2 . les textes cibles de Pascal Quignard : esquisse
d'un art poétique
La quête originelle est bien ce qui anime
l'écriture de Pascal Quignard. Et c'est en cela que son approche de la
Bible fait sens. Elle est un biais, un matériau littéraire de
cette quête. Les outils de l'écrivain sont toutes les formes de
réécriture.
Les références et les citations de vers
bibliques et d'épisodes bibliques sont, nous l'avons vu, un moyen de
faire appel à l'imaginaire collectif des lecteurs.
165 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXIII, Ç Les trois
listes de fantômes È, Paris, Grasset, 2002, p. 199
Traduire des vers bibliques est pour Pascal Quignard un jeu ;
il se pla»t à élaborer un texte multilingue ; une mini-Babel
se constitue sous sa plume dans une entreprise de déprogrammation
subversive. Le mélange des langues, latin, grec, français,
allemand, anglais, aboutit selon Yves Hersant à une Ç langue
étrange et multiplexe166 È, volontairement aberrante
parfois : Ç Ovide a écrit : A dance By an Huntsman in the
night167. È Traduire en tous sens est pour l'écrivain
abolir les frontières entre les langues et rétablir le concept
d'une langue unique et supérieure, comme une Ursprache, ainsi que nous
l'avons vu. Traduire la Bible est un moyen d'abolir les frontières du
temps, c'est mêler l'ancien et le moderne, c'est lier le sacré au
profane dans une quête supérieure de sens areligieux.
Toute réécriture est ainsi inscrite dans cette
quête générale. Celle-ci se traduit dans la lettre
quignardienne par la quête d'une écriture plus originelle, plus
originale, qui semble se diriger vers la forme du conte, vers une
esthétique du petit et du concis.
Nous voulons dans cette partie explorer quel serait un possible
Ç art poétique È de l'écrivain. DéÞnir
quels
166 Yves Hersant, Ç Le latin sur le bout de la langue
È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard,
Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 455
167 Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2006,
§60
sont les enjeux de cette esthétique du fragment que
semble contenir son écriture et dont on trouve les traces les plus
manifestes dans la forme simple qu'est le conte.
a . une esthétique du fragment
Ç La fragmentation est l'âme de
l'art168. È
Les réécritures bibliques apparaissent dans
l'édiÞce des essais de Pascal Quignard comme des vitraux dans une
cathédrale : elles représentent l'esprit impalpable qui y
règne, elles y diffusent une lumière, des couleurs. Elles
émaillent son texte comme les vitraux percent la pierre. Elles
apparaissent par touche, séparées les unes des autres.
L'unité biblique est rompue ; la somme, l'ensemble,
l'édiÞce qu'est le texte biblique est démonté, ses
pierres en sont désolidarisées, et Pascal Quignard se pla»t
à en émailler sont texte. Mais ces morceaux, il ne se contente
pas de les glisser dans l'édiÞce de sa pensée, avant cela,
il les retaille, les polie, les retravaille.
Nous assistons, dans le traitement des textes bibliques par
Pascal Quignard, à un double phénomène de fragmentation et
de réécriture. La Bible est éclatée dans les textes
quignardiens et ces éclats sont
168 Les Ombres errantes, op. cit., Paris, Grasset, 2002, p. 62
retravaillés, remodelés, transformés par
la plume quignardienne. Nous avons déterminé
précédemment quels sont ces fractions, ces morceaux de Bible.
Nous voulons, avant de revenir sur eux, poser un regard sur cette
méthode de réécriture qu'est la fragmentation et en
déÞnir les enjeux. Nous utilisons pour cette analyse les propos de
l'auteur dans son ouvrage Une Gêne technique à l'égard des
fragments169 qui porte sur La Bruyère, auteur le premier, aux
yeux de Pascal Quignard, à avoir systématiser l'écriture
fragmentaire.
théorie du fragment
L'écriture fragmentaire est bien ce qui
caractérise l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les Petits Traités
et le Dernier Royaume en sont les meilleurs exemples, cinquante-six
traités eux-mêmes découpés en souschapitres par des
pattes de mouche constituent le premier ensemble, une succession de
pensées de longueur variable, organisées plus ou moins
thématiquement en chapitres constitue le second ensemble qui est un work
in progress. Une écriture en lambeaux qui correspond, qui incarne
l'esthétique des sordidae qu'est celle de l'écrivain. Un goLt
pour ce qui est
169 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986,
réédition Galilée, 2005
en morceaux, ce qui est dépecé, de facon
générale pour tout ce qui est vile et que nous dissimulons
à notre propre conscience.
La désarticulation est un thème cher à
l'écrivain qui a consacré une préface aux Blasons
anatomiques du corps féminin :
Rares sont les époques qui dirent aussi
précisément quel idéal du corps féminin de la femme
tyrannisait leur désir. Rares aussi bien les époques oà
les poètes avouèrent aussi crüment les répugnances
que les corps des femmes suscitaient en eux. De l'enfance à la mort nous
ne cessons d'explorer à l'aveuglette une sorte de corps qui nous
contient sans doute mais aussi qui nous ravit à nous-mêmes. Nous
ne le possédons jamais. Nous ne le comprenons jamais. (É) Des
morceaux de membres partout, des déchets, des fragments de peau partout
et des cicatrices partout qui les suturent mais qui brusquement, on ne sait
pourquoi, saignent un peu, comme la lance du conte, ou qui brusquement
s'irritent ou purulent, tels des souvenirs violents qui reviennent à
l'improviste et gagnent et empourprent en un instant la face170.
Le corps, sa désarticulation, ses déchets, son
ordure sont ce qui intéresse Pascal Quignard, ce qui suscite chez lui
une fascination, ce qui est selon lui la vraie nature de l'homme et de ce
monde. Un goLt qui se retrouve dans son écriture qui est paratactique,
déconstruite, hachée, brusque, erratique, fulgurante. Elle est
faite de segments, de propositions juxtaposées ; Pascal Quignard
pratique
170 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris,
Gallimard, 1982, p. 144
abondamment l'asyndète et le zeugma. Une percussion,
une explosion parfois. Une écriture multidirectionnelle171,
destinée à dérouter le lecteur, à le surprendre.
Pascal Quignard place cette écriture sous le patronage
de La Bruyère. Comme lui, dont il fait une supposée biographie
dans Une Gene esthétique à l'égard des
fragments172, il veut privilégier le discontinu au
linéaire, prôné par le classicisme à la Boileau, il
préfère les bouts, les morceaux, les miettes, les rognures, les
lambeaux. Il préfère la miniature, à l'instar de son
personnage Edouard Fufooz qui collectionne les choses les plus petites du monde
dans Les Escaliers de Chambord173.
Pascal Quignard, glosant le patronage de
Théophraste revendiqué par La Bruyère,
évoque les Proverbes de Salomon174, dont il dit qu'ils sont
sans rapport, mais qu'ils restent une source pour la forme. Le proverbe, tel
que pratiqué dans le livre biblique, semble obéir à un
Ç dualisme réßexe175 È, mettant toujours
en
171 Olivier Renault, Ç L'éclat bouleversant de
l'attaque È, Pascal Quignard, Critique, tome LXIII,
n°721-722, juin-juillet 2007, p. 467
172 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986
173 Les Escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989
174 Une Gene technique à l'égard des fragments,
op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 17
175 ibid., p. 49
balance une notion et son contraire, soulignant toujours la
séparation, l'opposition.
De Salomon176 à Pascal Quignard en passant
par La Bruyère, on passe du proverbe au fragment en conservant la forme
d'une série discontinue de passages réßexifs,
poétiques, narratifs.
Le fragment est Ç la citation, le reliquat, le
talisman, l'abandon, l'ongle, le bout de tunique, l'os, le
déchet177 (É) È Citations que tire Pascal
Quignard de la Bible. Reliquats que sont les vestiges des textes apocryphes,
destinés à tomber dans l'oubli de la civilisation qui les
rejette. Talismans que sont certaines scènes bibliques qui nous
délivrent les secrets de notre être, comme le sacrifice d'Abraham,
Ç il y a dans notre héritage des plaies incurables178
È. Bout de tunique, comme Ç la frange du vêtement È
du Christ qu'une femme saisit dans l'attente d'un miracle qui arrive
effectivement179. Déchets de l'existence quotidienne, de
toute l'existence.
176 TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 967-1000
177 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 44
178 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XCV, Ç La montagne
È, Paris, Grasset, 2002, p. 302
179 Evangile selon Luc, Ç Guérison d'une femme et
résurrection de la fille de Ja ·ros È, 8 ; 44, TOB,
op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1482
vie fragmentée
Aux yeux de Pascal Quignard, c'est bien de l'existence
elle-même que procède cette fragmentation, la séparation
des sexes étant une rupture en soi, la différenciation des sexes
étant une séparation de l'homme d'avec lui-même. C'est ce
que raconte le second récit de création de l'homme :
Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme qui
s'endormit ; il prit une de ses côtes et referma les chairs à sa
place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à
l'home en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria : Ç Voici
cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l'appellera
femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise180.
È
De l'ish est créée l'isha, de la
séparation de la chair d'avec le corps vient la différentiation
des sexes.
La naissance humaine est elle aussi en soi un
déchirement, une séparation, une mise en pièce du couple
mère-enfant. La défusion des corps, dans la différence des
sexes et dans la naissance, rend l'existence humaine Ç structurellement
fragmentaire181 È.
180 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ;
21-23, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24
181 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 27
La séparation d'avec la femme, d'avec la mère,
d'avec Ç une femme qui parlait l'allemand È, d'avec une femme
qu'on a aimée, voilà les déchirements qui mettent la vie
d'un homme en morceaux, en miettes, en lambeaux.
La mort enÞn est une séparation, une rupture
ultime. Ç Pour les hommes la vie est 1. inachevable, 2. interrompue, 3.
malmenée de part en part par cette coupure imprévisible. Telle
est la condition temporelle de l'homme182. È
La vie est éclatée, découpée,
hachée, succession de séparations auxquelles l'écriture ne
sert pas de suture, de couture, puisqu'elle est elle-même encore
fragmentée, inquiète, discontinue.
écriture en lambeaux
Pascal Quignard s'attache au détail, à la petite
chose, au moindre. Le tout petit, un seul mot parfois peut contenir et
résumer la totalité d'une pensée. Les lapsus en disent
parfois plus long que tout un discours. Voilà un postulat qui dirige
l'attention de l'écrivain et justiÞe son écriture.
182 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XLVI, Ç Sur le mot
grec aorista È, Paris, Grasset, 2002, p. 130
L'élément premier de cette écriture
fragmentaire est l'attaque, cette facon qu'a l'auteur de lancer une phrase
affirmative au lecteur. Des éléments donnés sans
explication, livrés dans leur étrangeté, dans leur
incongruité. Une déclaration, une proclamation, un ton formel qui
surprend le lecteur, l'arrache à la douceur de la lecture, le fait
s'interroger ; pourquoi ? est-ce vrai ?
Les premiers mots des livres de Pascal Quignard sont toujours
des provocations. <<Jean de La Bruyère avait une
préférence marquée pour la couleur verte183.
È << Tous les matins du monde sont sans retour184.
È << Le chant du coq, l'aube, les chiens qui aboient, la
clarté qui se répand, l'homme qui se lève, la nature, le
temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce185.
È Une attaca, un bloc, une
hétérogénéité, une plongée dans
l'univers quignardien, une rupture sans préparation d'avec le monde
<< réel È. Pascal Quignard ne ménage pas son
lecteur, aucune complaisance, c'est une forme de violence qu'il lui
inßige.
Le corps des livres de Pascal Quignard reste dans cette
esthétique de la discontinuité et de la rupture. Les chapitres ne
se suivent pas thématiquement. Ils sont
183 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 7
184 Petits Traités, op. cit., premier traité,
<< Traité sur Cordesse È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 13
185 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris,
Grasset, 2002, p. 7
découpés en une infinité de petites
parties séparées ou non par des pattes de mouche. En leur sein,
les phrases ne sont pas toujours coordonnées entre elles, Pascal
Quignard usant de la parataxe. Au cÏur de la phrase enfin, les mots ne
sont pas toujours liés non plus, les figures du zeugma et de
l'asyndète dominent. Un seul exemple :
Collection de peintures mirifiques et ruineuses Un hareng
saur.
Un petit morceau de pain rongé.
Une ciboule et son vase.
Hu»tres et jambon.
Une flute contenant du vin rouge de 1640. Tabac et pipe.
Une botte d'asperge du XIXème
siècle186.
Une liste qui atteste à la fois de cette
écriture hachée et du goLt de Pascal Quignard pour les choses
viles de l'existence, des véritables natures mortes ici.
A toutes les échelles donc Pascal Quignard pratique et
affectionne la fragmentation. C'est bien ce travail de mise en pièce
qu'il réalise avec la Bible. Il brise l'ensemble, il brise la somme et
parsème son texte des morceaux ainsi obtenus. Il y a des pertes.
Beaucoup de livres de la Bible ne sont jamais évoqués par Pascal
Quignard. Quant à ceux qui sont cités, leur destinée est
incertaine. Certains épisodes seront réduits, diminués,
186 Sordidissimes, op. cit., chapitre LXI, Paris, Grasset, 2005,
p. 185
restreints pour Þnalement n'être plus que quelques
mots, Ezéchiel est réduit à une phrase187,
alors que Jonas188 est réécrit presque dans son
intégralité, entre deux volumes du Dernier Royaume, alors que la
Genèse est constamment convoquée, qu'elle émaille
l'ensemble de l'Ïuvre essayistique de Pascal Quignard.
Certains épisodes retiennent en effet
particulièrement l'attention de l'écrivain, donnant
lieu à nos yeux à une réécriture utilisant la forme
du conte.
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