b . sens et signiÞcations
Chaque forme que nous avons évoquée comporte
donc des signiÞcations différentes. Toutes seront analysées
avec précision lorsque nous les rencontrerons au Þl de ce travail
de recherche ; nous voulons cependant en donner ici un rapide aperçu en
préambule aÞn d'établir les problématiques qui sont
celles de notre recherche.
L'allusion a pour particularité de s'adresser à
un lecteur informé ; elle départage à leur insu les
lecteurs entre Ç ceux qui savent È et comprennent et ceux
à qui l'allusion échappe puisqu'ils ne peuvent pas la
repérer faute d'information. Elle est une forme qui présuppose
une certaine connaissance de la part du lecteur. En ce sens elle est
discriminante ; le choix du texte auquel allusion est faite est à ce
titre déterminant : si c'est un texte a priori connu de tous, tel le
récit de la création de la Genèse dont tout lecteur
francophone a entendu parler, voire a lu, l'allusion a alors un pouvoir
uniÞant, elle a une valeur universaliste, elle unit la communauté
de tous ceux qui ont quelques notions bibliques. Si au contraire le texte est
un texte peu connu, ainsi l'évangile selon Thomas, qui sont des textes
qui ne sont pas reconnus pas le canon chrétien, l'allusion a un pouvoir
d'exclusion et dégage parmi ses lecteurs une élite.
La citation et la référence ont elles aussi des
valeurs propres. Alors que la citation fait entendre un autre texte, un autre
auteur, qu'elle en inscrit l'écriture et la voix dans le texte second,
la référence elle fait revivre cet absent, elle redonne une
dynamique à son texte. Ç Toute citation est - en vieille
rhétorique - une éthopée : c'est faire parler
l'absent. S'effacer devant le mort57. È Les
mots de Pascal Quignard nous disent le sens de la présence de cette
intertextualité qui émaille son oeuvre et la lie à la
tradition littéraire.
L'imitation, quelle soit critique ou pas, pose la question de
l'héritage. Lorsqu'un auteur imite un autre auteur ou bien s'il imite un
genre, la démarche de reprise est par essence entre assumassion et mise
à distance. Imiter, même pour critiquer, c'est toujours
reconna»tre l'existence de l'autre, genre ou auteur ; c'est toujours y
prendre inspiration.
Pastiche ou parodie, la réécriture d'un texte
est génératrice d'un décalage, comique ou critique dans le
cas de la parodie, stylistique dans le cas du pastiche. Le sens de toute
réécriture est situé dans cet intervalle : Pascal
Quignard, quand il parodie certains épisodes bibliques et en donne une
version athée, voire impie, pose entre son modèle et son texte un
distance critique qui est celle de la pensée moderne ; à
l'inverse, quand il reprend les thèmes bibliques pour en donner une
version moderne, sans les critiquer, il place entre le texte source et le texte
cible la distance stylistique qui distingue un
57 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 173
texte biblique du premier siècle de notre ère et
un texte essayistique du XIème siècle.
Dans toute réécriture se pose donc la question
majeure du décalage, idéologique ou stylistique. Pascal Quignard
joue de cet atout littéraire qui permet à la fois de faire
référence à un texte antérieur et de le mettre
à distance en affirmant ses propres idées, religieuses ou
littéraires. Ces formes de réécriture ne cessent pas elles
non plus, au même titre que les formes de référence,
d'inscrire la lettre quignardienne dans une intertextualité à
travers les siècles et les genres.
La traduction enÞn est une forme littéraire qui a
des enjeux très particuliers. Enjeux auxquels de nombreux
écrivains et critiques ont consacré leur réßexion et
auxquels Pascal Quignard n'a pas manqué lui non plus de dédier
quelques paragraphes théoriques et de nombreux exemples pratiques.
La traduction, d'une langue à une autre, la
transcription, d'un alphabet à un autre, l'adaptation, d'un genre
à un autre posent elles aussi la question du décalage ; la
problématique de toute traduction est celle de la direction
donnée à la mise en version, soit vers le texte cible soit vers
le texte source. Entre création et théorie, la traduction est
toujours le signe des choix du
traducteur : choix de ce qu'il traduit et choix de comment il
le traduit.
Traduire d'une langue à une autre pose la question de
l'intraduisible, car un langage et fait de mots et de pensée. Ç
La tâche du traducteur58 È est de rendre un
équivalent dans la langue de traduction de ce qui est dit dans la langue
originale. Ainsi, la traduction pose la question du rapport entre les langues.
Entre linguistique et traductologie, la question de l'origine des langues est
bien un enjeu majeur ici. L'hypothèse linguistique d'une langue
originaire, présente dans le récit biblique de
Babel59, est réinterrogée ici : d'une langue à
l'autre devrait être révélée la racine commune,
l'origine commune, la langue originelle qui lie entre elles toutes les langues.
Selon cette hypothèse toutes les langues ont la même visée,
seul change le mode de visé, et toutes sont complémentaires.
Traduire c'est toucher à cette question de l'origine des langues. C'est
aussi faire le constat de l'écart entre les langues et les
pensées.
Quand on traduit, la langue la plus souple, la plus vivante,
qui réserve le plus de vivacité et de surprise, la plus
douée de subtilité et d'imagination, de ressource, la plus
fra»che, la plus riche, la plus
58 Ç Die Aufgabe des bersetzers È,
préface à la traduction des Tableaux parisiens de Charles
Baudelaire, Walter Benjamin (trad.), 1923, traduction francaise d'Alexis Nouss,
Ç L'essai sur la traduction de Walter Benjamin. Traductions critiques
È, TTR, Université McGill, Montréal, vol. X, n°2,
1997
59 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1-9,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
judicieuse, et dégourdie, la plus sagace est la morte.
Et la langue dans laquelle on traduit para»t des plus éteintes,
raides - appauvrie, appauvrissante. La plus inhabile. Morte60.
Du latin au français moderne Pascal Quignard fait
l'expérience d'une douloureuse non équivalence, tant dans le sens
des mots que dans la matière de la langue. Aussi passe-t-il du temps
dans ses textes à expliciter une traduction ; une citation latine est
souvent suivie de plusieurs traductions, de plusieurs propositions, dans une
quête de précision du sens. Il en vient parfois au commentaire de
traduction :
Les philologues classent désormais en deux familles
distinctes Ç humus È et ses dérivés, et Ç
humor È et ses dérivés. Les anciens Romains ne vivaient
pas de même les mots de leur langue maternelle. Humus et humidus pour eux
étaient inséparables. Humus ce n'est pas exactement tellus, ni
terra. Du moins c'est la terre en tant que la localisation du bas. Humilis
était ce qui ne s'élève pas de terre. Humare,
c'était enterrer les morts. De là le sens classique du mot
Ç inhumatus È, c'est-à-dire ce qui n'est pas dans la terre
- le Ç non-inhumé È. Homo est Ç celui du bas
È, le terrestre, par opposition à ceux du haut, les
célestes. L'humanitas c'est le ras de la terre ; c'est l'humble ; c'est
le rez de jardin61.
60 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 156
61 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633
Une rêverie franco-latine qui nous plonge dans la
quête des origines. Pascal Quignard utilise la traduction et ses jeux
pour proposer à son lecteur de suivre avec lui sa remontée vers
l'origine de l'homme par l'origine et le sens des langues.
En ce sens, traduire la Bible est générateur
d'un sens supplémentaire dans la quête quignardienne. Paradigme de
la traduction, puisqu'elle a été le premier livre traduit, la
Bible est bien au cÏur de cette réßexion sur l'origine du
langage, origine de l'écriture. L'ouvrage Les Septante62 est
à ce titre majeur car il pose la question de la traduction de la parole
divine ; les sages qui traduisent les versets de le Torah en grec le font de
manière inspirée ; les Soixante-douze ont obtenu la même
traduction : Ç C'était plus qu'une concordance, c'était
une voix63 È, écrit Pascal Quignard, et il cite Saint
Augustin : Ç On dit que les Soixante-douze ont traduit avec l'assistance
du Saint-Esprit, au point que, en dépit du nombre de ces hommes, ils
n'avaient qu'une seule bouche (ut os unum tot hominum fuerit64.
È, et cite aussi Philon :
Là il se passa une chose extraordinaire, que tous
redirent et répétèrent : sous
l'inßuence d'une inspiration divine (kathaper enthousiôntes),
chacun
62 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
63 ibid., p. 73
64 idem, cite Saint Augustin, De Doctrina Christiana, II, 15
enfermé à l'écart dans sa cellule, ils
prononçaient non ceci plutôt que cela, mais tous tel nom pour tel
nom, tel verbe pour tel verbe, sans hésiter, comme si chacun d'eux se
faisait entendre intérieurement le souffle d'un unique souffleur
(ôsper upoboleôs ekastois aoratôs
enèchountos)65.
Traduire la Bible, commenter les traductions de la Bible,
c'est toujours toucher à l'origine du langage, poser la question de la
traductibilité de la parole divine, et donc évoquer
l'éventuel échec de celle-ci, puisqu'elle doit être
traduite. La traduction de la Bible nous dit la précipitation de la
transcendance dans l'immanence. La pratique traductologique de Pascal Quignard
pose bien la question de la désacralisation qui semble être
irrémédiablement liée à toute traduction de la
Bible.
Traduire le sacré se divise en deux pôles : d'une
part la traduction inspirée, celle d'un croyant qui se fait
hébra ·sant, latinisant ou hellénisant pour rencontrer la
parole divine et son texte sera porté par cette croyance, par cette
inspiration que lui donne le texte ; d'autre part la traduction critique, qui
met à distance. L'écriture quignardienne est bien de ce ressort
là : lire, traduire, écrire la Bible, la traiter en objet
littéraire pour en évacuer le sacré, pour n'en garder que
l'universel message originel dans une démarche de désacralisation
et de
65 idem, cite Philon, Vie de Mo ·se, II, 37
la ·cisation qui n'est cependant pas
nécessairement dévaluer ou mésestimer.
Tels sont les enjeux des modes de réécritures
que nous trouvons sous la plume de Pascal Quignard essayiste. Il joue avec tous
les codes et les écarts qui séparent un texte premier d'un texte
second. Tous ces jeux et enjeux revêtent, nous venons de l'apercevoir, un
aspect particulier lorsque le texte premier est la Bible.
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