1.3.4 La morphologie du conte africain selon Denise
PAULME
Partant des difficultés de classification, des
classifications hasardeuses, très peu scientifiques observées
dans l'approche classificatoire du conte africain, Denise PAULME tente une
nouvelle méthode. Les travaux de Propp, ayant établi des
ressemblances entres les contes, n'ont pu montrer leurs différences.
Comme elle, d'autres chercheurs s'étonnent de l'échec du Russe.
PAULME le constate en ces mots : «Plusieurs auteurs, notamment en
France Cl. LéviStrauss et Cl. Brémond, A. Dundes aux Etats-Unis
se sont interrogés sur les raisons de cet
écheci70 Pour ne pas être confrontée au
même blocage que les autres chercheurs, PAULME prend pour appui la
fonction telle que Propp la définit. Elle se garde cependant de
reproduire l'ordre consécutif des séquences comme Propp le
soutient. Pour elle, les séquences n'ont pas toujours l'ordre de cause
à effet. Elle dit « l'ordre dans lequel se suivent les
séquences n'est pas immuable : ainsi la rencontre d'un médiateur
n'est pas toujours indispensable ; si elle a lieu, elle se fait aussi bien
avant qu'après l'énoncé d'une épreuve qui peut
elle-même avoir disparu.»71 Il est clair que PAULME
remet ici en cause le caractère arbitraire de la succession des
séquences narratives telle que prônée par Propp. Tare que
va combler Paulme.
69 Communications, 8, 1966. Recherches
sémiologiques : l'analyse structurale du récit.
70 Denise PAULME, La mère
dévorante, Gallimard, 1976, p.22.
71 Idem., p.23.
Elle se démarque également de la limitation du
nombre de séquences dans un conte. Elle précise à cet
effet la possibilité d'avoir des récits dans le
récit. Car « il arrive qu'une séquence
élémentaire, sinon plusieurs se gonflent jusqu'à former
une histoire indépendante à l'intérieur de la narration.
Ces récits dans le récit (ce sera par exemple celui des
différentes tâches que le héros se voit imposer)
obéissant eux-mêmes à certains arrangements qui ne sont pas
en nombre illimité, mais forment des sortes de moule où se coule
la narration.»72 Ce deuxième principe vient
désavouer Propp qui soutient que le conte a une narration assez
simplifiée ; nous entendons ici par narration, la structure
générale du récit. Cette distance prise par rapport
à certains principes « proppiens » permet à
Denise PAULME d'approcher le conte sur deux dimensions : structuraliste et
ethnologique. Elle part de la notion de manque. Pour elle le
héros du conte cherche toujours à combler un manque qui peut se
présenter sous plusieurs formes : la faim, le manque d'affection, le
manque de connaissance de soi, le manque d'amour, etc. Elle établit
alors une nouvelle classification du conte africain. Selon elle, il existe sept
(07) types de conte :
- Le type ascendant : le héros part d'un manque,
arrive à une amélioration, puis parvient à combler le
manque.
Le conte n°9 de notre corpus répond partiellement
à ce type. Nous disons partiellement, car si selon PAULME, le personnage
part d'un manque qu'il comble à la fin de son aventure, notre conte
théoriquement suit cette logique. Le crabe, comme tous les autres
animaux, parvient à se faire construire par Dieu. Mais le crabe,
étant le personnage principal, n'arrive pas à obtenir la
tête et le cou, conséquence de sa paresse.
Schématisons :
- Manque : le néant, pas d'êtres vivants sur la
terre.
- Amélioration : Dieu décide de créer les
êtres vivants. Déclenchement du processus de création.
- Manque comblé : tous les êtres vivants sont
créés avec toutes leurs facultés et toutes les composantes
du corps, sauf le crabe qui manque de cou et de tête et qui se retrouve
avec ses yeux placés sur ses épaules.
Théoriquement le manque est comblé, mais dans
les faits, le crabe, personnage principal, est pénalisé. Il vit
en tant qu'être créé mais avec des malformations. Ceci est
fait exprès par le conteur pour faire passer son message (Voir le
chapitre sur La satire de la paresse à la page 79).
- Le type descendant : le héros part d'une
situation normale, puis assiste à la détérioration de sa
situation, et finit dans le manque. Aucun conte du corpus ne répond
à ces critères. Le conte n°8 pourrait répondre
à ces critères, mais jusqu'à la fin du conte rien ne
montre que le hérisson a perdu l'amitié de l'escargot.
- Le type cyclique : dans ce type de conte, le
héros part d'un manque, il parvient à améliorer sa
situation, puis comble son manque. Mais sa situation se détériore
à nouveau, puis il se retrouve dans sa situation initiale de manque ou
de manque comblé s'il était parti d'une situation normale.
Le conte n°3 convient à ce type. Le personnage
principal arrive à capturer le poisson qui venait détruire son
champ après des tentatives vaines. Mais le poisson usant de ruse lui
échappe pour toujours.
- Le type en spirale : c'est un type de conte pas
facile à repérer selon l'auteur. Dans ce type de conte, le
héros est souvent aidé pour sa bonté envers d'autres
personnages ; souvent ce sont des animaux. Ils l'aideront plus tard et le
sortiront des situations de vie ou de mort dans lesquelles il se retrouvera. Le
conte part ainsi d'un manque du héros, puis d'une amélioration
suivie du comblement du manque. Le héros se voit trahi par un traitre,
puis il tombe à nouveau dans le manque, aidé, il améliore
à nouveau sa situation, et comble définitivement son manque.
Le conte n°2 semble très proche du type cyclique.
Mais dans ce conte, ce ne sont pas des personnages, des alliés animaux,
comme le dit PAULME, qui aident le héros mais plutôt trois
conseils appliqués à trois situations différentes ont
permis au héros de résoudre ses problèmes et de
réussir sa mission.
- Le type en miroir : dans ce type de conte, deux
personnages partent pour une même quête. Soumis aux mêmes
épreuves l'un réussit grâce à sa conduite
exemplaire, mais l'autre échoue pour s'être mal comporté.
Pendant que l'un revient à la maison avec du trésor, l'autre
revient avec le malheur.
Le conte de type en miroir s'identifie au conte n°5
où la terre et le ciel, ayant partagé les deux oeufs
découverts par la terre, se retrouvent à égalité :
chacun ayant emporté son oeuf chez lui. Mais la terre mange tôt
son oeuf. Le ciel garde le sien qui éclot et donne une femme. Le ciel a
réussi sa mission ; mais la terre a échoué à cause
de sa gourmandise.
- Le type en sablier : ce type de conte met
également deux personnages en scène : le héros et
l'antihéros. Contrairement au type en miroir, les deux personnages
partent avec des situations opposées au départ. Le héros a
un manque, pendant que l'antihéros
jouit d'une situation normale. A la fin de l'histoire,
l'antihéros se retrouve dans le manque, et le héros voit son
manque comblé.
- Le type complexe : comme l'indique le nom de ce
type, l'on retrouve parfois dans certains contes la combinaison de plusieurs
types. Le conteur pour faire passer son message combine plusieurs thèmes
et parfois plusieurs contes mettant en pratique ce qui est « la
logique des possibles narratifs » chez Claude Bremond. C'est le cas
du conte n°1 de notre corpus.
Dans ce conte, un peul se voit privé de la femme de sa
vie (manque) puis avec l'aide des tortues, il réussit à reprendre
sa femme (manque comblé et en même temps nouveau manque chez son
rival qui pourrait être ici notre antihéros). Le conte
aurait pu s'arrêter à ce niveau. Mais non ! Le conteur poursuit.
Le peulh donne un boeuf en récompense aux tortues. Elles ne savent pas
comment faire pour tuer le boeuf (manque). Le lièvre propose son aide et
le boeuf est tué (manque comblé pour les tortues). Mais le
lièvre, ayant aidé les tortues, prend avec stratégie
possession de toute la viande du boeuf (manque pour les tortues). Elles, les
tortues, s'y opposent et proposent un partage équitable. Le
lièvre accepte (manque à nouveau comblé). Le conte aurait
pu aussi prendre fin à ce niveau. Mais c'est sans compter avec
l'ingéniosité du conteur. Le lièvre propose de ramener la
marmite chez le roi avec, bien entendu, un peu de viande à
l'intérieur. Il se fait arrêter par les épouses du roi pour
avoir cassé la marmite. Il est ligoté au bord de la route (manque
pour le lièvre. Il est privé de sa liberté). Le conteur
aurait pu s'arrêter aussi à ce niveau pour punir le lièvre
pour sa gourmandise. Le conte se poursuit. Le lièvre parvient à
échanger sa place avec le singe (manque comblé pour le
lièvre, mais nouveau manque pour le singe) Le singe sera battu par les
femmes du roi. Il arrive à s'échapper grâce à la
corde qui se brise (manque comblé, liberté acquise). Là
encore le conte continue, alors que le conteur aurait pu s'arrêter
à ce niveau et donner une leçon au singe et à ceux qui se
comporteront comme lui. Mais contre toute attente, il continue. Le singe, assis
sur un rocher en train de se plaindre des douleurs atroces causées par
les coups des épouses du roi, entend une tortue pouffer un rire. Il
décide de manger la tortue en compensation des coups reçus
(manque comblé chez le singe car il peut se venger en mangeant la
tortue, mais un manque, un problème pour la tortue). Plus tard
aidée par le chien, la tortue échappe à la mort (manque
comblé pour la tortue) mais le singe est à nouveau dans la
tourmente car pourchassé par le chien (un nouveau manque pour le singe).
Le singe et le chien brisent la meule de l'hyène dans leur course folle.
L'hyène, plus forte que le singe et le chien, exige qu'on répare
sa meule (manque pour le chien et pour le singe). Le singe use de ruse, et fait
croire à l'hyène que le chien pourrait réparer la meule
(situation difficile pour le chien, donc manque. Le singe
se sent tirer d'affaire, alors manque comblé). Mais la
joie du singe est de courte durée. Le chien usant aussi de ruse exige la
peau d'un singe et du miel pour coller la meule. Voyant que l'hyène lui
décoche toute la peau, le singe va fuir poursuivi par l'hyène. Le
chien recouvre sa liberté pendant que le singe perd complètement
la sienne (manque comblé pour le chien, situation complètement
instable chez le singe).
Schématisons :
- Manque : le peul s'est vu arracher sa femme, il souffre sans
l'affection de celle-ci. - Amélioration : rencontre du peulh avec les
tortues qui proposent leur aide.
- Manque comblé : les tortues sont parvenues à lui
ramener sa femme.
- Manque : Pour les tortues qui manquent de moyen pour tuer leur
boeuf.
- Amélioration : le lièvre propose son aide pour
abattre le boeuf.
- Détérioration de l'acquis : le lièvre use
de ruse pour s'emparer de toute la viande.
- Amélioration : les tortues refusent le partage du
lièvre et le lièvre accepte de partager équitablement.
- Manque comblé : la viande est partagée
équitablement.
- Manque : le lièvre est privé de sa liberté
par les femmes du roi.
- Amélioration : l'arrivée du singe et son envie de
prendre la place du lièvre - Manque comblé : le lièvre
recouvre sa liberté en mettant le singe à sa place. - Manque : le
singe se trouve pris au piège du lièvre.
- Amélioration : la corde se brise.
- Manque comblé : le singe recouvre sa liberté et
s'en fuit.
- Manque : le singe veut manger la tortue. Celle-ci est dans
l'impasse.
- Amélioration : les chiens s'intéressent à
la situation de la tortue et proposent de l'aider.
- Manque comblé : le singe est pourchassé par le
chien. La tortue est libre.
- Nouveau manque : le singe et le chien brisent la meule de
l'hyène qui exige réparation - Amélioration : le singe a
usé de ruse pour faire croire à l'hyène que le chien est
issu
d'une famille où l'on répare les meules
brisées.
- Détérioration de la situation : le chien usant
aussi de ruse accable le singe en disant qu'il a besoin de la peau de singe
pour réparer la meule.
- Manque comblé : le chien échappe à
l'hyène. Mais le singe profite d'une liberté précaire car
poursuivi par l'hyène.
Nous avons dans ce conte une combinaison de types ascendants
et descendants. Puis si nous considérons la séquence du singe
comme personnage principal, nous voyons qu'elle est de type cyclique : le singe
part d'un manque (ligoté) puis comble ce manque (il se libère et
s'en fuit), mais au lieu de savourer sa liberté et de vivre normalement,
il décide de manger la tortue. Il finit par perdre définitivement
sa liberté (manque pour toujours) à cause de l'hyène qui
cherche à se venger. La séquence du singe commence sur un manque
et se termine sur un manque.
Ce conte que nous pensons pouvoir classer dans la
catégorie des contes de type complexe illustre bien la complexité
du type. Les personnages ne sont jamais restés les mêmes. Les
sujets traités aussi ont varié selon la séquence. Nous
avons au total cinq séquences dans lesquelles nous assistons à
l'apparition d'un nouveau personnage qui tient le rôle principal. Le
conte est conçu comme une pièce de théâtre ou un
feuilleton dans lequel les personnages apparaissent et disparaissent.
La classification de Denise PAULME trouve son
originalité dans le fait qu'elle prend en compte tous les contes. Le
récit des contes est, soit simple, soit complexe. Et lorsqu'un
récit est très complexe, il peut tout de même être
classé dans la dernière catégorie.
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