Daphné Pulliat . mémoire de Master 2
Littératures françaises . sous la direction de Mme. Henriette
Levillain . université Paris IV Sorbonne . tel-aviv . mars - juin
2008
réécritures bibliques
dans l'oeuvre de Pascal
Quignard
sommaire
p. 4 introduction
p. 10 partie I . << au commencement était
le Verbe >>
p. 11 1 . réécritures et traductions :
problématiques
p. 25 2 . réécrire-traduire la
Bible
p. 50 partie II . << il était une fois la
Bible>>
p. 51 1 . les textes sources : une forme de
syncrétisme
p. 68 2 . les textes cibles : esquisse d'un
art poétique
p. 86 3 . changement de forme ; la quête d'une
forme originelle
p. 91 conclusions : << inquende quod
adorasti >>
p. 97 bibliographies
Ç Le bonheur laisse des traces dans ce
monde1.È
1 Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005, p. 264
introduction
Certaines lectures laissent des traces dans notre esprit. Nous
lisons l'oeuvre de Pascal Quignard et notre conscience est marquée de
cette impression d'avoir entre les mains une oeuvre totalisante, une suite de
textes où la pensée touche à tout, ne laisse rien de
côté de ce monde qui intéresse et surprend.
Depuis L'ætre du balbutiement : essai sur
SacherMasoch2 jusqu'au dernier volume du Dernier
Royaume3,
2 Paris, Mercure de France, 1969
3 Sordidissimes, op. cit., Paris, Grasset, 2005
nous rencontrons dans ces pages les obsessions de l'auteur,
les nécessités qui le poussent à écrire, à
nous livrer cette réßexion qui le préoccupe, à nous
proposer son regard sur le monde.
Aussi, son oeuvre nous met-elle face à la scène
qui nous crée et que nous ne voyons jamais, elle nous montre la
sexualité, par laquelle nous tentons de reproduire pour la percevoir -
pour l'apercevoir -, cette scène originelle. Nous y trouvons aussi la
peinture, par laquelle nous tentons de représenter cette scène
originelle, nous cherchons à reproduire l'image de cette scène,
image toujours absente dont Pascal Quignard nous dit qu' Ç on appelle
cette image qui manque Ç l'origine4 È. È Nous y
trouvons la voix utérine, que nous recherchons dans la musique, et le
langage qui porte cette voix, piège de l'humanité dans lequel
tout enfant est jeté, sacriÞé dans les premiers mois de sa
vie.
Pascal Quignard nous entra»ne dans sa recherche de
l'origine de l'être, l'origine du monde, l'origine du langage, l'origine
de l'écriture. Quête, retour vers la source tel un saumon qui
fraie avant de mourir, Pascal Quignard nous soumet cette obsession de la
matrice qui occupe son écriture et sa pensée.
4 La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007, p. 11
Cette recherche est présente dans ses romans, mais elle
est plus tangible encore dans l'Ïuvre essayistique de l'écrivain.
Dans ce genre quelque peu insaisissable qu'est l'essai, lieu de la parole
sincère de l'auteur, genre hybride dans lequel ce dernier est libre dans
ses idées et dans ses moyens, dans ce genre éminemment moderne,
Pascal Quignard nous expose sa vision du monde ; non pas une vision
figée et dogmatique, mais bien une pensée en mouvement, une
réßexion qui s'autogénère, se ressasse Ð d'un
livre à l'autre, distants de plusieurs années parfois, nous
retrouvons la même idée, la même réßexion Ð
mais qui s'enrichit toujours et ne se répète que pour se
renouveler.
Le genre essayistique a ceci d'unique qu'il reste
indéfini est par là difficilement classifiable. La recherche
littéraire a parfois proposé une classification thématique
des essais : littéraire, philosophique, politique5É
Dans ce contexte Pascal Quignard ajoute un degré de confusion dans la
tentative de définir le genre de ses écrits : l'ensemble des
idées qu'il expose dans ses pages sont tant littéraires que
philosophiques, linguistiques, artistiques parfois, psychanalytiques encore.
De formation philosophique Ð il a étudié
à l'université de Nanterre auprès d'Emmanuel
Lévinas -, Pascal
5 Gilles Philippe, article Ç essai È, Lexique des
termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche,
2001, pp. 168-169
Quignard s'est aussi intéressé à la
psychanalyse, ainsi que le montrent ses analyses de la sexualité dans Le
Sexe et l'effroi6 et dans La Nuit sexuelle7. Son amour de
la langue et ses connaissances en linguistique lui viennent d'une enfance
bercée par les recherches d'étymologies en cours de repas, dans
une famille de professeurs de lettres classiques et d'universitaires : Pascal
Quignard est le petit-Þls du grammairien Charles Bruneau ; l'auteur
caractérise lui-même son éducation de Ç grammaticale
È. Sa these, qu'il abandonne à partir de mai 1968, portait sur
Ç Le statut du langage dans la pensée de Henri
Bergson8 È ; déjà Pascal Quignard est autant
préoccupé par la pensée que par la langue. Son premier
essai, L'ætre du balbutiement9, porte sur le masochisme ; les
analyses du comportement masochiste qu'il donne montrent sa connaissance du
travail de Jacques Lacan autant qu'elles font état de
l'intérêt littéraire du roman de Léopold von
Sacher-Masoch La Vénus à la fourrure10.
6 Le Sexe et l'effroi, Paris, Gallimard, 1994
7 La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007
8 toutes les informations biographiques sont tirées de
Pascal Quignard le solitaire ; Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris,
Galilée, 2006
9 L'Etre du balbutiement : essai sur Sacher-Masoch, op. cit.,
Paris, Mercure de France, 1969
10 La Vénus à la fourrure, [1869], Paris, Presses
Pocket, 1985
Pascal Quignard cumule et cultive les paradoxes, reste
inclassable. L'aspect encyclopédique, au sens de totalisant, de son
oeuvre ne cesse de surprendre son lecteur ; rien de ce monde n'échappe
au regard de l'écrivain, tout l'interroge, chaque détail de
l'existence trouve une place dans sa pensée et suscite une analyse, un
commentaire. Aussi, au sein de tant de réßexions, il eut
été surprenant que la religion, point essentiel d'une approche de
l'humanité, ne trouve de place et n'engendre quelques pages, quelques
mots.
Nous avons cherché au coeur de l'oeuvre quignardienne
les indices de cette réßexion, mis sur la voie par un livre, Les
Septante11, récit de la rédaction de la
première Bible en grec. Il nous est apparu que la religion est une
pierre de touche de la pensée et de l'écriture quignardiennes. La
place qu'elle y occupe est complexe, multiple, mais centrale,
véritablement essentielle et matricielle.
Dans le parcours de son oeuvre essayistique, les Petits
Traités12 et les cinq volumes du Dernier
Royaume13, relayés par d'autres ouvrages majeurs de l'oeuvre
de l'écrivain tels que Le Sexe et l'effroi14 et La Nuit
11 avec les pastels de Pierre Skira, Paris, Patrice Trigano,
1994
12 volumes I-VIII, Paris, [Maeght, 1990], Gallimard, coll. Folio,
1997
13 volumes I-V, Paris, Grasset, 2002, 2005
14 op. cit., Paris, Gallimard, 1998
sexuelle15, nous avons découvert divers
modes d'abord de la question religieuse.
Pascal Quignard, qui a reçu une éducation
catholique, ainsi qu'il le conÞe à Chantal
LapeyreDesmaison16, ne cesse de faire référence aux
évangiles, tantôt en les citant, tantôt en relatant à
sa manière un épisode de la vie du Christ. Mais son
écriture renvoie aussi aux textes de l'Ancien Testament qu'il semble
très bien conna»tre également : il cite beaucoup la
Genèse, fait très souvent référence au récit
de la Création, une question qui est bien au cÏur de sa quête
littéraire et philosophique.
Outre les textes canoniques, Pascal Quignard évoque
aussi des textes apocryphes, tel l'évangile selon Thomas. Autre
référence majeure de l'auteur, la Bible d'Alexandrie est peu
connue en Occident où la chrétienté est centrée sur
le texte latin de la Vulgate Ð texte qui semble être une source
majeure de Pascal Quignard puisqu'il cite la Bible le plus souvent en latin. Le
passage de l'hébreu au grec est un moment essentiel de l'expansion du
Christianisme, le changement de langue est un enjeu religieux majeur auquel la
recherche se consacre peu et que Pascal Quignard interroge.
15 op. cit., Paris, Flammarion, 2007
16 Pascal Quignard le solitaire, op. cit., Paris, Galilée,
2006, p. 24
Car dans la question de la religion se retrouvent d'autres
enjeux de l'écriture quignardienne. Ainsi l'origine de l'homme est-elle
une question majeure, évidente, mais aussi la question le l'origine du
langage ; à ce titre l'épisode biblique de Babel est une
référence, mais l'est aussi la question de la langue
hébra ·que, langue première, et se pose donc la question
de la traduction.
Nous abordons alors des enjeux littéraires, ceux de la
traduction en général et de la traduction de textes religieux en
particulier, mais ceux aussi du commentaire, de l'herméneutique en
général, de l'exégèse en particulier. De cette
question en surgit une autre : Pascal Quignard ne se contente pas de traduire
des passages bibliques, il en cite, il en réécrit. La
réécriture est une problématique importante de la
littérature et elle se pose avec acuité dans le cas de
réécritures bibliques car après le premier livre, toute
écriture est secondaire.
Cette question de la réécriture englobe à
nos yeux la question de la traduction - la traduction posant ellemême la
question de la réécriture car tout passage dans une autre langue
dénature le texte et le fait autre. Aussi voulons-nous centrer cette
étude sur les réécritures des textes bibliques dans
l'Ïuvre de Pascal Quignard en interrogeant cette notion dans sa
diversité : allusion, référence, citation, imitation
Ç à la manière de È, parodie,
pastiche, traduction, transcription, adaptation ; dans sa
diversité et avec les enjeux propres que comporte la
réécriture de textes sacrés : inspiration ou au contraire
désacralisation, la ·cisation.
Il nous appara»t en effet que réécrire la
Bible comporte des enjeux tant idéologiques, philosophiques que
littéraires et nous voulons voir en quoi ils sont liés. Les
réécritures quignardiennes ont ceci de particulier quelles sont
le fruit d'un écrivain rompu à la tradition catholique mais qui
est éminemment moderne et qui tourne son écriture vers des genres
littéraires hybrides dans une quête de forme littéraire
originelle.
Aussi souhaitons-nous réaliser cette recherche en
plusieurs étapes qui constituent à nos yeux des paliers dans la
compréhension de la démarche quignardienne. Nous souhaitons dans
une première partie faire état des problématiques
littéraires soulevées par les genres de la
réécriture et de la traduction de textes bibliques ; nous
intitulons cette première partie << au commencement était
le Verbe È d'après le premier vers de l'évangile selon
Jean17, signiÞant que la Bible est à la source de
l'écriture, de la réécriture et que tout texte qui vient
après est irrémédiablement frappé de
secondarité.
17 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1,
Traduction Îcuménique de la Bible (TOB), Cerf, [1975], 2004, p.
1513
Toutes les citations bibliques sont issues de la TOB
Nous souhaitons ensuite observer de près ces textes
sources et textes cibles et relever le glissement de sens engendré par
le changement de genre. La réécriture d'un texte sacré
sort le texte du sacré. Les formes des textes
générés par la réécriture quignardienne sont
des formes modernes, elles sont caractérisées par
l'esthétique du fragment et du conte. Pascal Quignard nous propose en
effet un relecture-réécriture personnelle de la Bible ; aussi
avons-nous souhaité intituler cette seconde partie Ç il
était une fois la Bible È, sentence qui débute les contes
pour enfants, car enfants nous nous faisons pour écouter cette Bible
contée par Pascal Quignard.
Ce retour vers la forme du conte constitue chez
l'écrivain un retour vers la forme originelle du texte ; le conte est
cependant bien loin de la somme biblique, du monument qui incarne
traditionnellement le premier livre. La recherche de l'écriture
originelle va de paire avec la réßexion quignardienne sur
l'origine de l'écriture et du langage. Une recherche qui s'inscrit dans
une quête plus large qui est celle de la matrice : origine de l'homme,
origine du monde. Au cÏur de cette démarche la religion semble
être un palier que Pascal Quignard dépasse dans une quête
a-religieuse des origines quitte à rejeter cet héritage religieux
qui demeure cependant assourçant ; aussi intitulons-nous cette partie
conclusive Ç incende quod adorasti È, brLle ce que tu as
adoré, ordre donné à
Clovis pas l'évêque Rémi et que Pascal
Quignard aime citer18 afin de signifier le saut qui est fait par le
procès même de réécriture du texte sacré.
18 Petits Traités, op.cit., LIIème
traité, Ç Ce que dit Rémi à Clovis È, Paris,
Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 547 et L'Occupation américaine,
Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 93
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