2 . réécrire/traduire la Bible
Ç Traduire, même ce qui n'a encore jamais
été traduit, c'est toujours déjà retraduire. Parce
que traduire est précédé par l'histoire du traduire.
Traduire la Bible, plus que tout autre texte encore,
étant donné l'histoire des effets de Bible, est un
retraduire66. È
L'imaginaire judéo-chrétien et l'histoire de
l'imprimerie placent la Bible à l'origine de
l'écriture, Ç Le Livre È, Ç L'Ecriture È,
majuscule et article déÞni qui affirment le caractère
originel des écritures saintes. A partir de ce texte, tout texte
postérieur est donc
66 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç
Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436
irrémédiablement frappé de
secondarité et appartient au domaine de la réécriture,
à plus ou moindre degré.
Mais réécrire la Bible peut relever d'une
démarche volontaire de la part d'un auteur ; à ce titre,
réécrire ou traduire la Bible, toucher au texte originel, devient
un choix littéraire et philosophique au sens fort, aux enjeux majeurs.
Tenir la Bible pour le premier texte, le textesource, Ç l'Urtexte
È - élargissant la notion d'Ursprache établie par
Steiner67 pour évoquer une langue originelle unique -
relève donc à la fois du lieu commun - toute littérature
lui est secondaire - et de la démarche unique et individuelle d'un
auteur qui décide de réécrire ou de traduire la Bible.
Il apparait alors que réécrire et traduire la
Bible mettent en jeu la question de la source, de l'origine. La Bible premier
texte est à la source de tous les autres ; texte premier elle est aussi
la source de toutes les traductions. La démarche quignardienne de
prendre les écritures saintes comme source de réécritures
et de traductions relève à la fois de la fatalité - que
réécrire et que traduire d'autre que la source unique ? - et
d'une liberté intellectuelle, d'un procès idéologique qui
met en jeu des questions littéraires majeures : religion et
littérature sont liées par l'histoire, la traduction permet de
67 George Steiner, Après Babel. Une poétique du
dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, 1978
rendre accessibles les écritures aux peuples peu
instruits ou éloignés des foyers religieux ; ainsi la traduction
de la Torah en grec entre 250 et 150 avant notre ère, en latin entre 327
et 420 puis dans les langues vulgaires dès 1170 en France, la traduction
de Calvin en 1551 enÞn. Dans les années qui suivent, l'imprimerie
permet au Christianisme de propager les Ecritures, et donc
l'écriture.
Imprimerie et traduction sont bien le signe du lien
écriture/religion. Pascal Quignard joue de ce lien. Il s'inscrit alors
dans une tradition littéraire multiséculaire. La Bible est bien
un paradigme de la traduction, nous en verrons les sens et les
signiÞcations, mais le traitement qu'en propose Pascal Quignard s'inscrit
dans la problématique plus large de sa quête matricielle.
a . un paradigme
Ç C'est sur les grands textes anciens que s'accumulent
les traductions. C'est là qu'on peut confronter un invariant et ses
variations68. È
Nous venons d'évoquer l'histoire qui lie religion et
littérature. La Bible est à la fois la première forme
Þxée de
68 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç En
commencant par les principes È, Paris, Verdier, 1990, p. 11
l'écriture et la première source des
traductions. Nous voulons revenir rapidement sur l'histoire de la traduction et
voir en quoi la Bible y occupe une place particulière.
Symboliquement, la traduction apparait lors de la destruction
de Babel : Ç Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne
s'entendent plus les uns les autres69 ! È. Cette
fatalité des différences des langues, ce Ç mal absolu du
langage70 È reste irrémédiable dans toute
l'histoire de la traduction.
L'histoire fait état de professions de traducteurs vers
3000 avant notre ère chez les Egyptiens et les Mésopotamiens. Les
scribes, dont les fonctions étaient officielles et administratives,
composaient des glossaires multilingues.
Alors que le Grecs antiques ne traduisaient pas, Rome inaugure
la traduction littéraire. Les Romains inaugurent le lexique de la
traduction : transvertere, convertere, translatare alors que le grec n'avait
que le verbe hermeneuein. La personnalité de Cicéron, traducteur
d'Eschine et de Démosthène, incarne l'importance prise pas la
traduction gr%oce à la Rome antique.
69 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 7,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
70 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç
Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436
La traduction biblique de la Septante est la première
traduction collective connue. Vers 250 150 avant notre ère, cette
entreprise dont le récit nous est donné par la lettre
d'Aristée71, marque une rupture dans l'histoire des
religions, car c'est à partir de cette traduction que se
développe le Christianisme, la traduction grecque contre l'original
hébreu.
La traduction de Jérôme, entre 327 et 420, devenu
saint patron des traducteurs, est la première Ç grande traduction
È latine de la Bible. La Vulgate est l'occasion d'un retour à
l'hébreu, le latin de Jérôme s'en retrouve
hébra ·sé, une technique qui vise le texte source,
justiÞée par Jérôme, ce qui a pour conséquence
de lier la traduction à l'exégèse et au commentaire de
traduction.
Vient ensuite la contribution des savants arabes qui, avides
de connaissances, ont traduit en arabe les textes grecs et latins et ont par
là sauvé ces cultures des invasions barbares.
Le XIIème siècle retrouve ces traductions et
entreprend une re-traduciton, depuis l'arabe et le grec vers le latin, puis
vers les langues vulgaires. Les artisans de ce travail à
caractère de palimpseste sont les moines, traducteurs et copistes. La
traduction fonde ainsi le
71 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962
Moyen åge occidental. En 1135 est fondé le
premier Collège de traducteurs à Tolède.
La période renaissante européenne
redécouvre l'Antiquité et la démarche de retour vers les
sources engendre de nouvelles traductions des textes antiques ; traductions qui
sont sur le Þl de la réécriture et créent le genre
des Ç belles inÞdèles È, entre la traduction,
l'adaptation et le commentaire parfois. Ces libertés prises du
texte-source au texte cible sont le fruit d'interrogations
épistémologiques : le verbe traduire est créé par
Robert Estienne et remplace celui de translater ; en 1540 Etienne Dolet
crée les substantifs Ç traduction È et Ç traducteur
È. A cette période la question de la Þdélité
et posée. Etienne Dolet, mais aussi Joachim Du Bellay théorisent
les principes de traduction. Les écrivains traduisent et
théorisent, tandis que l'Eglise décourage les traductions de la
Bible par peur des hérésies.
Mais le XVIème siècle est celui de
l'illumination et des agitations religieuses, les traductions bibliques se
multiplient. C'est dans ce contexte que la Réforme a lieu : Luther
traduit la Bible en allemand et pose la pierre fondatrice du Protestantisme.
Le XVIIème siècle voit le nombre de
dictionnaires multilingues cro»tre et la traduction devenir une pratique
courante et qui s'applique à tous les domaines. C'est l'époque
des belles inÞdèles, expression créée par Gilles
Ménage à propos d'une traduction de Nicolas
Perrot d'Ablancourt. Les problématiques de la traduction sont au
cÏur de la querelle des Anciens et de Modernes. Le siècle classique
est aussi celui de la traduction de la Bible par Isaac Le Maistre de Saci, dite
la Bible de Saci, jusqu'en 1695, qui manifeste de la sensibilité
janséniste.
Le XIXème siècle romantique est partisan d'une
recherche de l'original. Les écrivains français traduisent,
Chateaubriand traduit Milton, Nerval traduit Heine, Baudelaire traduit Poe.
Au XXème siècle, il est acquis que traduire est
une activité à part entière, nombreux sont les
écrivains qui s'adonnent à la traduction d'auteurs qui leur sont
chers, comme un hommage à un ma»tre. Les traductions de Bible sont
plus nombreuses de nos jours qu'elles ne l'ont jamais été. Comme
pour les traductions littéraires, les plus grandes traductions bibliques
ont été celles qui ont assumé une conception d'ensemble du
traduire, font ainsi date la Septante, la Vulgate, la traduction de Luther.
La Bible est bien à l'alpha et à l'oméga
de la question de la traduction. Elle est le lieu où est
évoquée la langue de Dieu, cette langue unique originelle qui fut
celle adressée par Dieu aux hommes et celle qu'il Ç brouilla
È lors de l'épisode de Babel. L'histoire et la sociologie des
religions révélées associent cette Ursprache à
l'hébreu.
Langue divine, elle est le signe du monde, elle fait entrer en
adéquation les mots et les objets. En deçà de sa
manifestation linguistique, cette langue originelle porte un noyau de sens
fondamental, un énoncé primal incommunicable car sacré. La
Bible apparait à ce titre comme paradigme de l'intraduisible, car jamais
la transcendance ne sera réductible à l'immanence.
L'hébreu, langue divine, est ainsi assimilé à cette langue
originelle ; la langue des Ecritures est, par voie d'un certain mysticisme,
perçue comme la langue-mère de toutes les langues, l'Ursprache.
Cependant, faire de la langue première un élément dont la
sacralité entra»ne l'intraduisibilité est une erreur de
compréhension des sources hébra ·ques. Le
Juda ·sme perçoit la langue originelle comme un appel à
la traduction, au commentaire, à l'interprétation inÞnie
car le sens de la parole divine n'est jamais épuisé, ainsi le
montre la tradition midrashique.
La Bible est le lieu où se passe cet éclatement
des langues ; l'épisode de Babel est majeur dans toute la pensée
judéo-chrétienne. Ç La terre entière se servait de
la même langue et des mêmes mots72. È Langue
unique que la tradition rabbinique identiÞe à l'hébreu,
langue fondamentale qui a été employée à la
création et pour la
72 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
Création selon les commentaires de Rashi. Après
l'hébreu, après Babel, les langues sont multiples,
différentes, diverses. Mais, disent certains commentateurs de la Bible
et ils sont relayés par des linguistes, la somme de ces langues
constitue la langue fondamentale ; nous avons vu que la visée
était la même dans toutes les langues, seul le mode de
visée change, ainsi la chose visée ne peut être atteinte
par une langue en particulier, mais seulement par le tout des visées de
toutes les langues qui sont complémentaires et forment le Ç
langage pur, die reine Sprache73. È
L'épisode de Babel constitue pour l'humanité la
source de la question de l'origine des langues. A partir de ce texte on a
cherché quelle était la langue Ç adamique È, elle a
souvent été assimilée à l'hébreu, puis les
théologiens chrétiens lui ont substitué le grec puis le
latin, les Musulmans l'arabe. Cette question de la langue originelle
entra»ne, nous l'avons vu, celle de la langue parfaite, langue mère
fantasmée des linguistes car l'origine des langues demeure une
énigme scientiÞque. L'épisode de Babel est bien un symbole
des ces interrogations majeures de l'humanité, sa présence et son
traitement dans les textes de Pascal Quignard sont le signe de cette
préoccupation à laquelle il participe.
73 Walter Benjamin, Ç Die Aufgabe des bersetzers
È, Ç La tâche du traducteur È, préface
à la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, 1923
A partir de ces éléments qui inscrivent dans la
lettre de la Bible la question de l'origine de la langue, origine de
l'écriture, les données historiques quant à l'imprimerie
et la traduction ne sont que des éléments venant conÞrmer
que la Bible est au cÏur de la question de la traduction et de la
réécriture.
Elle est à ce titre un paradigme de l'intraduisible
car, parole divine, elle ne peut jamais être traduite
complètement, aucun équivalent des langues immanentes n'existe
pour rendre l'épaisseur et le sens de la parole divine. Les traductions
successives, Septante et Vulgate puis la traduction de Luther montrent bien que
le passage de la langue divine dans une autre langue est un moment clé
dans l'idéologie et dans la pensée religieuse. Traduire la parole
divine est une quête impossible.
A ce titre, l'exégèse est elle aussi
témoin du caractère à jamais inépuisable du sens
des écritures saintes. Le commentaire, pratique connexe à la
traduction, est par excellence le texte second, le fruit d'un texte source. Il
trouve ses origines dans l'exégèse et devient au Moyen åge
un genre, le commentum, commentaire suivi d'un texte sacré74.
Dans la pratique de la traduction, il devient aussi un usage courant, les
choix
74 Dominique Boutet, article Ç commentum È, Lexique
des termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche,
2001, p. 91
du traducteur sont par là expliqués et
justifiés. La pratique du commentaire est donc à la fois
liée à la tradition des écritures saintes et à
celle de la traduction.
La Bible, source de l'écriture, de la traduction et du
commentaire, est bien la pierre angulaire des problématiques de
réécriture et de traduction. Nous voulons à présent
cerner quels sont les sens littéraires et idéologiques des
pratiques de traduction et de réécriture des textes bibliques.
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