partie I : Ç au commencement était le
Verbe19 È
La Bible comme début de tout, comme premier livre,
première écriture, lieu même du récit de la
création du premier homme, du premier langage. Ç Au commencement
était le Verbe È nous dit que nous sommes faits de logos, que
notre origine est parole, celle de Dieu, que notre essence est un dire :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre
(É) et Dieu dit : Ç Que la lumière soit ! È Et la
lumière fut. (É)
Dieu dit : Ç Qu'il y ait un firmament au milieu des
eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux ! (É) È Il
en fut ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Que les eaux inférieures au ciel
s'amassent en un seul lieu et que le continent paraisse ! È Il en fut
ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Que la terre se couvre de verdure (É)
È Il en fut ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Qu'il y ait des luminaires au firmament du
ciel pour séparer le jour de la nuit (É) È Il en fut
ainsi.
Dieu dit : Ç Que les eaux grouillent de bestioles
vivantes et que l'oiseau vole au dessus de la terre face au firmament du ciel.
È (É)
Dieu dit : Ç Que la terre produise des êtres vivants
selon leur espèce (É) È Il en fut ainsi.
19 Evangile selon Jean, Ç Prologue È, 1 ; 1, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513
Dieu dit : << Faisons l'homme à notre image,
selon notre ressemblance (É) È Dieu créa l'homme à
son image, à l'image de Dieu il le créa, m%ole et femelle il les
créa. (É)
Dieu dit : << Voici que je vous donne (É) ; ce sera
votre nourriture (É) È Il en fut ainsi20. È
Ce Verbe créateur est Dieu lui-même nous dit Jean
dans la suite de ce vers : << et le Verbe était Dieu21
È, parole divine, parole créatrice puisque tout ce que Dieu
<< dit È - verbe en tête des neuf premiers paragraphes du
récit de la création du monde - est, devient, existe soudainement
à partir de rien. Chaque élément du monde est
créé d'un << dit È de Dieu, la parole, le logos
divin est à notre source.
Aussi, ce logos constitue pour Pascal Quignard une
donnée majeure dans sa quête des origines de l'humanité ;
le logos est à la source de notre être, aussi remonter à la
source du logos semble être un premier pas dans la démarche
quignardienne.
La Bible, traditionnel << premier livre È - bien
que les premières écritures datent scientiÞquement de 3200
avant notre ère, ce que Pascal Quignard n'est pas sans savoir puisqu'il
évoque << les tablettes d'argile que
20 Genèse, << La Création È, 1 ; 3, 5,
6, 7, 9, 11, 14, 15, 20, 24, 26, 27, 29, 30, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975],
2004, pp. 22-23
21 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513
consignait Sumer22 È -, premier livre
imprimé en 1465 à Mayence, la Bible est bien un lieu source de ce
logos. L'approche qu'en fait Pascal Quignard est des plus complexes : par les
phénomènes de réécriture qu'il effectue il traite
le texte biblique en objet littéraire, il en fait un texte source, base
d'un texte secondaire, texte cible, dans lequel la Bible est même et
autre à la fois : même car ce sont toujours des épisodes
bibliques qui sont narrés - Babel, Noé, JonasÉ - les faits
relatés sont les mêmes, autre car ce n'est plus la lettre
biblique, ce n'est plus le texte sacré.
A la source de l'écriture quignardienne, le premier
livre : le texte quignardien est à ce titre doublement secondaire, il
vient après la Bible et il est une réécriture. La
réécriture est à nos yeux un genre, une pratique
littéraire qui a des codes et des enjeux propres avec lesquels joue
Pascal Quignard. Protéiforme, de la simple allusion à
l'imitation, sans oublier la traduction, la réécriture, par les
choix qu'elle implique, nous parle de l'auteur qui la pratique, elle fait sens
dans la démarche littéraire de celui-ci.
Nous voulons voir dans cette première partie quelles
sont les problématiques soulevées par ce que nous
considérons comme un genre : question des textes-
22 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité,
Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 313
sources et textes-cibles, question du changement de genre, et,
quand c'est le cas, du changement de langue, voire du changement d'alphabet.
Nous souhaitons aussi poser les bases d'une réßexion sur les
spéciÞcités des réécritures du sacré :
de l'inspiration à l'écriture désacralisante. Cette partie
vise enÞn à interroger plus largement le concept de texte premier,
originel.
1 . réécritures et traductions :
problématiques
Ç Lire, écrire, traduire sont
indiscernables23. È
La réécriture et la traduction, que nous
considérons comme une forme particulière de
réécriture, comportent des enjeux littéraires essentiels.
Le choix du texte-source et le mode de restitution dans le textecible, et il en
va de même dans la traduction, sont le signe d'une élaboration
littéraire de la part de l'auteur.
Ré-écrire c'est écrire encore,
écrire à nouveau nous dit le préÞxe du verbe. Ce
n'est pas simplement écrire,
23 Petits Traités, op.cit., XXème traité,
Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 497
c'est écrire avec un avant, avec une
antériorité textuelle de laquelle on part, de laquelle on
s'écarte sans trop s'en éloigner car la référence
doit rester identifiable. Réécrire c'est écrire en
assumant l'antériorité, l'origine qui a présidé
à cette écriture secondaire, nouvelle.
a . méthodes de réécriture et de
traduction
En ce sens est réécriture tout texte secondaire,
tout texte qui procède d'un autre ; mais si les livres poussent des
livres, ceux fruits de la réécriture explicitent et assument leur
origine. Il en va de même de manière patente pour la
traduction.
Nous souhaitons ici détailler les différentes
formes de réécriture et de traduction, présentant chaque
fois que possible les exemples quignardiens qui correspondent au type
décrit.
intertextualité
Nous avons déjà évoqué le fait que
la réécriture peut prendre différentes formes. Le premier
degré de la réécriture constitue en
l'intertextualité. Ainsi de l'allusion, qui est une
référence discrète à un autre ouvrage,
référence souvent identifiable seulement par un lecteur
initié qui conna»t préalablement le livre auquel allusion
est faite ; cela suppose un lecteur instruit et averti. Lorsqu'il évoque
<< les deux nudités principielles24 È Pascal
Quignard fait allusion aux corps nus d'Adam et Eve en Eden décrits dans
le récit de la création dans la Genèse : << Tous
deux étaient nus, l'homme et sa femme25 (É) È,
texte que tout lecteur au fait de la culture judéochrétienne est
à même de reconna»tre dans cette formulation.
Plus précise que l'allusion est la
référence ; l'auteur et l'Ïuvre évoqués sont
identifiés et cités dans le corps du texte ; ainsi Pascal
Quignard fait-il référence à l'évangile en usage
chez les chrétiens de Syrie et d'Irak, celui de Rabbula, copiste
mésopotamien du VIème siècle : << depuis 1497, cet
évangile dL à Rabbula est conservé à
Florence26 È dans la bibliothèque Laurentine.
24 La Nuit sexuelle, op. cit., <<Avant-propos È,
Paris, Flammarion, 2007, p. 15
25 Genèse, << La Création È, 2 ; 25,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24
26 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité,
<< Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 350
La citation enÞn est la forme la plus évidente
d'intertextualité puis qu'elle fait entrer dans le corps du texte un
élément textuel autre, étranger, dL à la main d'un
autre écrivain. La citation est le signe de la connivence d'esprit entre
deux auteurs ; même si l'écrivain second cite pour nuancer voire
critiquer, le pan de phrase cité est toujours le signe de ce qui le
préoccupe, toujours témoin de ce qui le touche, même si
c'est en négatif. La citation se donne pour précise et
Þdèle, elle donne les références nécessaires
pour retrouver le mot, la phrase dans son contexte original. Elle donne comme
corps étranger le texte premier puisqu'elle le démarque
typographiquement avec les guillemets ou l'italique puis la
référence entre parenthèses ou en note. Parfois une
citation peut être faite sans que la source soit
spéciÞée ; si c'est une source populaire, un texte
prétendument connu de tous, elle se confond avec l'allusion, si au
contraire c'est un texte peu connu la citation frôle alors le plagiat.
Citant Jérôme, Pascal Quignard donne les
références de l'Ïuvre : Ç Quand Jérôme
hallucine en rêve des livres, ce sont des codex qu'il voit dans son
rêve (Ç codices saeculares È, Ep. ad Eust., XXII, 30)
(É) Un Ç codex séculier È - pour reprendre
l'expression de Jérôme27 (É) È
27 ibid., p. 355
Le lecteur peut retrouver cette expression dans la lettre
d'exhortation épitre 22 à Eustochium, << de custodia
virginitatis È. Il cite aussi en spécifiant ce qu'il cite, avec
autant de précision qu'une bibliographie : << Je cite
d'après le texte latin établi par Th. Graesse (Jacobi a Voragine,
Legenda aurea, cap. XLVII, De sancto Longino, Dresdae, 1846, page 202). Jacques
de Voragine dit qu'il avait fallu que le sang de Jésus de Nazareth
touchât la main du centurion pour qu'il connLt son crime28.
È
D'autres fois, il cite la Bible sans préciser cette
source : << Comme Dieu en mourant sur la croix reprend les premiers mots
et les dits à son père : << Je suis seul. Je suis
abandonné ! È Il dit : << Sitio ! È (Mich
dürstet ! J'ai soif !) et il expire29. È La source
biblique est celle des évangiles : selon Matthieu : << Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné30 ? È ; selon
Marc : << Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné31 ? È ; selon Jean : << J'ai
soif32. È Luc lui ne fait rien dire de tel à
28 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
<< Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 616
29 Petits Traités, op. cit., XLVIème traité,
<< Froberger et Grimmelshausen È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 427
30 Evangile selon Matthieu, << Mort de Jésus
È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435
31 Evangile selon Marc, << La mort de Jésus
È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463
32 Evangile selon Jean, << La crucifixion et la mort de
Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1542
Jésus. Pascal Quignard cite sans citer, la
référence est culturelle, elle s'adresse à tout lecteur
qui a rencontré les textes évangéliques.
réécriture
Allusion, référence et citation procèdent
de
l'introduction d'un texte source dans un texte cible ;
l'imitation, la parodie, le pastiche, toutes formes Ç à la
manière de È sont elles tournées vers la création,
vers une certaine mise à distance du texte source.
L'imitation est un premier exemple de réécriture
; elle procède de la mimèsis et consiste en la reprise d'un texte
en conservant de celui-ci soit le ton soit l'esprit. L'imitation contient une
notion de fidélité au texte source, celui-ci reste identifiable.
Ainsi Pascal Quignard imite le genre apocalyptique en décrivant la fin
des temps :
Au cours du XXème siècle la science imposa la
conscience de la fin de ce monde. Tous les biens de l'humanité, tous les
moments de la culture mondiale, tous les souvenirs de l'espèce humaine
seront engloutis.
La terre brülera.
Le soleil se consumera.
C'est la première fois dans l'évolution de
l'espèce que sa destruction est certaine et que cet engloutissement de
tout monument humain, cet effacement de toute Ïuvre humaine, cet
anéantissement de toute valeur humaine font
référence.
C'est la première fois que l'humanité a la
certitude que le temps succèdera à l'histoire.
(É)
Que l'humanité ne peut plus rien confier d'elle-
même à rien.
Ni à la terre (qui dispara»tra).
Ni au système solaire (qui bouillira33).
Apocalypse areligieuse, la fin du monde
quignardienne a des aspects scientifiques. << Ecris donc
ce que tu as vu, ce qui est et ce qui doit arriver ensuite34.
È C'est bien ce à quoi semble se prêter Pascal Quignard ;
il nous propose une apocalypse scientifique, rationnelle, en concordance avec
les projections scientifiques contemporaines, le discours scientifique
constituant un nouveau genre de prophétie.
Le genre du pastiche se distingue de la parodie en ce qu'il
n'est pas caricatural. Il tente de transposer avec fidélité le
texte source. Il peut être le signe de l'admiration de l'auteur pour son
modèle. La parodie, elle, est volontairement caricaturale et la
visée est comique voire critique. Ce qui fait rire ou
réßéchir est le décalage entre le texte source et le
texte cible, que ce soit dans son écriture ou dans son esprit.
33 Ab»mes, chapitre XXI, << Sur le temps mort
È, Paris, Grasset, 2005, pp. 63-64
34 Apocalypse, << Vision du fils de l'homme È, 1 ;
19, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1744
Pascal Quignard pratique peu la parodie ; un texte cependant
nous para»t mettre une distance critique suffisante pour y voir un aspect
parodique. Dans un chapitre des Paradisiaques35 l'écrivain
réécrit ainsi la création de l'homme selon un docteur de
la mishna du premier siècle :
Rabbi Yohanan a dit que Dieu prit de la terre. Durant l'heure
qui suivit il modela un corps. A la troisième heure il étira les
membres et le sexe. A la quatrième il insuffla l'âme. A la
cinquième il réussit à faire tenir Adam sur ses jambes. A
la sixième heure Adam nomma tout ce qui est. A la septième Eve
surgit à son côté. A la huitième ils
s'étreignirent et elle conçut un autre monde dans son ventre. A
la neuvième Dieu leur dit de ne pas manger le fruit de l'arbre. A la
dizième le serpent parla à Eve et ils s'entretinrent. A la
onzième heure, Eve ayant tendu la pomme a Adam, il la mangea. A la
douzième il eut honte, il dissimula sa nudité, il fut
chassé du jardin. C'est ainsi qu'Adam n'a même pas passé
une nuit au paradis.
La pointe finale vient porter un discrédit
humoristique sur le reste du texte qui est construit à
la manière du récit biblique de la Genèse : phrases
courtes, anaphore, concision et ordre.
Autre parodie possible est le paragraphe suivant du même
chapitre qui reprend une idée de l'écrivain Marcel Schwob selon
laquelle Ç les disciples se trompèrent de calvaire. È
35 Les Paradisiaques., chapitre LXV, Ç Le bon laboureur
È, Paris, Grasset, 2005, pp. 224-228
Les apôtres s'attroupent et enterrent un autre esclave
qu'ils déclouent péniblement d'une autre croix servile et qu'ils
enveloppent de linges. Jésus de Nazareth meurt abandonné de
tous.
Marie aussi bien que le centurion Longin se sont
mépris. Ils entourent de leurs soins un pauvre corps humain anonyme,
martyrisé, ensanglanté, couvert d'ordures. Nul ne sait qui. C'est
cet inconnu qui ressuscite, qui appara»t à Marie-Madeleine qui ne
le reconna»t pas, à Thomas qui ne le reconna»t pas, aux
pèlerins qui ne le reconnaissent pas.
Pendant ce temps-là le christ pourrit abandonné de
tous.
L'humour impie de Pascal Quignard est cependant
accompagné d'une connaissance précise des textes qu'il parodie :
les apôtres sont Joseph, Marie et MarieMadeleine36, cette
dernière ne reconna»t pas le Christ quand il lui
appara»t37 et les pèlerins ne la croient pas, Thomas ne
la croit pas et doute lorsque le Christ lui appara»t : << Cependant
Thomas (É) n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
(É) << Si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je
ne croirai pas38 ! È È
36 Evangile selon Matthieu, << Ensevelissement de
Jésus È, 27 ; 57, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1435 ; Evangile selon Marc, << L'Ensevelissement È, 15 ; 43,
ibid., p. 1463 ; Evangile selon Luc, << La sépulture de
Jésus È, 23 ; 50, ibid., p. 1507 et Evangile selon Jean, <<
La mise au tombeau È, 19 ; 38, ibid., p. 1542
37 Evangile selon Matthieu, <<Jésus n'est plus au
tombeau È, 28 ; 5, ibid., p. 1436 ; Evangile selon Marc,
<<Apparition de Jésus ressuscité È, 16 ; 9, ibid.,
p. 1463 ; Evangile selon Jean, << Marie de Magdala voit le Seigneur
È, 20 ; 14, ibid., p. 1543
38 Evangile selon Jean, << Le témoignage des
disciples et la foi È, 20 ; 24, ibid., p. 1543
Nous reviendrons plus loin sur le sens de ces parodies qui
sont propres à la réécriture du sacré. Reste que la
parodie ne fonctionne que dans le cas où le lecteur conna»t le
texte original ; les parodies bibliques s'adressent donc à un lecteur
informé.
En terme de pastiche nous retrouvons de très nombreux
exemples de réécriture Ç à la manière de
È dans l'ensemble de l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les pages du
Dernier Royaume sont pleines de réécritures d'épisodes
bibliques : Suzanne39, le treizième livre de Daniel, qui
n'est pas reconnu par le canon mais est présent au chapitre des livres
apocryphes40 ; la scène du noli me tangere41,
présente dans l'évangile selon Jean42 ; la mort
d'Elisée43, racontée dans le second livre des
39 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XXXIV, Ç Rembrandt
È, Paris, Grasset, 2002, p. 88
40 TOB, op. cit., pp. 1388-1990
41 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre XXII, Ç Le
jardinier irreconnaissable È, Paris, Grasset, 2005, pp. 78-79
42 Evangile selon Jean, Ç Marie de Magdala voit le
Seigneur È, 20 ; 17, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1543
43 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177
Rois44 ; Noé enivré45, un
récit de la Genèse46 ou encore Jonas47, un
livre de l'Ancien Testament48. Nous reviendrons en détail sur
ces exemples.
Imitation, parodie, pastiche, trois types de
réécritures auxquels Pascal Quignard semble bien se prêter
; le sens à donner à ces réécritures de textes
sacrés est à découvrir dans l'écart qui se trouve
entre le texte source, la Bible, et les textes cibles, des petits contes, des
fragments.
Mais avant de dégager le sens de ces
réécritures, nous voulons explorer et détailler une forme
de réécriture particulière, la traduction.
traduction
La traduction est chez Pascal Quignard une sorte de jeu auquel
il s'adonne volontiers. Son amour des langues anciennes, le latin surtout, le
fait jouer avec les mots dans l'ensemble de ses livres.
44 Deuxième livre de Rois, Ç Maladie et mort
d'Elisée ; deux miracles après sa mort È, 13 ; 14-20, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 433
45 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LLIII, Ç Le bois
sacré È, Paris, Grasset, 2005, pp. 179-180
46 Genèse, Ç Sem, Cham et Japhet È, 9 ;
20-24, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 30
47 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXIV, Ç
Joppé È, Paris, Grasset, 2005, pp. 252-254
48 Jonas, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
La traduction est un genre dont les problématiques ont
souvent intéressé la réßexion littéraire. La
traduction procède d'une forme de réécriture, en ce
qu'elle est un texte second, texte cible, issu d'un texte source auquel elle
est Þdèle. De la translation à l'adaptation en passant par
la transcription, la traduction offre divers niveaux de
Þdélité au texte original. Mais dans le procès
même de changement de langue surgit une trahison du texte original. Le
mot traduit n'est jamais le même que le mot original.
Penseurs et théoriciens se sont exprimés sur la
traduction depuis l'Antiquité, mais le moment de la traduction de la
Bible hébra ·que en latin par Jérôme entre 327 et
420 constitue bien un tournant dans l'épistémologie de cette
discipline. Après Cicéron qui pose la question du sens et du mot
dans la préface de l'une de ses traductions, Jérôme va plus
loin et pose la question de l'orientation de la traduction : soit vers la
source, induisant une traduction littérale Ð récusée
par Cicéron -, soit vers la cible, inscrivant le texte dans une
dynamique de création. La traduction est bien située entre
théorie et création.
C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard aime jouer, car
ce sont littéralement des jeux de traduction que nous propose
l'écrivain. A ce titre, la Bible de Jérôme est l'une de ses
sources favorites : de nombreuses fois il
nous propose un vers biblique en latin et sa traduction en
français. La traduction est bien une question majeure de la
pensée quignardienne puisqu'il en propose des analyses : Ç Lire,
traduire, écrire sont une même épellation au regard de
dire49. È Nous voyons bien ici que la traduction est au
cÏur de la réßexion de l'auteur.
Les exemples de traduction sont nombreux ; Pascal Quignard se
pla»t à traduire des écrivains antiques, ainsi a-t-il
traduit le poète Grec Lycophron50, un poème latin
d'Emmanuel Hocquart dans Inter aerias fagos51, Kong Souen-Long, Sur
le doigt qui montre cela52 est aussi une traduction ; Les
Septante53 enÞn n'est pas une traduction à proprement
parler, mais la consultation du texte grec de la lettre
d'Aristée54 montre que la réécriture
quignardienne s'est faite au plus près du texte original.
La traduction pose bien la question de l'originalité,
de l'originellité, surtout lorsqu'il s'agit de traduire le texte
originel, la Bible. Dans la tradition de la traduction
49 Petits Traités, op. cit., XXème traité,
Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 498
50 Alexandra de Lycophron, Paris, Mercure de France, 1971
51 Inter aerias fagos, Paris, [Orange Export Ltd, 1979],
Galilée, 2005
52 Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela, Paris, Michel
Chandeigne, 1990
53 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
54 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, Paris, Cerf, 1962
cette question est majeure et se pose à tous les
degrés de traduction.
La transcription, l'écriture d'une langue dans un autre
alphabet que celui d'origine, est une première forme de traduction. Si
elle n'est pas pratiquée par Pascal Quignard, nous trouvons dans
certaines de ses formulations des traces de grammaire latine ; comme une
contamination entre les langues, Pascal Quignard latinise son texte, dans la
vivacité de sa langue il fait revivre cette langue morte. Des Ç
traces È de rhétorique latine comme une démarche vers
l'insaisissable origine. Un même alphabet pour les deux textes, source et
cible, mais une trace de grammaire latine, comme le squelette de la langue de
traduction.
Avant de proposer une traduction, souvent Pascal Quignard cite
en latin, en grec, en anglais, ou en allemand. Il inscrit ainsi l'autre langue
dans la lettre de son texte ; citant en grec, il y inscrit un autre alphabet,
degré supplémentaire dans l'enchevêtrement des
langues55.
L'adaptation, qui désigne habituellement le passage
d'une forme d'art à un autre, - comme l'adaptation d'un livre pour le
cinéma, tel le roman Tous les matins du
55 Exemple dans Petits Traités, op. cit., XLVIIème
traité, Ç Hiver 412 È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 450
monde56 dont un film a été
tiré - peut être perçue dans l'écriture
quignardienne dans le dialogue qu'il instaure entre les genres
littéraires.
Le traitement qu'il fait de la Bible relève à
nos yeux d'un certain type d'adaptation. La forme fragmentaire qu'affectionne
particulièrement l'auteur est bien un genre d'écriture à
l'opposé de la somme monumentale qu'est la Bible. Le passage d'une forme
dense, condensée à une forme plus aérée, en touche,
peut être perçue comme une adaptation ; adaptation à la
modernité, adaptation à un lecteur de plus en plus athée
au fil des siècles. Face à l'ensemble biblique, Pascal Quignard
propose une Bible en lambeaux, une esthétique du fragment propre
à cet écrivain passionné par les sordidae de l'existence,
ces objets, matières, images, mots qui ont quelque chose de repoussant,
de vulgaire, de difforme, choses que nous nous cachons à
nous-mêmes. Le changement de forme prend valeur de sens, devient
détournement, au-delà même de l'adaptation. La Bible, texte
multiséculaire, rencontre la modernité et devient sous la plume
de Pascal Quignard morceaux, bribes,
Le dialogue entre les siècles qui s'opère dans
les ouvrages de Pascal Quignard qui ont trait à la Bible est bien du
ressort de l'adaptation, de la mise en coprésence
56 Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991 ;
adapté au cinéma la même année par Alain Corneau
de l'ancien et du moderne, l'ancien dans le moderne. Il semble
même que Pascal Quignard nous propose une Bible personnelle, dont les
motifs rappelés sont ceux de son imaginaire. Aussi pourrions-nous parler
d'une Bible adaptée par l'écrivain pour lui-même, il
communique à son lecteur ce qui est dans la Bible le moteur et le signe
de sa pensée.
De l'allusion à l'adaptation en passant par l'imitation
et la traduction, c'est bien une Bible personnelle que nous propose Pascal
Quignard, une Ç Bible quignardienne È. Il appara»t alors que
la réécriture du sacré, sous toutes ses formes, est
génératrice de sens. Toutes les formes de la
réécriture ont des enjeux propres ; voyons à
présent quels sont les sens et les signiÞcations de ces
réécritures.
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