
|
Contact (Parole, gestes du conteur et de
l'auditoire). Fonction phatique
Code (Lokpa, autres langues, gestes, mimiques,
onomatopées) Fonction métalinguistique
Figure1 : Schéma des fonctions du langage
d'une énonciation de conte chez les Lokpa inspiré du
schéma de Roman Jakobson
L'évidence saute ici à l'oeil. Le destinateur et
le destinataire, c'est-à-dire, le conteur et l'auditoire, interagissent
les uns sur les autres. Les fonctions expressives et conatives peuvent
être rattachées à chacun d'eux. Ce qui montre que
l'auditoire, au cours d'une énonciation de conte ne reste pas passif.
Autrement dit il n'est pas juste auditeur-spectateur. En plus d'être
celui à qui le conte est destiné, il a la possibilité de
parler, d'agir directement sur le conteur, à qui il peut faire dire
autrement certaines choses ou carrément changer d'argumentaire, ou
à qui il donne des explications ou des mises au point utiles pour la
poursuite du conte (voir Conte n°10, syntagme 15). Dans ce cas l'auditeur
donne une précision, une explication qui aide ici le conteur à
poursuivre. Nous avons, dans le premier conte du corpus les syntagmes n°73
et n°74 qui représente respectivement le commentaire d'un auditeur
et la réponse du conteur. C'est cette complicité entre le conteur
et son public qui rend l'énonciation d'un conte
97 f??? bíyà?à vient du Yom, une
langue parlée dans la Donga et classée dans la catégorie
des langues GUR au même titre que le Lokpa ou L?kpa (ou encore Dompago)
selon la prononciation originale.
et la veillée agréable et riches en instructions
et en divertissements. On retrouve, à travers notre corpus, des tas
d'exemple illustrant cette complicité conteur-auditeur : Conte n°3,
syntagmes n°2, 10, 21, 44, 45, 48, 52, 62 ; Conte n°4, syntagmes
n°37, 185 ; Conte n°6, syntagmes n°7 et 129 ; Conte n°7,
syntagme n°19 ; Conte n°8, syntagmes n°15, 32, 34, 37, 56, 61,
67, 91, 99, 105, 111, 114, 146 ; Conte n°9, syntagmes n°23, 73, 79,
81 ; Conte n°10, syntagmes n°21, 38, 63, 86, 101, 107, 118, 120, 146,
152, 170,180, 182, et 190. Ces interventions de l'auditoire sont
justifiées par deux aspects de l'énonciation : les auditeurs
interviennent parce que le conteur les interpelle ou ils interviennent car le
message les touche directement et les pousse à réagir. Le premier
aspect est rattaché au style du conteur et le deuxième au
message. Les interventions sont une des unités de mesure de
l'intérêt de l'auditoire pour le conte raconté.
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