c . la quête originelle
Ç Un véritable écrivain est celui qui se
souvient de l'origine96. È
C'est bien toujours dans une obsession, celle de la matrice,
que Pascal Quignard mène critiques et reconnaissance de dette. La Bible
est avant tout pour lui
95 Petits Traités, op. cit., LIIIème
traité, Ç Le tribunal du temps È, Paris, Gallimard,
[1990], Folio, 1997, p. 559
96 Pascal Quignard, Ç Qu'est-ce qu'un littéraire
? È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard,
Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 431
la source de ses interrogations sur les origines, origines du
monde, de l'homme, des langues.
C'est ainsi que la majorité des ses évocations,
réécritures et traductions, concernent des passages qui font sens
au sein de cette quête. Esprit logique, Pascal Quignard, dans sa
quête des origines, n'en oublie aucune étape. Ecrivain, si ce qui
semble l'intéresser est la genèse de l'écriture, il
commence sa quête par le début, c'est-àdire par les
origines du monde. Il progresse ensuite lentement vers les origines de l'homme,
puis celles de la langue, pour en arriver à celles de l'écriture
et du livre. Une démarche ordonnée, progressive,
évolutive, qui nous fait penser au mot de Mallarmé qui dit que
Ç le monde est fait pour aboutir à un beau livre. È
le monde
Commençant par le commencement, auquel était le
verbe et qui, vraisemblablement aboutira à un autre verbe, Pascal
Quignard nous parle de l'origine du monde comme d'un Ç livre (codex)
où Dieu ne cesse d'écrire le monde97 È,
idée souvent évoquée et développée d'un
grand écrivain créateur, de la vie comme un grand roman,
97 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité,
Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 371
ou une grande tragédie, dont nous serions tous les
personnages, les héros irrémédiablement pris dans le
carcan d'une volonté imprévisible et niant notre prétendu
libre-arbitre.
Le monde comme un roman, Pascal Quignard développe et
étend cette idée en lisant la Bible comme un roman. Nous avons vu
les anecdotes que lui inspirent les personnages bibliques dont il fait des
personnages de contes, des petites individualités, des petites vies
privées. L'évolution du logos comme générateur de
réalité est un acquis pour lui ; Ç il est vrai que l'art
des déclamations aboutit à Plutarque lui-même. Lequel
aboutit aux vies de Saints. Lesquelles aboutirent aux romans Ç romans
È. (É) Les évangiles apocryphes font penser aux
controversiae [les controverses sont des causes fictives défendues
elles-mêmes à partir de textes de loi fictifs]. (É) Ce sont
des romans qui se font. On a une crèche : on invente un
âne98. È Le monde comme prenant source dans la fiction,
dans des textes fictifs, une origine Ç littéraire È du
monde, voilà ce que nous suggère l'auteur dans ces lignes.
L'origine du monde est pour lui l'objet d'une rêverie littéraire,
une fiction intellectuelle qui lui offre l'opportunité de
développer ses idées et idéaux, de se
98 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de
mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271
refaire une genèse, une explication personnelle du
monde.
Mais nous l'avons vu, Pascal Quignard ne renonce pas à
la réalité scientifique de l'origine de la vie sur terre.
Ç Tous cherchent l'origine. (É) 15 milliards d'années
l'univers. 4,5 milliards d'années la vie. 100000 années
l'homme99. È Ce type de réponse claire, une concision
quasi dogmatique, une réponse si assurée, affirmative qu'elle
révèlerait peut-être une certaine inquiétude en fin
de compte, est le signe que Pascal Quignard n'est pas un mystique qui cherche
l'origine du monde dans la littérature pour de vrai, mais qu'à
côté de ces convictions scientifiques, il est intéressant,
rassurant peut-être, de chercher dans une passion, celle de la lecture et
de l'écriture, les raisons, les explications, les réponses aux
questions existentielles qui étreignent toute pensée humaine. Aux
questions comment, pourquoi le monde existe, Pascal Quignard ne se contente pas
des réponses scientifiques qui ont contre elles leur froideur, leur
rationalité qui met fin à la rêverie. Il
préfère se créer, s'inventer une genèse
littéraire de l'existence.
Aussi, dans cette construction littéraire, la Bible garde
sa place en tant que référent culturel constitutif de
99 Ab»mes, op.cit., chapitre XXIX, Paris, Grasset, 2002, p.
87
l'imaginaire de l'auteur et du lecteur à qui il
s'adresse. L'origine du monde, si elle a pour source un logos, catégorie
que Pascal Quignard semble exécrer, piège de l'humanité
qui le plonge en permanence dans l'échec de la communication, n'est pas
encore pervertie par lui dans ses premiers instants.
Le premier temps du monde brillait de désir ;
il n'y avait pas de lois ; il n'y avait pas de châtiments ;
pas de crainte ;
pas de nation ; pas de frontière ; pas de soldat ; pas de
chef; pas de servitude ; pas de haine ;
pas de hoyau ; pas de soc ;
on cueillait des arbouses, des fraises, des cornouilles, des
müres ;
on était nu ;
sous les chênes on ramassait les glands ;
on léchait le miel ; le printemps était
éternel100.
Eden revisité que nous propose Pascal Quignard, nourri
des lectures de Rousseau et de Hobbes : une origine pure, avant la corruption
sociale, avant la propriété privée et le pouvoir. La
mention des Ç glands È est une référence directe
à la parabole du ramasseur de glands du Léviathan, la mention de
la nudité et du miel dans un climat toujours favorable place la Bible
à la source de cette conception de premiers temps humains. C'est bien
une démarche philosophique - tant par ses références que
par son contenu - dans laquelle Pascal Quignard entra»ne son lecteur. Il
semble vouloir créer un
100 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXXI, Ç Echelle
de Saturne È, Paris, Grasset, 2005, p. 284
système, un ensemble de préceptes
littéraires et mythologiques liés ensemble pour trouver un sens
au monde, à l'existence. Ces réponses
philosophicolittéraires à la question de l'origine du monde
viennent témoigner d'une inquiétude, d'une intranquilité ;
sentiment plus vaste encore quant à la question de l'origine de
l'individu.
l'homme
Dans sa conception des origines de l'homme, Pascal Quignard
semble adopter deux attitudes : l'une qui reprend l'héritage biblique,
l'autre qui la critique. Un vaet-vient entre deux << doctrines È
qui montre leur insuffisance mutuelle, leur complémentarité
nécessaire donc dans l'écriture de Pascal Quignard.
<< Le premier mot qu'avaient lu leurs corps était
leurs noms ; et ils découvrirent que ce nom que leur corps avaient lu
les avait écrits101. È Adam et Eve furent crées
de la terre, terre qui se dit adama en hébreu, désignant qu'Adam
est fait de terre, hava, qui signiÞe la vie en hébreu,
désignant qu'Eve est celle qui donne la vie.
101 Petits Traités, op. cit., IVème traité,
<< Sur une boulette de plomb È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 77
Adama et hava sont liés, comme ish et isha, homme et
femme en hébreu, son liés par l'étymologie commune de leur
terminologie.
Le pouvoir performatif de la langue qui est un principe de la
Bible, le verbe crée, fait ici que le nom donne la fonction. L'homme
Ð au sens d'humain, sans genre spéciÞque Ð est homme car
il est nommé homme. La matière fait l'être ; l'homme est de
terre et de vie, adama et hava à la fois. Les corps d'Adam et Eve se
créent en même temps qu'ils se nomment ; se nomment en même
temps qu'ils se créent.
La Genèse dit : Ç Le Seigneur Dieu modela
l'homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines
l'haleine de vie et l'homme devint un être vivant102. È
Terre et vie sont des créations du Verbe divin et sont les
éléments constitutifs de l'être humain. Lors qu'ils se
regardent pour la première fois, le premier homme et la première
femme se créent, voir adama crée Adam, voir hava crée Eve,
la rencontre d'Adam et Eve, d'adama et hava, crée l'homme,
l'ish-isha.
Ce Ç nom È créateur, auto et
hétéro créateur, matérialisé dans la lecture
et dans l'écriture Ð Þctives, symboliques ici Ð est le
même que celui par lequel Dieu crée le monde et par lequel Adam
nomme les choses du
102 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ; 7,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 23
monde : Ç l'homme désigna par leur
nom103 È, acte créateur, insufflant la vie aux choses
du monde. Nommer, parler, écrire, lire, c'est participer à la
création.
Le récit biblique de la création de l'homme est
accepté, assumé pas Pascal Quignard qui en conna»t les
subtilités et la profondeur de sens. L'origine de l'homme telle que
racontée par la Bible fait sens pour Pascal Quignard, il se sent
héritier de ces conceptions, ainsi quand il écrit Ç un
morceau de la pomme originaire est resté coincé au centre de ma
gorge104. È Comme si cette origine, incarnée par la
pomme d'Adam - le mythe originel vient là encore donner explication
à un phénomène naturel dont Pascal Quignard ne semble pas
chercher d'autre cause - était difficile à avaler pour lui,
toujours présente, à la frontière des ses lèvres,
comme quelque chose qui veut se dire, devenir parole, comme une obsession, une
question qui ne sera jamais avalée ni digérée. Cette
Ç invieillissable pomme105 È, pomme de discorde sans
doute, la question de l'origine, divise Pascal Quignard.
Il oscille en effet enter assumation, comme nous venons de le
voir, et rejet. Nous avons déjà vu la manière
103 ibid., 2 ; 20, p. 24
104 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris,
Grasset, 2002, p. 8
105 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVIII, Ç Le
délivre È, Paris, Grasset, 2002, p. 227
qu'il a de naturaliser, rationaliser, Ç
scientiÞciser È le mystère des origines de l'homme : une
fois de plus, dans les pages du Dernier Royaume, il parle d'Adam comme d'un
Ç mâle ancêtre (dont l'âge est momentanément
Þxé à -59000106.) È
Avec à sa source le logos Ð création du
Verbe, son corps est son écriture et elle se lit dans le regard de
l'autre -, l'homme, mais aussi le monde, sont les bases de l'origine de la
langue.
la langue
L'origine de la langue est bien, nous l'avons
déjà aperçu, une question majeure de l'écriture
quignardienne. La langue originelle, la langue de la création, la langue
adamique, l'Ursprache, sont bien des notions qui trouvent des échos dans
les conceptualisations de Pascal Quignard. Ç Traquer l'origine Ð
latine Ð dans le mot c'est à la fois en délivrer le cru,
recuit par des siècles d'usage, et en retrouver la saveur, l'effet
initial107. È Voilà l'objet de la quête
quignardienne, saisir l'origine.
106 ibid., p. 226
107 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, Pascal
Quignard, Revue des Sciences Humaines, n° 260,
octobre-décembre 2000, p. 65
Comme pour les origines du monde et de l'homme, l'auteur
mêle dans ses écrits une pensée biblique et une
pensée scientifique. Une question majeure est à la croisée
de ces conceptions, origine mythique et scientifique des langues, celle de la
Ç mort È des langues ; les langues mortes semblant remporter le
goLt de l'écrivain sur les vivantes. Donnée scientifique,
Ç on compte 10000 à 12000 langues qui furent parlées sur
la terre. Elles se sont tues mais ce sont des langues. Silencieuses, elles
demeurent. (É) Certains linguistes estiment entre 2 et 3 milliers le
nombre de celle qu'on parlerait encore108. È Babel faite d'un
cimetière de langues et d'un résidu de Ç survivantes
È, mais aussi de mortes qui n'ont pas disparu, telles le grec et le
latin, tant affectionnées par l'auteur, mais encore une morte qui a
ressuscité, l'hébreu, car Ç peut-on nier logiquement
qu'une langue morte puisse redevenir vivante109 ? È demande
Pascal Quignard, cette langue biblique, originelle, réactualisée
au XXème siècle par Eliezer Ben Yehuda.
Les mystères des origines et des fins des langues, non
élucidés par les linguistes et les philologues, sont pour Pascal
Quignard objet de réßexion et d'interrogation. Entre langues
vivantes et langues mortes,
108 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 150
109 ibid., p. 162
pas de frontière pour lui, car les unes et les autres
se confondent, se contaminent. Ç Nous croyons parler une langue
nationale : un vieil Indo-Européen, un Saxon, un Juif, un Romain tout
à coup parasitent les mots de la phrase la plus ordinaire et la plus
pauvre tandis qu'on la prononce. Non des fantômes, ces racines sont
vivantes, affectives. Ces guerriers sont en armes et ils entendent
tuer110. È Il y a dans ces affirmations de Pascal Quignard un
décloisonnement du temps, un désenclavement de l'espace ; les
langues ne sont pas circonscrites spatiotemporellement, elles sont le lieu de
rencontre du passé et du présent, du passé et du futur,
devenus contemporains dans l'objet langue qui est toujours tendu entre l'ancien
et l'à-venir.
Les origines des langues sont obscures, elles sont
mêlées de mythe et de science ; même les scientiÞques
frôlent un certain mysticisme lors qu'ils rêvent l'hébreu
comme la langue parlée par Dieu, langue créatrice. Elle est ainsi
identiÞée, langue divine ou langue adamique, comme celle dont les
sons sont les plus proches de ce qu'ils désignent, à l'image du
principe biblique de la nomination qui fait l'existence. Une bouteille se dit
en hébreu Ç bacbuc È en raison du bruit émis par le
liquide
110 Petits Traités, op. cit., XLIXème
traité, Ç Le mot contemporain È, Paris, Gallimard, [1990],
coll. Folio, 1997, p. 496
qui s'échappe du goulot. Une langue à l'image de
ce qu'elle désigne, tel est l'idéal originel fantasmé par
mystiques et linguistes.
Un idéal auquel n'adhère certainement pas Pascal
Quignard qui voit dans la langue un piège, un outil qui nous trahit sans
cesse puisqu'il dit toujours plus ou autre que ce que nous voulons signifier.
Un outil acquis par la bouche maternelle, ce rond originel que nous fixons et
sur lequel nous allons chercher les mots, depuis laquelle nous allons exercer
par mimétisme les mouvements de la parole, entrer dans la communication,
entrer dans le piège du langage qui sera défaillant, qui pourra
même nous abandonner un instant, lorsque nous avons << le nom sur
le bout de la langue111 È, nous abandonner un jour, ainsi que
l'auteur en fit l'expérience, lui faisant écrire un chapitre
intitulé << Le misologue112 È et des remarques
sur le travail de l'écrivain qui est alors phonoclaste et
logoclaste113 .
L'origine individuelle de la langue est la mère, sa fin
est notre mort ; c'est à l'échelle d'une existence humaine que
Pascal Quignard nous aide à percer les mystères de la
111 Le Nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993
112 Petits Traités., op. cit., IIIème
traité, << Le misologue È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, pp. 43-74
113 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, Saint-Clément, Fata Morgana, 1986, réédition
Galilée, 2005
langue ; mais l'absolu de la création et de la fin des
langues reste insondé ;
les philologues jugent que la profusion des langues est sans
raison. Il en va de même pour leur extinction ou pour leur
ténacité. Leur brusque richesse est comme une crue inexplicable.
Leur carence ou l'immuabilité séculaire des telles formes ne
correspondent à aucun critère. Le périssement
millénaire des plus souples et des plus raffinées en regard de
l'apparence rudimentaire de celles qui se sont substituées à
elles est inintelligible114.
l'écrit
Pour Pascal Quignard, écrivain, les origines de
l'écrit sont les origines de son art. C'est bien une question qui occupe
l'ensemble de son oeuvre, mais certains passages de ses essais s'y consacrent
en particulier. Ainsi les traités sur la << Pagina115
È, support de l'écriture, espace qui circonscrit la pensée
dans sa manifestation matérielle, sur << Les premiers
codex116 È et << Liber117 È les
origines de l'objet livre, le passage du livre au codex, les raisons et les
conséquences du changement de support matériel de l'écrit,
sur les évolutions des formes de l'écrit, et un
114 Petits Traités, op.cit., XXème traité,
<< Langue È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
473
115 ibid., VIème traité, << Pagina È,
pp. 105-128
116 ibid., XVIème traité, << Les premiers
codex È, pp. 297-310
117 ibid., XVIIème traité, << Liber È,
pp. 311-446
très grand traité sur l'activité connexe
à l'écrit, la véritable passion de l'écrivain
qu'est Pascal Quignard, la lecture dans Ç Lectio118 È.
Ainsi des passages du Dernier Royaume comme Ç L'espace de
l'écriture119 È, réßexion sur certains
aspects de l'imprimerie.
Une fois encore Pascal Quignard mêle dans ces
réßexions des éléments de mythes bibliques et de
données scientifiques. La quête de l'origine de l'écriture,
scientifique, est en soi une remise en question de la lettre biblique qui se
donne pour le premier texte. Aussi une remarque telle que Ç quel est le
texte le plus ancien qu'un homme a noté ? (É) le décompte
d'un troupeau de vache ? (É) (Je penche pour le troupeau de vaches ;
i.e. les bêtes du sacrifice ; i.e. la peau des livres faits de
peaux120.) È achève de montrer que l'auteur cherche
non seulement la vérité historique de l'origine de
l'écriture, mais prend toujours aussi plaisir à exposer avec
humour sa pensée impie et désacralisante.
Ç L'écriture qu'il exhuma [sir John Marshall
à Mohenjo-Daro et Harappa] faisait intervenir quatre cents
118 ibid., XXXème traité, Ç Lectio È,
pp. 97-146
119 Sordidissimes, op. cit., chapitre VIII, Ç L'espace de
l'écriture È, Paris, Grasset, 2005, pp. 28-32
120 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 326
signes qui sont toujours resté
indéchiffrés121 È et << l'écriture
sumérienne précunéiforme attestée à Uruk
vers 3300 avant Jésus-Christ n'est toujours pas
déchiffrée122 È sont des données
scientiÞques qui servent à Pascal Quignard tant à poser
comme insondable mystère l'origine scientiÞque des langues - les
écritures découvertes au Pakistan pourraient avoir un lien avec
le Brahmi, une langue dérivée d'une écriture
sémitique, proche de l'araméen - que pour remettre en question
les conceptions bibliques de l'écriture.
Ainsi, la seconde remarque, faisant mention de la datation par
rapport au Christ, vient en pendant contradictoire au XXIème petit
traité, <<Jésus baissé pour
écrire123 È, scène étrange citée
pas Pascal Quignard depuis la Bible d'Alexandrie, << The Greek New
Testament, London, 1966, page 414 È, passage de l'évangile selon
Jean124 montrant le Christ devant le Temple, s'agenouillant et
traçant à deux reprises des traits sur le sol avec son doigt.
121 Ab»mes, op. cit., chapitre LIII, << Sur
l'arrière È, Paris, Grasset, 2002, p. 155
122 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, << Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 325
123 ibid., XXIème traité, <<Jésus
baissé pour écrire È, pp. 513-528
124 Evangile selon Jean, << La femme adultère
È, 8 ; 6, 8, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1525
Pascal Quignard Ç cite È - ou peut-être
plutôt propose-t-il sa propre traduction - le texte biblique :
Ç Mais Jésus, se baissant, se mit à
tracer du doigt des traits sur le sol È devient : Ç Mais
Jésus, s'étant baissé, écrivait avec le doigt sur
la terre È. Ç Et s'inclinant à nouveau, il se remit
à tracer des traits sur le sol È devient : Ç Puis,
s'étant baissé de nouveau, il écrivait sur la terre
È.
Cette scène d'écriture - c'est la traduction de
Pascal Quignard qui affirme que le Christ Ç écrit È -
montre le Ç Dieu abaissé È, investi corporellement dans
l'acte d'écriture, qui, au sein de la Bible, devient symbole du livre
dans le livre. Cette scène est fondatrice, elle rejoint les critiques
quignardiennes de l'excès d'immanence dans les mythes chrétiens ;
quelle transcendance dans ce Dieu qui Ç se baisse È deux fois
pour écrire, assujetti à l'écrit, sur le sol qui plus est,
et dont l'écrit passe inaperçu, personne ne sait ce qu'il
traça sur le sol, personne ne se le demanda.
Les Sumériens écrivaient avant le Christ, alors
quel intérêt porter à l'écriture d'un homme-dieu qui
fut réduit à cela pour transmettre sa doctrine, son message
divin. Le rapprochement de cette remarque sur l'alphabet sumérien et de
cette scène biblique méconnue montre que la vraie origine de
l'écriture n'est pas à chercher dans les Ecritures mais dans les
premiers écrits
scientifiquement identifiés. Cette mise en
parallèle constitue un discrédit et un aveu d'échec,
peut-être temporaire, dans la compréhension des origines de
l'écrit, puisqu'elles demeurent indéchiffrées.
Ainsi Pascal Quignard pose-t-il les édifices d'une
conception de l'origine. Les appels qu'il fait aux textes bibliques -
références, citations, traductions -, sont toujours
dirigées dans l'objectif de sa pensée des origines.
Nous avons constaté au fil de nos remarques que le
rapport de l'écrivain au religieux est complexe et contradictoire. Ce
lien écriture-religion a toujours été une question majeure
dans les études littéraires. Le rapport des écrivains et
des textes sacrés est toujours protéiforme et soumis à la
période historique et à la situation géographique.
Ecrivain du XXIème siècle, Pascal Quignard semble bien être
dans cette ambivalence entre un héritage éducatif - famille
catholique française - et un dépassement idéologique
intellectuel - lectures philosophiques, expériences de l'existence.
C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard définit
son rapport au religieux. Ce dernier nous apparait définitivement
littéraire : la Bible est pour Pascal Quignard la source d'une
écriture critique, problématisée, intellectuelle, mais
dont les formes sont littéraires.
Nous souhaitons en effet découvrir à
présent quels sont les enjeux littéraires de ces
réécritures. La Bible quignardienne a pour particularité
de procéder d'une démarche littéraire majeure, celle du
changement de forme, passant d'une somme textuelle à un
éparpillement fragmentaire.
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