b . entre inspiration et désacralisation
La Bible comme texte source peut engendrer deux types
d'écriture, de réécriture, la première
inspirée, l'écriture seconde est portée par le message
sacré du texte biblique, la seconde désacralisante, portée
par la vertu la ·cisante de la mise en littérature des
écritures saintes.
Les deux procédés s'opposent et sont le fruit de
différentes idéologies. Cependant, au sein la démarche
littéraire, les deux peuvent avoir lieu, de la littérature
mystique à la littérature agnostique et critique. Nous voulons
voir ici quels sont les différents degrés de ces démarches
et cerner quels en sont les enjeux et les
différentes signiÞcations. Nous voulons
déÞnir enÞn quelle semble être la position de Pascal
Quignard dans la diversité de ces démarches.
inspiration
Si la question de l'inspiration ne se pose a priori que dans
le strict cas des écritures religieuses, nous jugeons qu'il est
intéressant de se poser la question pour les textes secondaires, les
réécritures.
Comme les textes du canon biblique qui sont jugés
Ç inspirés È, dictés par la voix divine, ceux qui
en découlent peuvent avoir un tel aspect. Les textes
exégétiques sont parfois devenus presque aussi sacrés que
les textes originels, ainsi du Talmud qui glose la Torah en reprenant les
enseignements de la Mishna et de la Guemara et en restitue les principes
majeurs. Ce commentaire - commentaire de commentaire même, puisque Mishna
et Guemara sont déjà des commentaires -, texte second, tient dans
la vie juda ·que une place presque aussi importante que le Pentateuque
et ses multiples rédacteurs sont considérés comme
portés par la voix de Dieu, échos de celle-ci.
Ainsi, dans le domaine littéraire, on peut penser que
certains textes sont issus de la foi de leur auteur,
message écrit de leur ferveur religieuse et que dans
celui-ci parle la voix de Dieu. Ce fut bien un rTMle prêté aux
poètes, celui d'être les messagers divins, porteurs de sa parole.
La Pléiade déÞnit la poésie comme un art divin et le
poète comme un démiurge. Le Romantisme conna»t aussi une
orientation mystique, méditation sur Dieu.
Clément Marot est de ces écrivains pour qui la
religion fut inspiratrice et génératrice de littérature.
En 1541, il se fait le traducteur de psaumes bibliques dans Trente psaumes.
Lamartine compose des poèmes tels que Ç La prière
È, dans lequel il s'adresse directement à Dieu, Ç La foi
È, Ç Dieu È, qui sont des poèmes inspirés
par la foi du poète, mais sa foi lui sert aussi de support pour une
réßexion sur les Ecritures, et ce sont celles-ci qui deviennent
inspiratrices, ainsi les Ç Chants lyriques de Sa·l È qui se
donnent pour une Ç imitation des Psaumes de David È, comme
l'indique le sous-titre de la méditation, ou encore le poème
Ç La poésie sacrée È, dédié à
M. de Genoude, gr%oce à qui les livres de Job, Isa ·e et David
furent traduits en français entre 1815 et 1818. Victor Hugo fut
porté par un même mouvement de ferveur religieuse dans certains
poèmes des Contemplations, ainsi des Quelques vers pour ma Þlle
dans lesquels le poète ne s'adresse pas qu'à la défunte
mais aussi à Dieu lui-même.
Mais le rapport du poète à Dieu n'est pas
toujours évident ; Verlaine ne se tourne vers le lyrisme inspiré
qu'après l'avoir rejeté avec violence ; Sagesse est un recueil de
1881. La réaction au Romantisme que fut le Parnasse fut aussi une
réaction contre sa dimension religieuse, et Lautréamont laissa
une prose révoltée contre Dieu, inspirée par cette haine
du divin.
Certaines réécritures que nous propose Pascal
Quignard semblent être portées par un élan religieux. C'est
ainsi qu'il invente des légendes, écrit des contes sur les
personnages bibliques. << Marie enfant jouait avec une poupée
d'argile. C'était dans la poussière et la lumière d'une
rue de Nazareth75. È Image poétique d'une petite fille
qui sera celle plus tard qui << accoucha de son fils premier-né,
l'emmaillota et le déposa dans une mangeoire parce qu'il n'y avait pas
de place76. È
Pascal Quignard rêve sur les personnages bibliques ;
pour lui le rouge-gorge est porteur de la marque du sang du Christ sur la
croix, << sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à
la fin des temps, jusqu'à l'extinction du monde, jusqu'à
l'engloutissement des oiseaux dans
75 Petits Traités, op. cit., XXXème traité,
<< Lectio È, Paris, Gallimard [1990], Folio, 1997, p. 112
76 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXV, <<Noël
È, Paris, Grasset, 2005, p. 261
l'espace77.È Ce fait est une pure invention
de Pascal Quignard, aucune trace de cet épisode du rouge-gorge essayant
de porter secours au Christ dans aucun des évangiles. Le motif religieux
sert de ressort à l'imagination quignardienne pour trouver l'explication
d'un fait naturel.
La Bible sert de référent, de repère
à Pascal Quignard. Elle lui sert à donner une explication au
monde, elle lui sert de modèle comparateur pour constater que l'histoire
se répète sans se ressembler : Ç deux tours plus hautes
que celle de Babel s'effondraient exactement comme les grands bouddhas de
pierre de Bamiyan78 È, Babel biblique, New-York moderne,
Afghanistan intemporel, l'hybris reste inchangé à travers les
millénaires.
Mais si la Bible sert de source inspiratrice à son
écriture, il semble que ce soit plus souvent pour critiquer les travers
de la religion que pour en louer les vertus. Les passages que nous venons
d'évoquer, s'ils sont le signe d'un dL de Pascal Quignard envers la
Bible, ils restent minoritaires dans un paysage de critiques et de remises en
question.
77 Petits Traités, op. cit., XXIIème traité,
Ç Traité du rouge-gorge È, Paris, Gallimard [1990], Folio,
1997, p. 531
78 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre IV, Paris, Grasset,
2002, p. 18
La plume quignardienne semble plus fréquemment prendre
le parti de la critique voire de la dénonciation que celui de la
reconnaissance de dette. La religion semble être dans cette
écriture un héritage assumé et respecté mais
largement questionné et renvoyé face à ses contradictions
et ses incohérences.
critique
L'aspect principal de la remise en question de la religion
opérée par Pascal Quignard est d'ordre scientifique. L'auteur est
en effet passionné par la nature et les revues scientifiques font partie
de ses lectures. Ainsi, la pensée darwinienne est pour lui un acquis et
va à l`encontre de la conception chrétienne des origines de
l'homme et du monde. La théorie scientifique de l'évolution
s'oppose à celle créationniste proposée dans le texte de
la Genèse. Pascal Quignard développe une conception scientifique,
évolutionniste du début et de la fin des temps humains qui
participe d'une désacralisation des textes bibliques et de leur
enseignement. Voici en quels termes il parle de l'Eden :
A la fin du XXIème siècle la moitié des
plantes et
des animaux qui existent encore sera éteinte. Auront
disparu 4327 espèces de mammifères ; 9672 espèces
d'oiseaux ;
98749 espèces de mollusques ;
401015 espèces de coléoptères ; 6224
espèces de reptiles ;
23007 espèces de poisson.
L'Eden se retire peu à peu du Jardin79.
Il affirme aussi << nous descendons des
singes80 È, << nos pieds, nos mains sont d'anciennes
nageoires81 È pour les origines de l'homme, << la terre
est âgée d'un peu plus de quatre milliards d'années.
(É) Le système solaire est né. Il mourra82
È pour les origines et la fin du monde. L'entreprise
désacralisante est lisible dans l'utilisation que fait Pascal Quignard
des données scientifiques qu'il collecte au fil de ses lectures. Il les
utilise avec humour et dérision pour contredire les mythes bibliques.
Ainsi citet-il << deux études effectuées par le
département de génétique de l'université de
Stanford au mois de novembre 2000 [qui] donnaient les datations suivantes :
l'ancêtre masculin commun à tous les hommes actuels vécut
il y a 59000 ans ; l'a ·eule féminine commune à toutes
les femmes et à tous les hommes actuels vécut il y a 150000ans.
(É) Le vieux de la vieille est beaucoup plus jeune que sa
veuve83. È Adam et Eve sont largement
79 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset,
2002, p. 92
80 ibid., chapitre LI, p. 167
81 Ab»mes, op. cit., chapitre XXV, << Pulsion d'Ovide
È, Paris, Grasset, 2002, p. 75
82 ibid., chapitre XXVIII, << Les rayonnements originaires
È, p. 84
83 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVI, Paris, Grasset, 2002,
p. 219
désacralisés par l'utilisation humoristique que
fait l'écrivain de ces données scientiÞques qui rendent
obsolètes les mythes chrétiens.
Pascal Quignard semble bien partisan du
rationalisme scientiÞque contre l'obscurantisme
religieux quant aux origines humaines. Il semble être profondément
convaincu par les acquis scientiÞques, comme le montre cette carte
d'identité de l'humain qu'il dresse dans un chapitre du Dernier Royaume
:
Règne : animal
Embranchement : vertébré
Classe : mammifère
Ordre : primate
Sous-ordre : simiens
Famille : hominidé
Genre : homo
Espèce : homo sapiens Linné
Sous-espèce : homo sapiens sapiens Subjectivité :
néant84.
Pascal Quignard affirme et assume l'origine naturelle de
l'humanité contre sa prétendue origine divine. Il opère un
retour à la terre, retour à la nature et à
l'humilité, cette humilité dont nous sommes
étymologiquement issus85, et qui s'oppose aux conceptions
religieuses de l'origine providentielle de l'homme, créature de Dieu,
à l'image de Dieu. Dans ses essais, Pascal Quignard nous dit nos
84 Ab»mes, op. cit., chapitre LXI, Ç Orphée
(3) recapitulatio È, Paris, Grasset, 2005, p. 180
85 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633
origines scientifiques et notre fin qui sera elle aussi
scientifique ; nous avons déjà évoqué l'apocalypse
scientifique qu'il propose86. Pascal Quignard nous rappelle que nous
ne sommes que poussière.
Mais la critique quignardienne va plus loin et plus fort. Par
moment l'auteur s'en prend directement à la religion elle-même,
pas seulement à ses conceptions. Il critique avec ferveur certains
aspects de la religion chrétienne, ainsi l'idée que Dieu est
au-dessus de tout:
(É) Melanchton soutenait que les lettres étaient
plus nécessaires à l'homme que le soleil. (In laudem novae
scholae). (Les Evangiles sont écrits. Pour les Chrétiens le livre
qu'un dieu a écrit est plus que le soleil qui permet de le lire.)
Dieux qui sont méprisables, dépendants et
chétifs. On croirait plus volontiers à un buisson qui brüle
silencieusement, à la pierre qui crie, aux trois gouttes de sang dans la
neige, au vol d'un oiseau le jour levant et à main droite, qu'à
un dieu qui respire, mendiant son et souffle, assujetti à une langue
nationale quand il s'exprime, et ayant souci de faire commerce de sa
vérité sous la forme d'un livre87.
L'incrédulité de Pascal Quignard est palpable
dans ces lignes ou il rejette un Christianisme incohérent, dans lequel
divin et humain sont mêlés, abolissant ainsi toute croyance
légitime en une transcendance. Pascal Quignard
86 ibid., chapitre XXI, << Sur le temps mort È, pp.
63-64
87 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité,
<< Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, pp. 410-411
nous dit << comment croire à cela ? È.
L'enseignement du Christ n'est à ses yeux qu'une démarche
à la limite du mercantilisme, toute en imposture. Et le signe le plus
flagrant de cette imposture est la soumission à la langue, fait le plus
humain, le plus immanent, surtout langue << nationale È, une
donnée majeure du discrédit que l'auteur reprend plus loin dans
le même volume des Petits Traités : << (Qui pis est, pour
trois sectes : dieux qui ont besoin des livres88.) È Le
langage et l'écriture sont bien les attributs les plus humains ; le
recours du divin à ces moyens achève de le
déconsidérer. L'excès d'immanence dans la transcendance la
mine. Aux yeux de l'écrivain les éléments, les indices de
l'imposture chrétienne sont trop nombreux pour ne pas voir le mensonge.
Aussi pratiquet-il un critique sévère des dévots dont la
croyance va jusqu'à la superstition.
<< Pour protéger la ferme de la foudre, ouvrir
tout grand le Livre sur la table qui est au centre de la cuisine89.
È Une recette superstitieuse dont Pascal Quignard sourit et nous fait
sourire. Une image du folklore chrétien encore en pratique aujourd'hui
dans certains milieux dévots, certaines aires géographiques
françaises, sans doute la Normandie dans laquelle a grandi l'auteur.
Superstition sur laquelle joue la religion
88 ibid., XXIIIème traité, << La gorge
égorgée È, p. 588
89 ibid., XVIIème traité, << Liber È,
p. 439
depuis des siècles et qui n'a pas pour victime que les
paysans dont la seule ressource contre la foudre divine est un livre, le Livre.
Chlodovecchus, roi de France, Ç croyait qu'il y eut un bÏuf et un
âne à Bethléem90 È, détail du
mythe chrétien de la naissance du Christ absent de évangiles et
sur lequel tout l'imaginaire chrétien s'est reposé et repose
encore, commémoré tous les hivers dans les foyers occidentaux par
une petite comédie de statuettes en plastique.
Le texte évangélique ne fait mention d'aucun
animal autour du petit enfant. Pascal Quignard commente : Ç Ce sont des
romans qui se font. On a une crèche : on invente un âne. On
invente un bÏuf. On invente91. È
Comme sur de nombreux points, la chrétienté
s'est bâtie sur une imprécision, sur un détail. Elle repose
sur la crédulité de ceux qui la pratique, ainsi en est-il
l'eucharistie, la question de la transsubstantiation qui a toujours
agité les penseurs théologiens et les praticiens de la religion.
L'acte sacré de consommation du corps du Christ trouve son aspect divin
dans la croyance au transfert symbolique de la substance corporelle du Christ
dans l'ostie et dans le vin.
Dans le mystère de l'eucharistie chez les
chrétiens, dans le pain qui est là, ce n'est pas
le
90 ibid., LIIème traité, Ç Ce que dit
Rémi à Clovis È, p. 547
91 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de
mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271
pain ; dans le vin qui est là, ce n'est pas le vin.
C`est de la chair humaine et du sang qui les hantent. Le perdu ramène
sans fin avec lui la prédation violente, imitée, coupable,
impardonnable, la vieille chasse originaire. Partout c'est du fauve mort qui
est consommé à plusieurs92.
Ramenée à son sens propre, sens premier, mot
à mot, l'eucharistie est un acte proche du cannibalisme, débat
majeur de la question de la co-subtanciation et de la trans-substanciation.
Pascal Quignard prend le parti du sens premier, pragmatique et logique dans sa
démarche, et ramène l'acte supposé divin, religieux,
civilisationnel, qui élève l'homme qui croit au-dessus de l'homme
qui ne croit pas, à une pratique primaire, première, originelle,
originaire, la chasse et la consommation collective de la chair.
Pascal Quignard joue sur les incohérences du
christianisme pour en critiquer l'aspect obscurantiste. Si le Christ est homme,
consommer sa chair et son sang c'est redevenir cannibale, ce n'est en rien
s'élever vers Dieu. Critique de la superstition nécessaire
à l'exercice de la religion chrétienne, Pascal Quignard va plus
loin encore en dénonçant les crimes religieux.
<< Quant au visage humain, l'esclavage, le
christianisme, les tranchées, le gaz, les fascismes,
les déportations massives, les guerres mondialisées, les
92 Ab»mes, op. cit., chapitre LIV, << Les animaux
È, Paris, Grasset, 2002, p. 162
dictatures communistes, l'impérialisme
démocratique enfin en ont ruiné la figure93. È
Placé sur le banc des accusés aux côtés du nazisme,
la condamnation du Christianisme est sans appel pour Pascal Quignard.
Un visage humain qui n'est plus selon Pascal Quignard. Visage
divin détourné de l'humain, l'humanité détruite
Ç par le Reich allemand È. Il cite son maître Emanuel
Lévinas et son espoir que Ç Dieu lui-même n'eLt pas
détourné son visage. Mais l'Inexprimable lui-même avait dit
à Mo ·se : Abscondam faciem meam. Je détournerai ma face
È citant le livre d'Ezéchiel94. La Seconde Guerre
mondiale et le nazisme ont selon l'auteur achevé d'affirmer le visage
inhumain de l'humanité et ont concouru à la
déréliction que semble vivre la société moderne.
Ce dernier exemple montre la dureté de certains
arguments de l'auteur envers ce qui semble constituer à ses yeux les
extrémismes de la religion, les brèches dans lesquelles le
Christianisme s'est engouffré et a perdu de sa valeur universelle, de sa
tolérance, de sa beauté. C'est bien un regard
désabusé qu'est celui de Pascal Quignard, élevé
dans la religion chrétienne catholique, nourri aux idéaux de
tolérance et de générosité, devenu conscient
93 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset,
2002, p. 87
94 Ezéchiel, Ç L'annonce de la fin È, 7 ;
22, TOB, op.cit., Pairs, Cerf, [1975], 2004, p. 627
plus tard des excès et des crimes historiques qui
furent ceux de la dérive religieuse. Ç Quelques fois, j'aurais
aimé qu'il y eLt un dieu unique pour qu'il y eLt un jugement et un Jour
du jugement. Et moins pour l'exaltation des oeuvres belles ou des hommes justes
que pour le bris de l'imposture95. È Voilà un souhait
qui montre bien le grand désabus et la grande tristesse qui habitent
l'écriture quignardienne.
Mais de tous ces exemples, la Bible comme source d'inspiration
ou comme objet de critiques, il en ressort que tous sont centrés sur une
seule et même question, celle des origines.
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