3 . changement de forme; la quête d'une
forme originelle
Dans son traitement de la source biblique, dans ses
réécritures, Pascal Quignard opère un changement de forme
significatif. Changer de forme est toujours générateur de sens.
Mais, à un degré supérieur, dans l'écriture de
Pascal Quignard, ce changement de forme fait sens dans sa démarche
générale de quête des origines.
du monument à la poussière
De l'éclatement de la Bible naissent des éclats
de Bible, des éclats bibliques. Pascal Quignard fragmente son texte
source, le découpe, le dépèce, le malmène, et
recompose, recolle, réorganise les restes, les scories, les bribes qui
ont survécu à son entreprise sauvage.
Lorsqu'il découpe la vie de Jésus en onze
fragments qu'il éparpille aux quatre coins de son oeuvre, Pascal
Quignard fait retour vers l'animalité première qui est la
nôtre, vers notre sauvagerie initiale, vers notre férocité
originelle. Comme nos ancêtres dans les forêts, Pascal Quignard
erre dans la Bible à la recherche d'une proie. Comme nos ancêtres
affamés il se jette sur la plus belle bête : Jésus, figure
centrale du Nouveau Testament, Jonas, un des personnages les plus connus de la
Bible, mais aussi Alexis, héros du livre ancêtre de la
littérature
française et Eustache, personnage de La Légende
dorée de Voragine, elle aussi à l'alpha de la littérature
française. Et il déchire ses proies, s'en régale.
D'Elisée qui laisse les ours dévorer les quarante-deux enfants du
Carmel, Pascal Quignard dit qu'il Ç était un homme
merveilleux210 È. Eloge de la cruauté, de la
férocité, de la brutalité principielle.
Le changement de forme est une brutalité faite au texte
source. Il est une transformation. Partant de la somme, de
l'édiÞce qu'est le texte biblique, Pascal Quignard effectue un
travail de réécriture majeur en tirant le texte biblique vers le
conte, vers le fragment. Ce qui est grand et dense devient petit et
épars. Cette démarche est, nous l'avons vu,
idéologiquement désacralisante, la ·cisante. La Bible est
une source littéraire, pas seulement un livre de foi.
Littérairement, c'est un plaidoyer pour une forme, plaidoyer pour
l'inÞme et le minuscule.
Les réécritures bibliques de Pascal Quignard
sont l'essai d'une autre expérience du Livre. Les vies minuscules, les
petits contes que nous propose l'écrivain vont dans le sens de la
Ç redécouverte de la singularité du
210 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, p. 175
petit contre la domination du monumental211
È. D'un monument Pascal Quignard fait de la poussière, cette
matière dont nous sommes initialement issus. Retour à la
poussière, retour à la matière initiale, originelle.
retour vers les origines
Ainsi, faisant l'éloge de la férocité,
pratiquant l'esthétique du sordide, Pascal Quignard affectionne
particulièrement tout ce qui touche à notre origine, tout ce qui
est le signe de ce que nous fûmes et que nous rejetons, que nous refusons
d'avoir été, que nous refusons d'être. Sauvages nous
fûmes ; barbares nous sommes, semble nous dire Pascal Quignard lors qu'il
établit ce lien entre notre origine chasseresse et nos comportements
bellicistes modernes. Dans son écriture malmenante et brusque,
l'écrivain assume cette part d'origine qui est en lui, qui est en
nous.
Son écriture se tourne ainsi vers ses propres origines,
et les origines de l'écriture sont multiples et complexes. L'origine de
l'écriture, c'est la main qui trace : c'est la poussière de
couleur qui frotte une paroi, c'est le stylet qui grave une tablette, c'est le
pinceau qui effleure un
211 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, art.
cité, Pascal Quignard, Revue des Sciences Humaines, n°
260, octobre-décembre 2000, p. 64
parchemin. Puis c'est la machine, qui impose la même
écriture, la même forme aux lettres.
L'ancêtre de l'écriture, c'est la parole. Les
histoires furent racontées avant d'être écrites.
L'ancêtre de la lecture, c'est l'écoute, l'attention à la
voix.
Le grand ancêtre du livre, c'est le Livre, c'est la
Bible, c'est la première parole, la première écriture, la
première impression. L'ancêtre de la littérature
française, c'est la Vie de Saint Alexis, source la plus lointaine de la
langue française, c'est La Légende dorée, livre le plus
lu, le plus copié, le plus commenté avec la Bible au
XIIIème siècle.
L'ancêtre du français, ce sont le grec et le
latin. Pascal Quignard écrit même
Thèse :
Le Français n'est pas du latin qui a
dérivé. (Syntaxe qui n'a rien à voir avec Rome. Lexique
qui n'a rien à voir avec Athènes. Etc.)
Contre-argument :
C'est du latin tout court.
(Nationalisme :
Le latin, c'es du français de cuisine212.)
Pascal Quignard, dans l'ensemble de sa démarche,
réalise un retour vers l'origine, un retour vers l'originel, vers la
source, vers l'alpha, vers ce qu'il nomme l'objet petit a. L'écrivain
nous propose une archéologie de notre être et de nos pratiques de
langage, car l'homme se
212 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 160
définit ainsi : Ç nous somme un peu de
poussière et nous savons quelques chose des langues213.
È
Choisissant le conte et le fragment, Pascal Quignard se tourne
vers l'origine, car ils sont originaires, originels. La fragmentation est
à la source de toute l'expérience humaine, de l'origine de
l'individu à sa séparation finale d'avec le monde. Le conte est
tourné vers l'enfance, vers le silence de l'enfant qui écoute, il
est tourné vers le rêve, il est tourné vers ce monde de
l'avant qui est le Perdu de Pascal Quignard.
Mais dans cette remontée vers l'originel, le conte
appara»t comme une donnée paradoxale. Le retour vers le conte
constitue en soi un retour vers l'oralité. Pascal Quignard
développe dans l'ensemble de son oeuvre une haine de la parole. Il dit
écrire car c'est Ç la seule façon de parler en se
taisant214. È Une quête de silence. Une quête de
nuit. Une haine de la parole qui s'étend en une haine du langage. Pascal
Quignard est le Ç misologue È, le Ç logoclaste È,
le Ç phonoclaste È.
Il y a dans l'écriture et dans la vie de Pascal
Quignard un désir de quitter la langue, de s'arracher à cette
fatalité, de s'en défaire. Mais le silence est tout aussi
dangereux. Le mot sur le bout de la langue, l'autisme sont les
213 Petits Traités, op. cit., XLIIIème
traité, Ç L'oreille de Marie È, Paris, Gallimard, [1990],
coll. Folio, 1997, p. 370, cite Bérulle.
214 Le nom sur le bout de la langue, op. cit., Paris, P.O.L,
1993, p. 62
expériences de cette tragédie du silence.
<< Le langage est la seule résurrection pour ce qui a
disparu215 È ; aussi défaillant soit-il, le langage
est le seul à pouvoir exercer cette transmission216, cette
tentative de retour du Perdu. Il est l'unique moyen de consulter, de sonder les
origines du monde, de l'homme, de l'individu, de l'écriture, de la
littérature.
A l'image des Þls de Noé qui recouvrent la
nudité de leur père << à reculons (incedentes
retrorsum)217 È, Pascal Quignard écrit à
reculons, s'en retourne vers là d'où il vient, vers là
d'où nous venons. Un saumon qui fraie pour aller mourir là
où il vint au monde.
Se retournant sur son origine, se retournant sur son enfance,
Pascal Quignard se retourne sur la Bible. Elle est à la source de son
écriture. Nous avons vu les traitements qu'il lui inßige, le
travail de découpage qu'il effectue pour intégrer ce
matériau primaire, premier, principiel à sa démarche
littéraire.
215 Sur le Jadis, op.cit., chapitre XI, Paris, Grasset, 2002, p.
28
216 Laurence Werner David, << La mémoire la plus
lointaine È, Fabienne Durand-Bogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal
Quignard, Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 509
217 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LIII, << Le bois
sacré È, Paris, Grasset, 2005, p. 179-180
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