partie II . Ç il était une fois È
la Bible
Le Christ écrivain, Marie jouant dans les rues de
Nazareth, Noé dénudé, autant de petites légendes,
de petits contes que Pascal Quignard nous raconte. Petits épisodes
bibliques, ayant pour source tant le Nouveau que l'Ancien Testament, mais aussi
des sources apocryphes, dont Pascal Quignard fait des contes
enfantins, des fragments, des enchantements brusques et
inattendus.
C'est entre l'héritage et la critique de ces sources
que l'écrivain reprend et livre sa propre interprétation, sa
propre compréhension de ces paraboles, épopées et autres
épisodes bibliques. Nous l'avons vu et le verrons à nouveau dans
cette partie, la connaissance biblique de l'écrivain est pointue. Il
conna»t précisément les textes majeurs des Ecritures, ainsi
du texte de la Genèse, source majeure largement ma»trisée
par l'écrivain. Mais il conna»t également des textes plus
discrets du canon, ainsi le livre d'Ezéchiel, plus
spéciÞquement source juda ·que, et, surtout, il
conna»t des textes hors du canon, des textes apocryphes.
La multitude des sources bibliques de l'écriture
quignardienne constitue à nos yeux une forme de syncrétisme. Dans
la culture judéo-chrétienne, l'écrivain semble ne pas
faire de discrimination mais faire au contraire preuve d'ouverture puisqu'il
fait de nombreuses références aux Chrétiens d'orient. Nous
souhaitons mesurer et apprécier le sens de cette démarche
syncrétique dans une première partie. Nous reviendrons ensuite
sur les modes de restitution des textes bibliques, aÞn de
déÞnir ce qui est conservé du texte original, la trame
commune, et ce qui est invention de Pascal Quignard, recréation dans une
esthétique du détail et de
l'inÞme. Nous dégagerons le sens de ces
réécritures dans une perspective non plus idéologique mais
littéraire cette fois, en interrogeant les sens et conséquences
du changement de forme littéraire.
1 . les textes sources de Pascal Quignard : une
forme de syncrétisme
Les sources de Pascal Quignard sont en effet peu
discriminantes. Textes du canon oecuménique, textes de sources
apocryphes, mais aussi textes d'herméneutique et éléments
de tradition orale sont à la source de l'écriture
quignardienne.
Nous souhaitons dresser ici l'inventaire de ces sources, citer
pour chacune la référence quignardienne et rendre ainsi tangible
la variété des références de l'écrivain.
a . l'Ancien et le Nouveau Testaments
De l'Ancien Testament Pascal Quignard utilise comme source
majeure le texte de la Genèse : le récit de
la création (Petits traités IVème
traité p. 77, XVIIème traité p. 359, XXXIIIème
traité p. 202 et Sur le Jadis chapitre LXV p. 178 ; Genèse 1, TOB
pp. 22-23) avec des points précis sue Adam et Eve (Sur le Jadis chapitre
XXV p. 70, Ab»mes chapitre VII p. 27-28, et Les Paradisiaques chapitre IV
p. 19 ; Genèse 2, TOB pp. 23-24), sur l'Eden (Les Paradisiaques chapitre
XLIX pp. 169-171 ; Genèse 2, TOB p. 24) et sur la sortie du jardin (Sur
le Jadis chapitre LXXII p. 191 et Les Paradisiaques chapitre XLI p. 152 ;
Genèse 3, TOB pp. 24-25).
Pascal Quignard consacre des lignes à Noé
enivré (Les Paradisiaques chapitre LIII p. 179-180, chapitre LXIX p. 239
et Sordidissimes chapitre VI p. 20 ; Genèse 9, TOB p. 30) et à
Abraham sacriÞant (Petits Traités XVème traité p.
294 et Sur le Jadis chapitre XCV p. 302 ; Genèse 22, TOB p. 41).
Une attention particulière est portée à
l'épisode de Babel aussi (Petits Traités IXème
traité p. 150, XXXVIIème traité p. 254, Les Ombres
errantes chapitre IV p. 18, Sur le Jadis chapitre LIV p. 145, Les Paradisiaques
chapitre IV p. 19 ; Genèse 11, TOB p. 31). Les autres livres de l'Ancien
Testament qui retiennent son attention et génèrent une
écriture, une réécriture sont le Deutéronome
(Ab»mes chapitre XII p. 68 sur la mort de Mo ·se ;
Deutéronome 34, TOB p. 251-252), les livres des Rois : le Premier livre
des Rois sur Salomon (Sur le Jadis
chapitre III p. 10), l'épisode de son jugement (Petits
Traités XIVème traité p. 257 ; I Rois 3, TOB p. 388-389)
et sur la dédicace du Temple lors de laquelle sont sacriÞés
vingt-deux mille bÏufs et vingt mille chèvres (Petits
Traités XVIIème traité p. 353 ; I Rois 8, TOB p. 397) et
le Second livre des Rois sur Elisée héritier d'Elie et sur sa
mort (Petits Traités LVIème traité p. 619, Les
Paradisiaques chapitre LI pp. 175-177 et chapitre LXIII p. 219 ; II Rois 2, 13,
TOB pp. 418-419, p. 433).
Le livre d'Esa ·e fait aussi l'objet de
réécritures ; il fascine particulièrement l'auteur par le
fait que certains fragments du livre ont été découverts
à Qumrân. L'image de l'homme-amadou est reprise par Pascal
Quignard (Petits Traités XVIIème traité p. 348 ;
Esa ·e 1, TOB p. 456). Les prophéties d'Esa ·e sont
consultées elles-aussi (Petits Traités LVIème
traité p. 644 et Sordidissimes chapitre XXXII p. 108 ; Esa ·e
66, TOB pp. 534-535).
Il cite deux versets du livre d'Ezéchiel (Les
Paradisiaques chapitre VIII p. 37 et chapitre LII p. 178 ; Ezéchiel 1 ;
9, 7 ; 22 TOB p. 622 et p. 627).
Le livre de Jonas est quasiment réécrit dans son
intégralité (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 226 et Les
Paradisiaques chapitre LXXIV p. 252 ; Jonas 1-4, TOB pp. 712-714).
Sont souvent rappelés les Psaumes (Petits
Traités XLVIème traité p. 437 ; les psaumes LXV et LXXV
sont
cités aux LVIème et XLIXème
traités p. 644 et p. 504 ; TOB p. 832 et p. 846).
Référence est faite au livre de Job, sa mise
à l'épreuve et sa plainte (Petits Traités LIVème
traité p. 589 et p. 643 ; Ab»mes chapitre XL p. 124 et Les
Paradisiaques chapitre LX p. 204 ; Job 1-42, TOB pp. 931-934).
De même du livre des Proverbes ( L e s Paradisiaques
chapitre XXVIII p. 106) et du Cantique des cantiques (Les Paradisiaques
chapitre LXVII p. 232 ; Cantique des Cantiques 1-8, TOB pp. 1007-1014) dont une
lecture érotique est proposée par l'auteur.
Est cité le Qohéleth ou l'Ecclésiaste
(Petits Traités XXeme traité p. 488 et Sur le Jadis chapitre LXV
p. 178 ; Qohéleth 3, TOB p. 1019) sur le souffle de l'homme qui,
à l'inverse de celui des bêtes, va vers le haut et pas vers la
poussière dont il vient.
EnÞn, le shéol juif, le concept d'enfer dans le
Juda ·sme, est convoqué, introduisant une
référence à l'ensemble des livres dans lesquels cette
notion est évoquée. La Bible en propose 57 occurrences ; Pascal
Quignard y fait référence dans Sur le Jadis, au XIème
chapitre, page 29. Sont ainsi convoqués les livres de la Genèse
(37 ; 33-35, 42 ; 37-38, 44 ; 27-31), les Nombres (16 ; 23-33), le
Deutéronome (32 ; 22), le livre de Samuel (I Samuel 2 ; 6, II Samuel 22
; 5-6), les livres des Rois (I Rois 2 ; 6, II Rois 2 ; 9), les livres
d'Esa ·e (5 ;
14, 7 ;
|
11,
|
14 ; 11,
|
28
|
;
|
15-18,
|
38
|
;
|
10-18,
|
57
|
;
|
9),
|
Ezéchiel (31 ; 15-17,
|
32
|
;
|
21-27,
|
22
|
;
|
26-31,
|
23
|
;
|
38,
|
44 ; 24,
|
45 ;
|
17, 46 ; 1-12), Osée (13 ; 14), Amos (9 ;
|
2),
|
Jonas (2 ; 2), et Habaquq (2 ; 5), et Job (7 ; 9-10, 11 ; 7-8,
14 ; 11-14, 17 ; 13-16, 21 ; 13, 24 ; 19, 26 ; 6), les Psaumes (6 ; 5, 9 ; 17,
16 ; 10, 18 ; 4-5, 30 ; 3, 31 ; 17, 49 ; 14-15, 55 ; 15, 86 ; 13, 88 ; 3, 89 ;
48, 116 ; 3, 139 ; 8, 141 ; 7), les Proverbes (1 ; 11-12, 5 ; 5, 7 ; 27, 9 ;
18, 15 ; 11, 15 ; 24, 23 ; 14, 27 ; 20, 30 ; 16) et l'Ecclésiaste (9 ;
5-10).
Dans le Nouveau Testament des références sont
faites aux évangiles en général, à des
épisodes tels que la nativité (Petits Traités
LIIème traité p. 547), Jésus et les enfants, Ç le
royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux È (Sur le Jadis
chapitre LXXVI p. 216 ; Matthieu 19 ; 14, Marc 1O ; 14-15, Luc 18 ; 16-17, TOB
pp. 1421, 1453, 1498, phrase absente de Jean), les marchands chassés du
Temple par Jésus (Petits Traités XLème traité p.
307 ; Matthieu 21, Marc 11, Luc 19, Jean 2, TOB pp. 1423, 1455, 1500, 1515), ou
encore l'épisode de la trahison de Judas (Petits Traités
XLème traité p. 313 ; Matthieu 26 ; 15, Marc 14, Luc 22, Jean 13,
TOB pp. 1431, 1459, 1503, 1534).
Le récit est fait de la Cène et du reniement de
Pierre (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres
errantes
chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ;
Matthieu 27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), de la
crucifixion (Petits Traités XXIIème traité p. 531) et de
la passion du Christ sur la croix (Petits Traités XIème
traité p. 210, XLIIIème traité p. 358-359, LVIème
traité pp. 615-617, et p. 622, Sur le Jadis chapitre XLVI p. 130,
Ab»mes chapitre LV p. 165-166, Sordidissimes chapitre XI p. 41 et chapitre
LXXVI p. 230 ; Matthieu 27, Marc 15, Luc 23, Jean 19, TOB pp. 1435, 1463, 1507,
1542) avec une attention particulière portée aux deniers mots du
Christ Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
È (Petits Traités XLVIème traité p. 427, selon
Matthieu : Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné125 ? È ; selon Marc : Ç Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné126 ? È ; selon Jean :
Ç J'ai soif127. È Phrase absente de Luc.)
Pascal Quignard fait enfin des références aux
codes chrétiens, ainsi aux emblèmes des
évangélistes (Petits Traités XVIIème traité,
p. 349) ou au saint suaire (Les
125 Evangile selon Matthieu, Ç Mort de Jésus
È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435
126 Evangile selon Marc, Ç La mort de Jésus
È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463
127 Evangile selon Jean, Ç La crucifixion et la mort de
Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1542
Paradisiaques XXXVII p. 140 et Sordidissimes chapitre XXX p.
70).
S'il fait des références aux évangiles de
Matthieu (Petits Traités XVIIème traité p. 349 et Les
Ombres errantes chapitre XIX p. 64) et Luc (Les Paradisiaques chapitre LXXV p.
260-261 sur l'enfant Jésus placé dans une mangeoire, Luc 2, TOB
p. 1470, Petits Traités XXXIVème traité p. 220 sur la
nomination de Jean par son père Zacharie, Luc 22, 63, TOB p. 1467 et p.
1469 et Sordidissimes chapitre LIV p. 168-171 sur la femme qui, touchant le
manteau du Christ, guérit de son hémorragie, Luc 8, TOB p. 1482),
la référence privilégiée de l'écrivain reste
l'évangile de Jean. Il y fait constamment référence
(Petits Traités XIème traité page 203), le cite en latin
(Petits Traités LVIème traité p. 632) et se pla»t
à relever des détails de cet évangile, ainsi il nome les
villes Cana (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 227 ; Jean 2, 4, TOB pp. 1515 et
1518) et Sychar (Petits traités XXXème traité p. 144 ;
Jean 4, TOB p. 1517) mentionnées dans cet évangile uniquement.
L'épisode majeur de Jésus baissé pour écrire
enÞn, (Petits Traités XXIème traité p. 515 ; Jean 8,
TOB p. 1525), lui aussi unique à cet évangile.
Il reprend le récit des derniers jours de Jésus,
lors qu'il est emmené chez Ca ·phe (Les Ombres errantes chapitre
XIX p. 59 ; Jean 18, TOB p. 1540) et la scène du
noli me tangere (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et
chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543) lorsque Marie-Madeleine ne le
reconna»t pas.
Sa préférence pour Jean se manifeste enÞn
dans les références fréquentes qu'il fait à
l'Apocalypse (Sordidissimes chapitre VI p. 21) - une tradition attestée
depuis le IIème siècle identiÞe l'évangéliste
et le rédacteur de l'Apocalypse - : décrivant l'»le de
Patmos où il rédige le livre : Ç je me trouvais dans
l'»le de Patmos È (L'Apocalypse 1, TOB p. 1744) et toutes les
réécritures du genre apocalyptique que nous avons
déjà signalées.
Telles sont le principales références aux textes
canoniques que fait Pascal Quignard. Elles sont nombreuses : on dénombre
au total 78 références directes, sans compter les allusions qui
sont elles aussi nombreuses - pêle-mêle : allusion aux
évangiles lors qu'il évoque leurs emblèmes (Petits
Traités XVIIème traité p. 349), toutes les
références à Jérôme (Petits Traités
XVIIème traité p. 354) ou à la béguine
ßamande qui semble le fasciner, Hadewijch (Les Paradisiaques chapitre
XXVII p. 105, chapitre LXVIII p. 235), les citations de Bernard de Clervaux
(Petits Traités XLIIIème traité pp. 358-359, Les
Paradisiaques chapitre XLI p. 152) ) ou de la Legenda aurea de Jacobi a
Voragine (Petits Traités LVIème
traité pp. 615-617), précisément le
récit du martyr d'Eustache (Les paradisiaques chapitre LX pp. 200-205),
ou encore des citations de saint Jean de la Croix (Ab»mes chapitre XXXIX
p. 122, Sordidissimes chapitre LXII qui lui est consacré), des allusions
à Thomas d'Aquin (Les Paradisiaques chapitre LXV p. 225), des remarques
sur le culte des saints (Petits Traités XLIIIème traité
pp. 362-363), ou encore des évocation de l'errance des Juifs
(Ab»mes chapitre LIV p. 160).
La diversité de ces 78 références est
manifeste : 45 sont issues de l'Ancien Testament et 33 du Nouveau. Ces
données sont le signe d'une grande érudition de l'auteur. Si
lui-même ne chérit pas ce terme, reste que la précision des
références atteste d'une connaissance pointue des textes
bibliques.
Si cette connaissance pourrait être réduite
à l'argument de l'éducation chrétienne classique
reçue par l'écrivain, les référence aux textes
apocryphes que nous allons énumérer à présent sont
la preuve de la profondeur de connaissance et de curiosité de
l'écrivain.
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