b . le conte
<< Les contes précèdent à jamais les
pensées189. È
conte
L'histoire du conte est fondée sur une contradiction
majeure, celle d'une forme orale devenue écrite. Le conte est donc
à la fois une forme originelle, orale, on parle de
187 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre VIII, <<
L'étreinte fabuleuse È, Paris, Grasset, 2005, p. 37 ; cite
Ezéchiel, 7 ; 22, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 627
188 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXVIII, Paris, Grasset,
2002, p. 226 et Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Paris, Grasset,
2005, p. 252 ; cite Jonas 1-4, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
189 Sordidissimes, op.cit., chapitre XX, << Sur la
braguette saillante des Portugais en 1542 È, Paris, grasset, 2005, p.
72
conte populaire, et une forme récente, écrite,
on parle alors de conte littéraire.
Au Moyen åge, le terme conte a une acception obscure, on
ne sait pas vraiment si elle désigne alors le texte lui-même ou sa
source orale. A partir de cette période et jusqu'à nos jours, le
terme conte désigne toujours une forme brève, une contrainte due
à son origine orale. Le conte devient le lieu spécifique
d'expression du merveilleux gr%oce aux contes de fées du XVIIème
siècle dont Perrault est le grand représentant. Le
XVIIIème siècle est celui du conte philosophique, dont Voltaire
est la meilleure illustration ; la liberté offerte par le
caractère merveilleux du conte laisse le champ libre aux utopies du
siècle. La forme brève du conte se confond parfois au
XIXème siècle avec la nouvelle, mais celui-ci reste toujours
tourné vers le merveilleux. Les siècles de la modernité
enfin sont ceux de la redéfinition et de la théorisation.
Les travaux de Propp190 et de
Bettelheim191, qui s'intéresse en particulier aux contes de
fées, nous permettent de restituer ici les enjeux majeurs de la forme du
conte. Tradition orale à l'origine, le conte a fait l'objet au fil des
siècles d'un processus de mise en écrit que l'on peut
caractériser de réécriture, car il met en action un
190 Vladimir Propp, Morphologie des contes, op.cit., Paris,
Seuil, 1970
191 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
Paris, Gallimard, 1976
phénomène de fixation du texte étranger
à la tradition orale, mouvante et changeante par définition.
Ecrire le conte, c'est en donner une réécriture
définitive, figée, fixée. La mise en écrit est
fixante.
Devenu genre écrit, le conte conserve certains codes de
l'oralité : la brièveté, la rapidité, la
linéarité et l'aspect ludique. Il est le lieu
privilégié de l'imagination et de la création car il est
un lieu de liberté. Il a des vertus divertissantes, ainsi le conte
merveilleux, ou édifiantes, ainsi le conte philosophique.
Cependant, la tradition de la morale, qu'elle soit
formulée à la fin du texte ou quelle soit latente dans le corps
du texte, place le conte dans le domaine de l'éducatif, un aspect
largement démontré par les travaux de Bettelheim. Le conte est
toujours porteur d'un sens. Il n'est pas une simple histoire. S'il appartient
assurément au domaine du narratif, il reste proche des ses
ancêtres de la tradition orale que sont le mythe ou le proverbe, version
longue ou courte de la sagesse populaire.
De ces deux ancêtres majeurs il conserve du premier le
lien avec le merveilleux, appelé divin par les croyants, mais aussi le
réßexe de la redite, de la répétition, outil
didactique permettant d`assurer la communication, la transmission du message.
Du second il retient le goLt de
la formulette, la pointe, la Ç lance192
È dit Pascal Quignard.
contes quignardiens
Le conte est bien la forme qui intéresse le plus
l'écrivain. Cette forme simple semble constituer à ses yeux
l'objectif de l'écriture, symbole de concision la plus extreme, forme
ramassée dont la charge significative est profonde.
Pascal Quignard, de son propre aveu, dirige son
écriture vers cette forme qui allie la sobriété et la
force de sens. Dans son oeuvre les contes sont nombreux. En voici les
principaux exemples.
La Frontière193 est un ouvrage dans lequel
il crée un conte d'après les secrets que contiennent les azulejos
du palais de la Frontière près de Lisbonne. Avec le concours de
José Meco, historien de l'art spécialiste des azulejos, Pascal
Quignard reconstitue l'intrigue amoureuse et politique des amours de
Mademoiselle d'Alcobaça, Monsieur d'Oreiras et Monsieur de Jaume.
192 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris,
Gallimard, 1982, p. 144
193 Paris, Michel Chandeigne, 1992
L'univers médiéval se retrouve dans L'amour
conjugal194, un conte sur l'amour et la vengeance dans un
décor de chevaliers et de Ç pastelliers È.
L'enfant au visage couleur de la mort195 est le
conte d'un enfant qui, pour avoir lu les livres, porte sur son visage la
couleur de la mort. Toute personne qui s'approche de l'enfant est lentement
mais irrémédiablement emporté dans la mort. Lorsque
l'enfant veut prendre femme, trois jeunes filles se présentent
successivement, trois noces ; les deux premières décèdent,
mais lors de la nuit nuptiale avec la troisième, l'enfant au visage
couleur de la mort Ç s'évanouit (É) faisant place à
la page d'un livre enluminé196. È Sur cette enluminure
est un Ç homme plus beau que n'est la naissance du jour197
È, et la troisième jeune fille s'éprend de cette figure de
papier, de cette image, elle la tient en main Ç sans cesse È,
cette Ç tête merveilleuse198 È, jusqu'à
en mourir elle aussi. Alors la mère de l'enfant brLle l'image, la page
enluminée, et dans les ßammes, celle-ci se contorsionne, Ç
développe l'image (É) de la tête
194 L'amour conjugal, Paris, Patrice Trigano, 1994
195 L'enfant au visage couleur de la mort, Paris, Galilée,
2005
196 ibid., p. 62
197 ibid., p. 64
198 ibid., p. 73
enluminée sur la page du livre199. È
Rythme ternaire, éléments de merveilleux, autant de signes de la
grammaire du conte qui sont présents ici.
La peinture de Valerio Adami, peintre et ami, lui inspire un
conte sur la création artistique : le père mort Ç arrache
toutes les lignes qui (É) couvrent [la toile] È du peintre et
Ç il les met sur son cr%one.200 È Puis il lui prend
ses yeux et s'en va regarder les vagues sur la rive d'un lac et leur parle. Un
conte narré par fragments, segments de phrases qui semblent
indépendants les uns des autres par les sauts de ligne, un effet de
juxtaposition, d'assemblage.
Quartier de la transportation201 est le livret
d'une exposition de Jean-Paul Marcheschi, un ami peintre de Pascal Quignard. Un
projet destiné à conserver la mémoire des bagnards de
Saint-Laurent-du-Maroni. L'artiste et l'écrivain ont créé
des vies humaines, inventé des silhouettes et des légendes.
Pascal Quignard invente des vies minuscules, en quelques lignes, des contes de
vies à ces êtres de mémoire. Il leur donne des
prénoms, des lieux de résidence, des épisodes de vie :
Haeno, Michel, Fursy, Lilith, Goliath, Eve, Annette, Gabin, Kouan Yin et
à chacun il rend son histoire, il crée sa légende.
199 ibid., p. 76
200 Valerio Adami, Paris, Galilée, 2006, p. 61
201 Quartier de la transportation, Rodez, éd. du Rouergue,
2006
Voici les principaux contes que contient l'Ïuvre de
Pascal Quignard. Mais si ces cinq contes le sont à l'échelle d'un
livre entier, les autres ouvrages de l'écrivain en contiennent de plus
petits encore. Les essais en comportent de nombreux. Les épisodes
bibliques en sont parfois la source.
contes bibliques
D'un mot, d'une image, d'une vision Pascal Quignard
recrée une histoire. Nous voulons ici revenir sur les
réécritures bibliques qui constituent à nos yeux une mise
en conte et expliquer en quoi nous pensons pouvoir faire commencer ces
récits par Ç il était une fois È.
Certains textes bibliques font, nous l'avons vu, l'objet d'une
réécriture dans leur ensemble, dans leur entièreté.
Sans forcément être repris dans leur intégralité,
certains textes sont réécrits dans la majeure partie des
éléments et surtout de l'esprit qu'ils contiennent.
Des personnages sont au centre de l'attention et de
l'écriture de Pascal Quignard. Jésus le premier, dont quasiment
toute la vie est réécrite, véritable petit évangile
que nous propose Pascal Quignard. Ç Il était une fois È un
petit enfant né à Nazareth qui fut placé dans une
mangeoire car ses parents étaient pauvres et manquaient de place (Les
Paradisiaques chapitre LXXV p. 260-261, Luc 2, TOB p. 1470). Il s'appelait
Jésus. Il était le Þls de Dieu et devint prêcheur. Un
jour, près du Temple de Jérusalem, devant la foule, il se baissa
pour écrire sur le sol (Petits Traités XXIème
traité p. 515 ; Jean 8, TOB p. 1525) mais personne n'y prêta
attention sauf son ami Jean, le plus Þdèle de ses compagnons. Ces
derniers, les apôtres, le suivirent dans les miracles qu'il accomplit,
comme celui d'une femme atteinte d'une hémorragie qui, touchant la
frange du manteau de Jésus, guérit immédiatement
(Sordidissimes chapitre LIV Ç Conte de l'hémorro ·sse
È p. 170, Luc 8 ; 43, TOB p. 1482). Mais la parole du Þls de Dieu
n'était pas la bienvenue sur terre, certains de ses compagnons la mirent
en doute (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres
errantes chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ; Matthieu
27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), et la
société le jugea (Les Ombres errantes chapitre XIX p. 59 ; Jean
18, TOB p. 1540) et le
condamna. Il fut crucifié dans la ville de
Jérusalem. Lorsqu'il est sur la croix,
un petit oiseau gris tout à coup descend et volette
autour de la croix. Il s'approche de Jésus et essaie à l'aide de
son bec d'arracher le clou qui est à la droite du seigneur et qui perce
sa main.
Le clou bouge un peu ; le sang coule sur sa gorge ; il recommence
encore.
Jésus ouvre les yeux, tourne son visage vers le petit
oiseau gris, le regarde qui s'échine. A voix très basse il lui
chuchote qu'en souvenir du secours qu'il a cherché à lui porter
sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à la fin des temps,
jusqu'à la fin du monde, jusqu'à l'engloutissement des oiseaux
dans l'espace202.
Au cours de la passion, un centurion romain, Longin, sur ordre
de Pilate, perce le ßanc du fils de Dieu.
C'était en vendredi - le jour oà
poussèrent les ronces et les épines, oà furent faites les
langues, oà s'approchèrent pour la première fois une femme
et un homme, oà Dieu inventa les sanglots. Alors le ciel s'obscurcit.
Alors la terre trembla. A cet instant, le sang de Jésus de Nazareth qui
coulait doucement sur le bois de la lance atteignit les doigts du centurion
Longin et les poissa. Il porta la main à ses yeux.
A l'instant oà le centurion Longin frotte ses yeux avec
le sang de Jésus de Nazareth qui coulait sur la hampe de sa lance,
aussitôt ses yeux se déssillèrent. Il crut. Il
renonça à l'état militaire. Il passa vingt-huit ans dans
un monastère, à Césarée, en
Capadoce203.
202 Petits Traités, op.cit., XXIIème traité,
Ç Traité du rouge gorge È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 531
203 Petits Traités, op.cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
615
Il mourut sur cette croix, ses derniers mots furent
adressés à son père, Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'as-tu abandonné ? È (Petits Traités XLVIème
traité p. 427, Matthieu TOB p. 1435, Marc TOB p. 1463). Quelques jours
plus tard, il revient à la vie, mais ses anciens amis ne le
reconnaissent pas, pas même la femme qu'il a aimée et qui l'a
aimé, Marie-Madeleine (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et
chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543).
Telle est l'histoire de Jésus que nous raconte Pascal
Quignard, un puzzle à reconstituer au fil de la lecture et qui nous
donne les clés d'un véritable petit conte : un héros, une
mission, une élection, des adjuvants, des opposants, du merveilleux, un
animal magique, des preuves et des épreuves et une fin. Une
écriture simple, concise, des répétitions qui soulignent
ce sur quoi l'attention doit se porter - le sang sur la lance. Une grammaire du
conte qui est ici respectée.
Outre Jésus, d'autres personnages de la Bible
retiennent l'attention de l'écrivain. Deux figures de l'Ancien Testament
deviennent les héros des contes quignardiens : Elisée et
Jonas.
Ç Il était une fois È un ermite, Elie,
qui vivait dans une grotte dans le Mont Horeb. Il refusait de Ç
reconna»tre
Dieu dans le bruit de l'ouragan È. Un jour, Ç il
y eut le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit,
il se voila la face avec son manteau. Puis il sortit et se tint à
l'entrée de la grotte204. È Il refusait de descendre
de sa grotte. Il refusa de descendre conseiller le roi Akhazias qui lui envoya
trois émissaires (Rois II, 1 TOB p. 418).
Alors il élut pour successeur Elisée.
Elisée ne remercia pas son maître mais répondit, levant les
bras lentement :
-Je sais que vous mourrez mais silence !
Aussitôt saint Elie mourut.
Alors Elisée continua de se pencher et ramassa le manteau
de saint Elie.
A dater de ce jour oà Elisée ramassa son
manteau, l'expression Ç être près d'Elisée È,
signiÞa Ç être heureux È.
S'approchait-on de lui, le soleil lançait ses rayons,
du sel surgissait dans la paume des mains, une écuelle neuve se posait
sur la table, une eau jaillissait à côté du pied. On voyait
bien que Dieu était auprès de cet homme.
Un jour, il se trouva que des petits enfants le suivaient en
troupe sur le sentier du mont Carmel ; ils se moquaient de son apparence.
Excédé saint Elisée tourna son regard vers la forêt.
Deux ours sortirent des buissons de l'orée et les quarante-deux petits
enfants périrent sans exception, tous déchirés, tous
dévorés. C'était un homme merveilleux.
(É) Un jour vint oà Elisée fut
frappé par la maladie qui devait aboutir à sa mort. Ce
jour-là Joas lui-même se déplaça. Arrivé au
pied du mont Carmel, il se déchaussa. Pieds nus, il monta vers lui. Il
pénétra
204 Petits Traités, op.cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
619
dans la grotte du saint. Il s'approcha de lui dans le noir car
le volet de la fenêtre de l'ermite était refermé. (Il y
avait une cahute de planches dans la grotte du mont Carmel.) Debout, touchant
le bois de la fenêtre, le roi Joas se mit à pleurer.
Il pleura tellement que ses larmes, passant par la rainure de
la fenêtre, coulaient sur le visage de l'ermite. Alors le vieil
Elisée se réveilla de la mort qui était en train de venir
et dit au roi, en s'essuyant la bouche et le visage avec le pan du manteau de
saint Elie :
-Va chercher un arc.
On apporta un arc au roi Joas.
-Bande ton arc.
Il le banda.
-Ouvre la fenêtre vers l'orient.
Il ouvrit le volet de planches.
-Tire !
Il tira.
Alors Elisée expira205.
Cette histoire est la réécriture exacte des vers
sur Elie et Elisée dans le second livre de Rois (Rois II 2 ; 3, 5, 13,
20, 21, 23-25, et 13 ; 14-17, 20 TOB pp. 418-419 et 433). Tous les
éléments du conte ne sont pas présents, mais la concision
et la linéarité du point de vue de la forme et la présence
d'un héros (Elisée), d'une mission (succéder à
Elie), d'un objet symbolique (le manteau), du merveilleux (les ours sortis de
la forêt) et d'une fin (la mort d'Elisée) du point de vue du
contenu en font le récit d'une destinée racontée,
contée.
205 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177
Jonas suscite aussi l'écriture d'un conte. Ç Il
était une fois È un homme, Jonas, qui voulait Ç se rendre
È à Tarsis. Il embarqua au port de Joppé. Le navire fut
pris dans une tempête et ses matelots tirèrent au sort un homme
à donner à la mer en sacrifice pour l'apaiser. Jonas fut
désigné. Il se laissa jeter à l'eau sans résister.
Un poisson l'engloutit. Submergé, Ç à l'instant
d'être engouffré dans l'ab»me È il s'écria :
Ç L'algue entoure ma tête, je descends dans les pays
d'autrefois206. È
Le personnage biblique fuit en fait une requête divine,
la tempête est le signe de la colère de Dieu et, avalé par
le poisson, c'est à Dieu que s'adresse Jonas207. La
divinité est évacuée au bénéfice de la
nature qui devient l'agent divin, la divinité à apaiser. Ce
conte, qui présente une nouvelle fois les éléments
clés du genre, héros, mission, opposants, mise à
l'épreuve et merveilleux, comporte une dimension quasi animiste.
Enfin, deux personnages de la tradition chrétienne,
absents des Ecritures mais présents dans la littérature et
l'imaginaire chrétiens, Alexis et Eustache, deux saints, font l'objet
d'un retravail par Pascal Quignard.
206 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Ç
Joppé È, Paris, Grasset, 2005, p. 252
207 Jonas, 1-4, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
La vie d'Alexis, dont le poème agiographique
rédigé en 1041 par Tedbalt qui en fait le récit est une
source de la littérature française et de la langue
française, est réécrite par Pascal Quignard dans Les
Paradisiaques208. Ç Il était une fois >> le
fils d'un préfet et d'une patricienne romains. Alexius devint adulte
et voulut prendre femme. Le soir de sa noce, il refusa de coucher avec sa
femme, il lui donna Ç un anneau d'or qui faisait le gage de
sa servilité symbolique et la quitta. >> Il se rendit à
Edesse, en Syrie, où se trouvait alors le saint suaire. Il fit
vÏu de pauvreté et rentra à la basilique de la Vierge
Marie d'Edesse où il resta dix-sept ans. Ç Soudain il eut
envie de rentrer chez lui. >> Il rentra chez son père. Mais
à Rome, personne ne le reconna»t. Il vécut en
mendiant dans le palais de son père, inconnu, pendant dix-sept
ans à nouveau. Sentant sa mort venir, il nota le récit de sa
vie. Une nuit, deux empereurs, Arcadius et Honoruis, et le pape Innocent
Ç firent tous les trois le même rêve qui leur montre un
mort sous l'escalier préfectoral. >> Alexis
fut découvert et le récit de sa vie avec lui, un officier
prend le parchemin et Ç lit tout haut, devant tous, sa vie
secrète.>> Ç Alexius quitte les siens pour rejoindre
l'unique image. >> Voilà la quête du héros, une
quête qui ne sera reconnu de personne de son vivant. Une quête
qui est
208 op.cit., chapitre XXVII, Ç Alexuis fils d'Euphemianus
>>, Paris, Grasset, 2005, pp. 140-144
sous le signe du merveilleux : le parallélisme des
durées, deux fois dix-sept ans, scelle la destinée du
héros. L'anneau est l'élément magique symbole de cette
quête, l'anneau étant un objet clé de l'univers des contes.
Le songe commun est aussi une donnée majeure du merveilleux du conte. Un
conte qui nous dit l'importance et le sens de toute vie secrète.
Le martyr d'Eustache-Placidus nous est enÞn
raconté dans un autre chapitre des Paradisiaques209. Ç
Il était une fois È un homme qui s'appelait Eustache et dont le
nom précédent était Placidus. Il dirigeait les
armées de l'empereur Trajan. Avec sa femme, ils avaient des jumeaux. Un
jour qu'il était à la chasse, Placidus leva un cerf, mais au
moment de le tuer, il eut la vision d'une croix dans les bois de l'animal,
Ç (c'était l'image de la croix servile sur laquelle le Þls
d'un dieu avait été cruciÞé sous l'empereur
Tibère.) È L'homme-cerf lui parla et lui dit Ç à
toi aussi il faut une souffrance. È Rentré chez lui, il
décida de se convertir Ç au dieu en forme de croix È. Sa
femme, ses deux enfants et lui furent baptisés. Il s'appela
désormais Eustache. Le pays d'Argentario, où ils vivaient, fut
alors touché de multiples épidémies et la famille eut
juste le temps de fuir en embarquant sur un bateau. Mais les matelots les
trahirent et jetèrent Eustache et ses deux
209 op. cit., chapitre LX, Ç Eustachius ante Placidus
vocabaturÉ È, Paris, Grasset, 2005, pp. 200-203
enfants à la mer aÞn de garder la femme à
leur merci. Tous les trois nagèrent jusqu'en Afrique, mais
arrivés là, chacun des deux enfants était sur la rive d'un
ßeuve et Eustache au milieu vit un crocodile s'emparer de la petite
Þlle et un lion du petit garçon. Ç La douleur de Placidus
fut plus profonde que celle de Job. È Mais les enfants avaient
été sauvés par des bergers et des pécheurs, ils
servaient alors dans l'armée d'Afrique. Mais la femme était
toujours en vie, elle était esclave dans l'armée Afrique.
Eustache retrouva l'empereur Trajan qui était en Afrique et prit le
commandement de l'armée. La première fois qu'ils se revirent avec
sa femme ils ne se reconnurent pas, avec leurs enfants ils ne se reconnurent
pas. La seconde fois qu'ils se revirent, ils parlèrent et tous se
reconnurent. L'armée de Trajan fut battue par Hadrien. Eustache et sa
famille, convertis au Ç dieu de la croix È, refusèrent de
sacriÞer à l'empereur. Ils furent exposés sur le champ.
Mais dans le cirque, les fauves, un lion et un crocodile, se
détournèrent d'eux après avoir reconnu les enfants qu'ils
avaient secourus des années plus tTMt. Ç Le douze des calendes
d'octobre È, Eustache et les siens furent sacriÞés.
Un héros, un animal magique (l'homme-cerf), une
destinée (celle de vivre un martyre similaire à celui du Christ),
des adjuvants merveilleux (les fauves bienveillants), des opposants (pirates,
empereur), et une
fin chargée de sens, une nouvelle fois tous les
éléments du conte sont présents.
Ainsi narrées, ces cinq vies, Jésus,
Elisée, Jonas, Alexis et Eustache, constituent cinq petits contes, cinq
destinées dont la dimension divine est évacuée par Pascal
Quignard au profit de leur dimension littéraire et philosophique. Ces
cinq personnages sont des héros, ils suscitent admiration, pitié
et crainte, et l'essence de leurs existences ne nécessite pas de longs
discours, quelques pages, quelques lignes suffisent pour en faire ressentir la
teneur et la profondeur.
Ces histoires, ces légendes, ces contes sont dans
l'écriture quignardienne une expérience, celle du changement de
forme. Les personnages bibliques et de la tradition chrétienne
deviennent des héros littéraires, incarnent des destinées
Ç romanesques È. La lettre biblique, dense, massive presque,
devient fragments, morceaux éparpillés, lambeaux parsemés
au gré de l'écriture.
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