2.2.3 Qui dit le conte ?
Le conte peut être dit par tout le monde. Une
séance de contes est une situation de communication exceptionnelle chez
les Lokpa. Dire un conte n'est pas une affaire de spécialiste. Tout le
monde peut dire le conte ou du moins tout le monde est autorisé à
dire un conte. Ce n'est l'apanage de personne. Mais, il faut souligner que tout
le monde nen'est pas capable. Pour dire un conte, selon les Lokpa, il faut que
le conteur soit intelligent. Le conte n'est pas une histoire qu'on apprend par
coeur et qu'on vient réciter. Le conte, c'est toujours une nouvelle
histoire qui porte la marque de l'énonciateur, du conteur. Une
même histoire,
racontée par des conteurs différents, se
révèle à chaque fois une nouvelle histoire. Le conteur ou
énonciateur crée une nouvelle histoire grâce à son
intelligence et à son imagination. Autrement dit : «
S'inspirant généralement de canevas de récits existants,
il laisse libre cours à son imagination, à son intelligence et
à ses autres aptitudes pour transformer la fiction en vécu, pour
grossir et embellir ou pour grossir et enlaidir le vécu.
»83 Ceci dit, il est donc clair que toute femme, tout
enfant, tout homme doté des qualités ci-dessus citées est
un potentiel conteur. Alors quand nous disons que tout le monde peut raconter
un conte, il faut comprendre : tous ceux qui sont dotés de
qualités que nous avons pré énumérées. Les
Lokpa estiment que pour être un bon conteur, il faut être capable
de s'inspirer des évènements insolites du vécu quotidien,
rassembler ces fait et en faire une belle histoire. Car selon eux, le conte
raconte des expériences souvent vraies, mais qu'on aurait du mal
à prendre pour vraies si elles ne sont pas habillées du manteau
de la fiction, c'est-à-dire des histoires fausses, du mensonge.
D'ailleurs certains contes portent carrément l'étiquette
pôp?ti)
mólàà (mensonge / contes ou
contes mensongers). La vraie expérience racontée comme un conte
ne choque pas, elle est acceptée comme telle. C'est cela le boulot du
conteur : raconter des histoires vraies ou totalement imaginées, mais
avec beaucoup d'élégance et d'éloquence. Le conteur par la
formule initiale Ta tìì attire
l'attention de son auditoire et celui-ci répond Ta
yàà pour montrer au conteur qu'il a toute son attention
(Nous reviendrons sur le rôle de ces formules dans la performance du
conte dans la suite de notre développement). Pour l'heure notons que le
conteur ne peut pas raconter un conte sans un auditoire. Autant le conteur a de
l'importance aux yeux de son auditoire, autant l'auditoire est important pour
le conteur. La particularité des séances de conte chez les Lokpa,
et ce qui rend la présence d'un auditoire nombreux très
importante, c'est qu'il n'y a pas de conteurs professionnels. Il y a ceux qui
savent mieux que les autres raconter un conte ; mais il n'y a pas de conteur
professionnel. N'importe qui dans l'auditoire peut à son tour prendre la
parole et dire un conte. C'est une spécificité que semble aussi
partager d'autres peuples d'Afrique noire. Tout le monde qui le désire
peut être conteur. Ainsi, au cours d'une séance l'on assiste
à un changement de rôle : conteur -*
auditeur ou destinateur -* destinataire, pour
emprunter les terminologies de Roman Jakobson et de Greimas. On se passe la
parole, on se l'arrache comme le ballon dans un match de football. La situation
de communication s'avère intéressante, car le conteur agit sur
son public et le public agit sur le conteur. Le conteur est, par moment,
interrompu, sommé d'expliquer quelque chose que l'auditoire aurait bien
voulu mieux comprendre. Dans notre corpus nous avons mis entre
parenthèses certaines interventions de l'auditoire. Ainsi pouvons-nous
lire « (Acì veut
83 Ascension BOGNIAHO, op. cit.
chercher à abuser d'elles de cette
manière) », un simple commentaire sur le comportement du
lièvre dans le conte. Ces commentaires et interventions de l'auditoire
rassurent le conteur et lui démontrent de l'attention de son public.
Il peut arriver que le conteur pose directement certaines
questions aux auditeurs ou à un membre de l'auditoire pour s'assurer
qu'il a bien compris ce qu'il raconte. C'est aussi sa façon à lui
de garder l'attention du public.
Ce qu'il convient de retenir dans cette partie, c'est qu'il
n'y a pas de conteurs professionnels chez les Lokpa. Tous ceux qui se sentent
capables de prendre la parole ou même de l'arracher (car à
certaines occasions, lorsque la séance devient électrique et
passionnée, chacun cherche à faire entendre sa voix), peuvent
raconter leurs contes. La séance devient un concours de "qui dit mieux".
Chacun raconte son histoire à tous et tous écoutent le conteur
jusqu'à la fin de son conte.
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