c . la Spetante
La Septante est la première version de la Bible
hébra ·que en grec, traduite à Alexandrie à partir
du IIIème siècle avant notre ère par des Juifs qui
auraient été au nombre de Ç soixante-douze È,
d'où son appellation indifférenciée de Bible d'Alexandrie
ou Septante. Cette traduction constitue une révolution dans
l'épistémologie théologique, mais cette version de la
Bible et les problématiques qu'elle soulève sont tombées
dans l'oubli jusqu'au regain d'intérêt de la recherche pour les
études bibliques lors de la découverte des manuscrits de
Qumrân.
Nous voulons dans cette partie revenir sur les données
historiques et les enjeux de cette version de la Bible. Nous nous pencherons
ensuite sur un texte particulier qui fut sans doute la source de Pascal
Quignard, la Lettre d'Aristée130, texte qui fait le
récit de la rédaction de la Septante. Nous verrons enÞn
dans quelles mesures le texte quignardien Les Septante131 constitue
une réécriture de la cette Ç lettre È.
Dans toute cette partie nous entendons par Septante le sens
originel de l'acception : la Septante au sens large désigne la
traduction entière de la Bible en grec qui fut faite durant de longs
siècles, mais initialement, au sens
130 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962
131 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
restreint, elle ne désigne que la traduction en grec des
cinq rouleaux de la Torah.
histoire
Les Juifs d'Egypte furent déportés depuis la
Judée lors de la domination de Ptolémée (entre 320 et
198 avant notre ère). Ils étaient au nombre de deux cent
mille et la moitié vivait à Alexandrie. Ils constituaient dans
la cité une ethnie reconnue, une politeuma,
bénéÞciant du droit grec. Mais l'hypothèse de
l'établissement d'une loi spéciÞque aux Juifs
expliquerait la traduction de la Torah. La lettre d'Aristée,
même si elle soulève des controverses, est la source la plus
ancienne et la plus complète sur l'origine de la Septante. Elle
aurait été écrite par un faussaire, un juif alexandrin
en vérité132. La source que constituent les
écrits d'Aristobule, qui écrit dans les années 175
à 170 avant notre ère, affirme que la traduction a
été faite sous le roi Ptolémée Philadelphe,
ce qui la place bien vers 250 avant notre ère. Une autre source,
Philon d'Alexandrie, raconte dans la Vie de Mo ·se la
rédaction de la Septante et ne parle pas de traduction
132 Marguerite Harl, Gilles Dorival, Olivier Munnich, La Bible
grecque des Septante, Du Juda ·sme hellénistique au
Christianisme ancien, Paris, Cerf/ CNRS, 1994, p. 41
mais de Ç prophétie133 È. La
confrontation des sources conÞrme la datation, sous
Ptolémée Philadelphe, Philon est le seul à situer le lieu
de la traduction sur l'»le de Pharos, Aristée est le seul à
faire mention du rTMle de Démétrios, commanditaire de la
traduction, et à annoncer les traducteurs au nombre de
soixante-douze.
La localisation égyptienne est attestée par les
scientiÞques en raison d'égyptianismes dans le texte grec. Le
nombre des traducteurs varie de soixante-dix à soixante-douze ; le
chiffre de soixante-douze se justiÞe par le nombre de six lettrés
par tribu de Judée, 6 multiplié par 12 fait 72, chiffre qui
représenterait ainsi l'ensemble d'Israël. Le chiffre soixante-dix
serait une abréviation. Tous sont des Juifs de Jérusalem.
Ces savants venus de Judée pour traduire la Torah en
grec ont écrit dans deux alphabets, ainsi en attestent les six
manuscrits de Qumrân qui portent des caractères Ç
hébra ·ques È, paléohébra ·ques dit
le bibliste Zeitlin, et des caractères Ç juifs È,
l'écriture carrée de l'hébreu.
L'histoire de la traduction est narrée dans la lettre
d'Aristée et est tenue pour partiellement vraie. Le texte de la Septante
pose des questions majeures d'ordre théologiques mais aussi
littéraires, en particulier sur la question de la traduction. Marguerite
Harl, spécialiste
133 ibid., p. 46
française des études sur la Septante, affirme
cependant que ce texte a été réellement Ç
écrit134 È, au sens où il possède une
réelle cohérence et ne constitue pas une simple traduction.
la lettre d'Aristée
Cette lettre est une source de la première
moitié du IIème siècle avant notre ère, cependant
sa datation exacte reste incertaine, les hypothèses vont de 200 à
80 avant notre ère. Cette lettre a un caractère
apologétique reconnu des tous les chercheurs. Elle est une apologie de
la traduction grecque de la Torah. Son objectif pourrait être politique,
à savoir soit de mettre en avant la tradition juive auprès des
Grecs d'Alexandrie face à l'hellénisation de la culture, soit
auprès des Juifs d'Egypte contre la traduction rivale de
Léontopolis135.
L'histoire de cette traduction est donc la suivante.
Aristée raconte à son frère Philocrate que le roi
Ptolémée, désirant faire entrer dans sa
bibliothèque d'Alexandrie les livres de Juifs, les rouleaux de la Torah,
consulte son bibliothécaire, Démétrios de Phalère
(Aristée superpose là deux événements,
Démétrios étant le bibliothécaire de
134 ibid., p. 260
135 ibid., p. 43
Ptolémée Lagos, initiateur du projet de
traduction, et la traduction effective ayant été
réalisée sous Ptolémée Philadelphe, son successeur)
qui suggère de faire traduire ces livres en grec par des hommes savants
choisis par le grand prêtre de Jérusalem. En échange des
livres, les esclaves juifs du royaume sont libérés.
Eléazar, le grand prêtre, accepte et envoie soixante-douze
traducteurs, six par tribu, tous savants en hébreu et en grec. Les
traducteurs sont accueillis et installés séparément dans
l'»le de Pharos où ils n'ont pas le droit de communiquer entre eux.
Après soixante-douze jours de traduction, tous ont terminé. La
traduction est identique chez tous les savants car la Loi leur a
été dictée par Dieu. Acquittés de leur tâche,
les traducteurs, le Soixante-douze, rentrent à Jérusalem.
La traduction semble miraculeuse : soixante-douze savants,
soixante-douze jours, soixante-douze textes identiques à la virgule
près. L'origine de cette traduction semble mêler
vérité historique et un certain degré de mysticisme. Il y
a, scientiÞquement, de l'original hébreu à la traduction
grecque, des inexactitudes dont il ne serait guère intéressant de
dresser une liste exhaustive, mais nous voulons présenter ici certaines
catégories de problèmes de traduction.
Les lettres d'origine sont en partie les lettres dites
carrées de l'alphabet hébreu. Le texte original n'est pas
vocalisé ni ponctué. Ainsi de nombreuses confusions ont pu
être faites entre des lettres hébra ·ques qui se
ressemblent, ainsi le resh et le dalèt, le khaf et le bèt, le
hèt et le hé, le gimmel et le noun, le samekh et le
mèm.
Une hypothèse historique vient expliquer certaines
inexactitudes. Le texte hébra ·que aurait été
d'abord translittéré en alphabet grec puis traduit. Une
étape de traduction qui multiplie le risque d'erreurs.
Des hypothèses font aussi état d'un changement
volontaire aÞn d'adapter le texte au public grec, par exemple de ne pas
utiliser de pluriel pour faire parler Dieu ou encore d'éviter les
anthropomorphismes136.
Littérairement, il y a des écarts stylistiques
importants entre le texte original et la traduction, le texte cible connaissant
des tours idiomatiques grecs. Il y a, comme dans toute traduction, un
allongement par rapport au modèle, car toute traduction devient toujours
un peu commentaire. Dans la traduction de textes religieux en particulier,
aÞn de rendre l'esprit du texte, la traduction est toujours
mêlée d'interprétation137.
Aussi, certains rabbins de Palestine, s'ils ont presque tous
reconnu plus ou moins explicitement que la
136 ibid., p. 209
137 Marc de Launay, Qu'est-ce que traduire, Paris, Vrin, 2006
traduction de la Septante était une bonne traduction,
si la question de son inspiration semble avoir trouvé une réponse
positive, pour certains, elle demeure une belle inÞdèle.
une belle inÞdèle
Nous ne jugerons pas ici de ce qu'est la Septante par rapport
à son modèle hébra ·que, mais, dans les
problématiques de réécriture et de traduction, la venue du
texte de Pascal Quignard en 1994, l'année même de la parution du
premier manuel français sur les études septantiques, celui de
Marguerite Harl, La Bible grecque des Spetante, Du Juda ·sme
hellénistique au Christianisme ancien138, il est
intéressant de voir dans quelles mesures Les Septante sont une belle
inÞdèle de la Lettre d'Aristée.
Revenons pour commencer sur la genèse de ce livre de
Pascal Quignard. Cet ouvrage est illustré par les pastels du peintre
Pierre Skira. Le projet des Septante est le premier à avoir réuni
les deux amis. Au cours d'une conversation, cette idée de faire revivre
l'Ïuvre des soixante-douze rabbins d'Alexandrie surgit, le projet
s'élabore : Pierre Skira réalise soixante-dix toiles aux
138 op. cit., Paris, Cerf/CNRS, 1994
pastels représentant des livres, toutes sont
assemblées en un grand cadre de deux mètres cinquante de hauteur,
et derrière chaque toile l'écrivain voulait glisser, écrit
sur papier bible, un extrait autographe de son texte. Il en résulte un
livre, dont l'éditeur est un galeriste, Patrice Trigano, qui
présente en miroir du texte de Pascal Quignard les livres peints par
Pierre Skira.
La lettre du texte respecte l'idée d'ensemble du texte
d'Aristée, mais des détails viennent souligner l'écart
entre la source et le texte final.
La lettre d'Aristée est à la première
personne, dans une situation de correspondance entre le rédacteur et le
destinataire, alors que le texte de Pascal Quignard se présente comme un
récit sur le mode impersonnel, détaché même, puisque
le premier chapitre, qui introduit la création de l'Ïuvre Les
Septante, nomme le peintre et l'écrivain par leur état civil et
leur provenance régionale : Ç Pierre Skira, Parisien, et Pascal
Quignard, Normand, montrèrent les Septante le 4 octobre
1994139 (É) È. L'auteur fait cependant une
référence à son texte source : Ç Le Juif
Aristée écrivit au Grec Philocrate ce qui s'était
passé140. È
139 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 9
140 ibid., p. 76
L'auteur introduit le contexte de création et
d'enrichissement de la bibliothèque d'Alexandrie, Ç manquaient
les livres des Juifs141. È Là Pascal Quignard
réinvente l'histoire, puisqu'il explique la présence de Juifs
à Alexandrie par leur propre volonté, ils seraient Ç
accourus du monde entier È, ce qui, nous l'avons vu, est historiquement
faux.
Il évalue le nombre de ces Juifs à trois cent
mille, ce qui est supérieur aux hypothèses historiques. Mais il
ne se trompe pas en précisant leur statut politique, une
politeuma142, et la sociologie de cette communauté.
Le roi Ptolémée Philadelphe143
désire obtenir les livres de la Torah. A sa demande, l'Ethnarque
d'Alexandrie, dirigeant de la communauté juive de la ville, va trouver
Ç le fonctionnaire juif Aristée È et lui fait part de la
requête royale. Ce dernier se charge de communiquer à
André, médecin privé du roi, son désir de voir en
échange des livres la libération des Juifs d'Alexandrie
réduits en esclavage. Ç Je saisis le prétexte de nos
livres pour délivrer ces gens de mon peuple parce que je voudrais que
vous procuriez au roi le motif d'un acte généreux. Qu'il
décrète la libération des soldats et le rachat des
esclaves. Daigne notre Dieu, qui n'a pas de
141 ibid., p. 10
142 ibid., p. 12
143 ibid., p. 55
visage, poser son regard sur lui144 ! >> La
libération des soldats est un ajout de Pascal Quignard.
Lors de la livraison des livres de la Torah - dont les lettres
hébra ·ques sont d'or, comme dans la Lettre -, Pascal Quignard
met en scène la déception du roi qui découvre l'alphabet
hébreu. Ç Une fontaine scellée, quelle soif apaise-t-elle
? >> Démétrios d'Abdère145, chargé
de la bibliothèque d'Egypte146, propose au roi
d'écrire au Grand Prêtre de Jérusalem Ç aÞn
d'obtenir la traduction la plus exacte mais aussi la plus sLre, pour
établir un texte digne de ton empire et conforme à ton
intention147. >>
Aristée est envoyé auprès du Grand
Prêtre Eléazar. Ç Tu vas pourvoir les bouches des Grecs de
quelque chose d'éternel148. >> Il adresse au roi la
liste des savants qu'il lui envoie. Ici pascal Quignard respecte parfaitement
le texte de la lettre. Les Soixante-douze sont nommés, six pour chacune
des douze tribus. Ç C'étaient tous des hommes du plus grand
mérite, d'excellente éducation, tous barbus, de parents
déjà distingués et qui non seulement étaient
passés ma»tres dans les lettres juda ·ques mais qui
s'étaient tous adonnés à la culture
144 ibid., p. 14
145 ibid., p. 16
146 ibid., p. 41
147 ibid., p. 16
148 ibid., p. 23
hellénique149. È Ces hommes, ainsi
présentés par Pascal Quignard, portent déjà en eux
quelque chose de providentiel tant ils correspondent au type même du
savant, du lettré. L'attribut physique de la barbe, si elle est une
obligation chez les Juifs religieux, constitue dans l'imaginaire
littéraire le signe de la sagesse et de la connaissance.
Les Soixante-douze à Alexandrie sont accueillis puis
interrogés ; le roi leur pose des questions à chacun. Pascal
Quignard ne transcrit que cinq de ces questions qui sont toutes l'occasion de
faire voir la grande sagesse des savants de Judée. Elles portent sur des
questions philosophiques majeures, le pouvoir, la guerre, la mort et la
sagesse150. Ç C'est ainsi que le roi d'Egypte
découvrit que les Soixante-douze étaient sages. È Petite
sentence conclusive qui vient à la fin de ce chapitre comme dans un
petit conte vérifier que l'information majeure est saisie par le
lecteur.
L'élément perturbateur intervient alors, c'est
Ménémède, qui Ç n'aimait pas les
Juifs151 È. Il se méfie de la ruse des Juifs, un
poncif antisémite, et pousse le roi à les faire séparer
afin d'éviter un possible complot. Lors de la visite de la ville, il
tente de corrompre les sages, il les
149 ibid., p. 28
150 ibid., pp. 31-32
151 ibid., p. 41
emmène au théâtre où une femme se
dénude152, mais tous sont vertueux et quittent la salle. Il
en résulte la fermeture de tous les théâtres Juifs
d'Alexandrie et l'exil d'Ezéchiel le dramaturge. Cette mise à
l'épreuve, qui est la seconde, après les questions du roi, fait
encore triompher les savants.
La construction des maisons pour les accueillir sur l'»le
de Pharos prend six jours, comme la Création. Les soixante-douze
intègrent les soixante-douze maisons séparées les unes des
autres, menés sur l'»le par soixante-douze barques, comptés
à l'embarquement et au débarquement. La traduction commence, et
avec elle une série de péripéties qui ralentissent le
travail des traducteurs. A trois reprises, chiffre clé dans le conte, -
il y a presque toujours trois mises à l'épreuve - un des savants
commet un péché et provoque l'effacement miraculeux de l'ensemble
des soixante-douze traductions, Ç tout le texte grec traduisant la Torah
fut effacé, soixante-douze fois effacé153 È.
Les deux premières fois Aristée est l'agent du remède, il
fait passer des notes de cellule en cellule pour savoir d'où vient le
péché. Le premier, le 36ème jour, est un des savants,
Sabbaté, détourné par une prostituée,
Théodotée, envoyée par Ménémède ;
Ç L'un de nous est lié È dit la
152 ibid., p. 43
153 ibid., p. 58
note. Le deuxième, le 54ème jour, est l'un
d'eux, Jason, qui a mangé du cheval offert par
Ménémède ; Ç Qui n'a pas rincé sa bouche ?
È demande la note. Le troisième effacement a lieu le 70ème
jour, jour de Sabbat, alors que l'un des traducteurs, Abram, allume une bougie
pour noter une idée de traduction. Mais Aristée n'est pas
là pour aider les savants à découvrir qui a
péché. Ç L'un de nous a oublié que l'Eternel est
dans sa nuit le samedi. È Mais la note s'envole sur la mer. Une mouette
l'attrape, Abram la voit et se lave de son péché. Alors
appara»t Dieu, Ç l'Innommable ßottait sur les eaux. Les eaux
s'ouvrirent. L'Imprononçable pénétra leurs oreilles.
(É) C'est ainsi que l'Eternel leur apparut. C'est ainsi qu'ils virent le
Dieu de l'Ancien Abraham, qui fut le Dieu de l'Ancien Isaac, qui fit le Dieu de
l'Ancien Jacob154. È
Le 72ème jour la traduction est achevée.
Soixantedouze lecteurs Grecs, soixante-douze Juifs d'Alexandrie et les
Soixante-douze - trois fois soixante-douze - rencontrent le roi et comparent
les textes. Ç (É) il ne se trouva aucune différence et par
un miracle admirable de Dieu on vit que c'était en vertu d'un don que
ces hommes étaient tombés d'accord dans la traduction. Là
où ils avaient ajouté un mot, tous l'avaient ajouté de
concert, et là om ils avaient retranché, tous avaient
retranché
154 ibid., p. 64
pareillement155. È Ç C'était
plus qu'une concordance, c'était une voix156. È Le
texte est déclaré immuable157. Quant à
Ménémède, il est puni par le roi.
Pascal Quignard livre dans ce récit une
véritable réécriture. La source Aristée est
citée158. Il fait même état des discordances
entre les différentes sources historiques, comme le font les chercheurs
sur la Septante :
C'est Aristée qui précise dans sa Lettre que les
traducteurs furent au nombre de soixante-douze. Philon le Juif se contente de
dire qu'ils étaient très nombreux. Josèphe le Juif
[Flavius Josèphe, une source du Ier siècle de notre ère
dont les informations proviennent de la Lettre d'Aristée] est le premier
à donner le chiffre rond de soixante-dix que la tradition grecque
postérieure a maintenu en disant les Septante159.
La démarche quignardienne, si elle comporte des aspects
historiques, une attitude de Þdélité aux travaux
scientiÞques, reste cependant une démarche littéraire avant
tout. On retrouve dans le récit des Septante tous les
éléments structurels du conte. Nous utilisons ici les
155 ibid., p. 65
156 ibid., p. 74
157 idem
158 ibid., p. 76
159 idem
théories de Propp160 sur les schémas
actantiel et narratif du conte. La situation initiale est celle de
l'équilibre, le roi et les traducteurs ont un contrat, la traduction en
échange de la libération des esclaves. Les héros sont donc
les traducteurs, les Soixante-douze, ces sages dont nous avons vu les attributs
typiques et les prérogatives qui en font des stéréotypes :
savants et vertueux. Le déséquilibre vient de l'agent
perturbateur, l'opposant qu'est Ménémède qui n'aime pas
les Juifs. La complication qu'il provoque est une forme de mise à
l'épreuve des héros. Il leur tend des pièges, trois fois.
Le rTMle d'adjuvant est joué par Aristée qui est celui qui rend
possible la réparation des péchés. Cependant ce rTMle est
également endossé par la divinité, ce qui donne le
caractère merveilleux de l'histoire. La résolution intervient
alors, gr%oce à la divinité. Le contrat est rempli, l'opposant
est puni, l'équilibre est rétabli.
Pascal Quignard ajoute une morale, élément non
systématique du conte :
C'est à Alexandrie que le Pentateuque fut traduit en
grec et ce jour fut déclaré par les Juifs de Jérusalem un
jour de deuil national. (É) Eléazar dit qu'en quittant la langue
oà il avait parlé à son peuple, qu'en quittant la seule
oreille des siens, l'Eternel avait commencé à mourir parce-ce que
toute leur histoire
160 Vladimir Propp, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970
jusqu'à ce jour s'était déroulée dans
un lieu et dans un temps oà l'Eternel vivait161.
Traduire le sacré, quitter la langue divine,
l'hébreu, c'est déjà lui faire perdre de sa dimension
sacrée. Traduire la langue divine, c'est atteindre au Ç nom de
l'être È, c'est le mettre Ç à portée de
main162 È. C'est l'enseignement que tire Pascal Quignard de
cette histoire de la rédaction de la Bible d'Alexandrie. Ç Les
Hébreux refusèrent aux Soixante-dix la traduction de la Torah car
c'était quitter la langue dans laquelle Dieu leur avait
parlé163. È
De cette histoire il fait un conte. En
réécrivant la Lettre d'Aristée, Pascal Quignard nous livre
une belle inÞdèle, l'esprit du texte source est conservé,
mais l'écrivain l'améliore, lui donne une dimension
légendaire. La structure du conte qu'il utilise donne en effet une
dimension supplémentaire à cette histoire déjà
chargée de merveilleux.
La symbolique des chiffres est un élément majeur
de cette réécriture merveilleuse. Soixante-douze héros,
soixante-douze questions, soixante-douze jours de
161 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p.
77
162 Petits Traités, op. cit., XXXVIIème
traité, Ç La passion de Guy Le Fèvre de la Boderie
È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 255
163 Sordidissimes, op. cit., chapitre XXIV, Ç Le 19 mars
2000 à Mons È, Paris, Grasset, 2005, p. 87
traduction. Six jours de préparation, comme les six
jours de la création du monde. Trois mises à l'épreuve. Et
enfin le chiffre un, l'unique, la résolution finale dans la voie unique,
dans la voix unique, celle de Dieu.
Pascal Quignard sort le récit de la rédaction de
la Septante du sacré et le tire vers le conte merveilleux. Son ton,
parfois didactique et démonstratif, est à l'image de celui des
contes pour enfants. L'esthétique de la répétition, de la
formulette - Ç c'est ainsi que È est ici un refrain -, de la
phrase concise - souvent simplement sujet/verbe/complément -, mais aussi
de l'enseignement spirituel, avec les questions posées aux sages et
leurs réponses dignes d'une pensée orientale :
Qu'enseigne la sagesse ?
(É) Il y a le respect de la tradition (É) à
chaque fois que la cendre peut redevenir bois.
Et il se mit à sangloter164.
Pascal Quignard donne de l'histoire de la Septante une version
contée, une version enrichie par rapport à son modèle
initial et posent ainsi les problématiques de la
réécriture. Dans toute traduction - la question est ici mise en
ab»me par l'histoire d'une traduction -, dans toute
réécriture, se pose les questions de l'originellité et de
l'originalité. En proposant une telle morale à l'histoire de la
traduction de la Torah en grec, Pascal Quignard
164 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p.
32
semble condamner la traduction qui perd l'esprit du texte
originel. Mais en proposant lui-même une réécriture, il se
met du côté de l'originalité et de la création, de
la recréation.
Cette apparente contradiction se résout dans l'oeuvre
de Pascal Quignard ; Ç être original, c'est être près
de l'origine165. È Toucher aux textes premiers, aux textes
bibliques en l'occurrence, à l'histoire des textes bibliques, c'est
à la fois être originel, près de l'origine tant
recherchée, et être original, être dans la création
littéraire, dans l'invention et l'imagination.
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