La crise financière et économique actuelle est
sans doute la crise la plus grave depuis la seconde guerre mondiale.
Certes, plusieurs crises d'origine et d'ampleur
différentes se sont succédées depuis299, mais
la crise actuelle est mondiale et le système bancaire était au
coeur des difficultés300.
En tant que principale source de financement de
l'économie et de son développement, tout dysfonctionnement dans
le système bancaire peut altérer la confiance des
opérateurs économiques, et déboucher sur un risque
systémique.
La crise financière et économique actuelle peut
être résumée en plusieurs étapes :
· Le retournement du marché immobilier
américain au cours du 1er semestre 2007, la multiplication
des incidents dans le secteur bancaire américain liés aux
premières défaillances des crédits hypothécaires
dits « subprimes », et premières turbulences
financières,
· L'internationalisation des difficultés
financières au cours du 2nd semestre 2007, et la propagation
de la crise à l'ensemble des segments du marché financier en
2008,
· Le ralentissement brutal de la croissance mondial au
cours du 2nd semestre 2008, généralisation de la crise
de confiance, pertes exceptionnelles, hausse de la volatilité sur les
marchés financiers et multiplication des défaillances
financières,
· La faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 et nette
aggravation de la crise sur les marchés financiers et sur la
liquidité sur le marché interbancaire.
Sur l'année 2008, les cours des indices boursiers ont
fortement chuté (-38% aux Etats-Unis d'Amérique, de -49% en
Europe et du -42% en Asie) et la capitation boursière détruite
est chiffrée à environ 26 000 milliards de dollars
américains (environ 2 fois le PIB des Etats-Unis d'Amérique ou 14
fois celui de la France)301.
· L'intervention coordonnée des états et
des banques centrales pour atténuer les effets de la crise notamment a
travers des apports massifs de liquidités aux systèmes bancaires,
la baisse des taux directeurs, voire la participation à des
opérations de sauvetage,
· Et l'accélération des
réflexions sur les réformes de la régulation
financière internationale.
L'ampleur et la gravité de cette crise et de ses
impacts économiques et sociaux, ont suscité
une
réaction sans précédent à l'échelle
internationale, pour comprendre en profondeur les défaillances et
299 : Dont les principales sont les crises provoquées
par les chocs pétroliers de 1973 et 1979, la crise économique
asiatique de 1997, la crise financière russe de 1998, la crise
économique argentine de 1998 à 2002, l'éclatement de la
bulle Internet en 2000, l'affaire Enron et les attentats du 11 septembre en
2001 et la crise des « subprime » qui a
démarré aux Etats-Unis d'Amérique et qui a
débouché sur la crise financière et économique
actuelle.
300 : Avis présenté par Mme Monique Bourven et M.
Yves Zehr, « La crise bancaire et la régulation financière
», Rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE),
février 2009, page 11.
301 : Statistiques extraites du Rapport du Conseil
économique, social et environnemental (CESE), « La crise bancaire
et la régulation financière », février 2009, page
9.
Gestion, mesure et communication sur les risques au sein des
établissements de crédit au regard du contexte tunisien et des
standards internationaux
les dysfonctionnements qui ont conduit à la crise, et
définir les mesures réglementaires qui s'imposent pour une
meilleure régulation bancaire et financière mondiale.
Dans le cadre de ce sous chapitre, nous allons
présenté et analysé les principales critiques
apportées au dispositif réglementaire et prudentiel en vigueur au
moment de la crise, ainsi que les principales réformes
réglementaires engagées et/ou en cours de mise en place, dans le
domaine comptable, prudentiel et de supervision bancaire.
Avant de présenter les principales critiques
formulées envers les normes comptables, il nous semble
judicieux de
rappeler le rôle informatif de la comptabilité qui est de
« fournir la description la plus fiable
possible de la situation patrimoniale d'une entreprise,
à un instant donné, dans l'environnement
quiprévaut au moment de l'arrêté des comptes
»302.
La crise financière a suscité un certain nombre de
débats sur les normes comptables, qui se sont concentrés autour
:
· des règles de comptabilisation et d'information
financière relatives aux entités hors bilan,
· des modalités d'application du principe de juste
valeur dans un contexte de crise et/ou d'illiquidité de marché,
et son caractère pro cyclique, amplifié par l'application des
accords de Bâle II,
· de l'insuffisance de l'information financière
communiqué au marché, en particulier sur les modalités de
valorisation comptable et sur les risques liés aux entités
hors-bilan,
· et de l'amélioration du processus de
normalisation comptable, notamment en matière
d'homogénéisation des normes IFRS et US GAAP, de collaboration
des normalisateurs comptables avec les régulateurs prudentiels, en
particulier le couple IASB / Comité de Bâle, et la simplification
des normes comptables de manière générale.
1.1. 1. Les entités hors
bilan
Le mécanisme de titrisation des prêts
hypothécaires immobiliers, dits de « subprime », a
permis aux banques américaines de loger le risque de crédit dans
des entités hors bilan, non soumises aux mêmes exigences
réglementaires que celles applicables aux banques.
Selon de nombreux experts, le recours à ces
entités hors bilan par les banques américaines est une pratique
qui a largement contribué à la crise des financements immobiliers
« subprime »303, et par conséquent
à la crise financière et économique mondiale.
D'un point de vue comptable, la titrisation modifie le
traitement du risque lié à l'actif,
désormais
comptabilisé en portefeuille de négociation
(trading book) et non plus en portefeuille bancaire (banking
302 : Lionel Escaffre, Philippe Foulquier et Philippe Touron,
« La confusion entre le rôle de la comptabilité et celui du
régulateur prudentiel à conduit à des amendements
contre-productifs », Economie et Comptabilité, n°241, avril
200 9, pages 19 et 20.
303 : Thomas Maurice, « Le FASB va limiter les engagements
hors-bilan des banques américaines », L'Agefi, édition du 20
mai 2009, page 4.
Gestion, mesure et communication sur les risques au sein des
établissements de crédit au regard du contexte tunisien et des
standards internationaux
book). Le risque généré par l'actif n'est
plus considéré comme un risque de crédit, mais comme un
risque de marché.
Les exigences en fonds propres relatives au risque de
marché associé à ce portefeuille de négociation
sont calculées sur la base de la méthode de la Value at Risk
(VaR) qui a démontré ses limites en période de crise.
D'un point de vue réglementaire, la titrisation a
permis de réduire les exigences en fonds propres sur le risque de
crédit rattaché aux prêts hypothécaires immobiliers,
transformé en risque de marché, alors que le risque reste
identique d'un point de vue marco économique.
Le mécanisme de titrisation a constitué une astuce
comptable qui a permis aux banques américaines de dissimuler la large
expansion des prêts immobiliers, vis-à-vis des régulateurs
et des investisseurs.
Les limites des normes FASB en matière consolidation
des entités hors bilan et d'information financière au titre de
ces entités et des risques qu'elles portent, ont contribué
à la perte de traçabilité et aux difficultés
d'évaluation du risque porté par ces entités.
1.1.2. Le principe de « juste valeur
»
La « juste valeur » est un principe commun aux
normes IFRS et US GAAP qui consiste à évaluer obligatoirement ou
sur option, certaines catégories d'actifs et de passifs financiers, dont
la variation de valeur affecte le résultat ou les capitaux propres.
Le paragraphe 9 de la norme comptable IAS 39
«Instruments financiers : comptabilisation et évaluation»
définit la juste valeur comme étant « le montant pour
lequel un actif pourrait être échangé, ou un passif
éteint, entre des parties bien informées, consentantes, et
agissant dans des conditions de concurrence normale ».
Le principe de juste valeur est accusé aujourd'hui de
permettre de gonfler les performances en période de croissance, et
d'entraîner un cercle baissier en cas de crise engendrant ainsi un
phénomène de défiance.
En effet, la combinaison du principe de « juste valeur
» avec les normes prudentielles Bâle II, a crée un effet
procyclique à la baisse lors de la crise financière.
Les normes prudentielles Bâle II définissent un
niveau minimal de fonds propres des banques en fonction des risques de leurs
activités.
En période de crise, les dépréciations
constatées sur les actifs financiers affectent directement les fonds
propres des banques d'une part, et la hausse du risque de crédit et du
risque de marché induite par le contexte de crise et la
dégradation des notations, augmente mécaniquement les exigences
en fonds propres, d'autre part.
Cette situation a obligé les banques à
céder leurs actifs financiers à des prix largement en dessous de
leur valeur, qui a eu une double conséquence :
· le prix de vente, considéré comme le
prix de marché, devient la juste valeur pour les autres banques, qui
doivent à leur tour enregistrer de nouvelles dépréciations
comptables, ce qui réduit par conséquent leurs fonds propres,
· la baisse des fonds propres amène les banques
à céder tout ou partie de leurs actifs financiers pour les
reconstituer dans un objectif de respect des normes prudentielles, ce qui
amplifie la baisse de la valeur des actifs.
La crise de confiance et de liquidité sur le
marché interbancaire a accentué les effets de cette spirale
destructrice de valeur.
La forte pression sur les fonds propres des banques a
limité sensiblement leur capacité d'octroi de crédits et
de financement de l'économie.
Gestion, mesure et communication sur les risques au sein des
établissements de crédit au regard du contexte tunisien et des
standards internationaux
La gravité de la situation sur les marchés
bancaires et financiers, et ses répercussions négatives sur
l'économie réelle, ont rendu indispensable l'intervention des
Etats et des banques centrales pour restaurer la confiance et limiter les
dégâts, à travers des injections massives de
liquidités, la baisse des taux d'intérêt et le sauvetage de
certains opérateurs financiers en difficultés.
Les principales étapes de cheminement de la crise sont
présentées dans le schéma suivant304:
Les défenseurs des normes comptables ont
rappelé le rôle informatif de la comptabilité qui ne
constitue qu'un outil de mesure et d'évaluation de l'activité
économique et non pas un outil de régulation du comportement des
banques305.
Par ailleurs, ces derniers estiment que le principe de juste
valeur a permis de détecter plus tôt la situation réelle
des acteurs sur les marchés, de prendre conscience de l'ampleur de la
crise et de mettre en place rapidement les mesures nécessaires de
sauvetage.
Le principe de juste valeur ne constitue donc qu'un outil de
mesure qui est censé traduire de manière pertinente et fiable la
valeur réelle d'un actif ou d'un passif financier à un instant
donné, en le situant dans son marché ou dans son
environnement.
Le président du FASB, M. Robert Herz a
précisé en décembre 2008 :« Le concept de juste
valeur, quia été élaboré pour amener la
transparence, a été vilipendé comme un traître par
certains, et porté aux nues par d'autres, comme un sauveur
révélant les problèmes à point nommé
».
Dans un rapport rendu public sur les normes comptables et
leurs conséquences sur la crise financière
en octobre
2009306, son auteur M. Didier Marteau, professeur à l'ESCP
précise que le débat actuel sur
304 : Banque de France, Direction de la Stabilité
Financière, « La crise financière », Documents et
débats, n°2, février 2009, page 12.
305 : Interview avec Philippe Danjou, membre du board de l'IASB,
« Les normes comptables sont-elles des outils de régulation ?
», Economie et Comptabilité, n°241, av ril 2009, pages 14 et
15.
Gestion, mesure et communication sur les risques au sein des
établissements de crédit au regard du contexte tunisien et des
standards internationaux
la responsabilité des normes comptables IFRS/US GAAP dans
l'accélération de crise repose sur une ambiguïté
majeure qui est celle de l'assimilation implicite de la juste valeur au prix du
marché.
Les normes comptables IFRS et US GAAP ne préconisent pas
une application aveugle du prix de marché, qui reste conditionnée
à l'existence d'un marché actif.
La norme IAS 39, AG 71 précise que « Un
instrument financier est considéré comme coté sur un
marché actif si des cours sont aisément et
régulièrement disponibles auprès d'une bourse, d'un
courtier, d'un négociateur, d'un secteur d'activité, d'un service
d'évaluation des prix ou d'une agence réglementaire et que ces
prix représentent des transactions réelles et intervenant
régulièrement sur le marché dans des conditions de
concurrence normale ».
Dans un contexte de crise, l'application
réfléchie des normes comptables aurait pu conduire à
considérer que les prix de marché n'étaient pas la valeur
« juste » à retenir, et qu'en absence d'un marché
actif, le référentiel IFRS renvoie à un consensus de fait
des acteurs307.
De nombreux cas d'abus dans l'application du principe de
juste valeur ont également été constaté, puisqu'une
application élargie de ce principe a permis aux banques de
dégager des résultats significatifs en période de
croissance.
A noter que le G20 qui s'est tenu le 2 avril 2009 à
Londres, a abordé le sujet des normes comptables et conformément
aux recommandations du FMI, n'a pas remis en cause le cadre d'application de la
juste valeur, tout en soulignant que la détermination de la juste valeur
des instruments financiers doit tenir compte de sa liquidité et de son
terme de détention308.
La vraie question serait donc la suivante : quelles sont
les modalités de détermination de la juste valeur, en particulier
dans un contexte de crise ou d'illiquidité des marchés
?
Par ailleurs, la combinaison du principe de « juste
valeur » avec les normes prudentielles de Bâle II semble avoir eu
clairement des effets procycliques. Il est donc crucial que les
règles comptables et prudentielles soient cohérentes et
compatibles, et doivent être abordées de façon
combinée309.
La résolution de cette problématique passe
inévitablement par la réforme du processus de normalisation
comptable.
1.1.3. L'information
financière
L'information financière publiée par les
établissements financiers en pleine crise, notamment en ce qui concerne
les méthodologies et les modalités d'évaluation des
instruments financiers complexes et des risques encourus, en particulier sur
les produits de titrisation, n'a pas permis de répondre aux
inquiétudes et à la défiance des places
financières.
La récente application des normes IFRS, les
divergences des pratiques d'un pays à un autre et l'absence de
convergence entre les normes IFRS et US GAAP, ont fortement nuit à la
comparabilité et à l'analyse de l'information
financière.
Par ailleurs, la non prise en compte des risques associés
aux entités hors bilan a accentué la perte de confiance des
investisseurs dans le secteur bancaire.
306 : Didier Marteau et Pascal Morand, « Normes
comptables et crise financière : propositions pour une réforme du
système de régulation comptable », Rapport établi
dans le cadre de la mission diligenté en août 2009 par Christine
Lagarde, ministre française de l'économie et des finances sur la
responsabilité des normes dans la crise financière, octobre 2009,
page 19.
307 : Benoît Pigé, « Le faux procès des
normes comptables », Les Echos, n°20443 du 12 juin 2009, page 15.
308 : Lionel Escaffre, « La réforme du
système financier : quelles conséquences pour les normes
comptables internationales ? », Option Finance, n°1031 du 2 juin
2009, page 29.
309 : René Ricol, « Rapport sur la crise
financière », établi dans le cadre de la mission
confiée par le Président de la République
Française, Nicloas Sarkozy, septembre 2008, Pages 58 et 61.
Gestion, mesure et communication sur les risques au sein des
établissements de crédit au regard du contexte tunisien et des
standards internationaux
Le rapport sur la crise financière établi par
René Ricol, recommande la prise de plusieurs mesures afin de combattre
l'opacité de l'information financière fournie au public,
garantissant ainsi le bon fonctionnement des marchés et la
fluidité des échanges.
1.1.4. La normalisation comptable
L'IASB a travers les normes IFRS, a permis d'accomplir des
progrès considérables en matière d'harmonisation comptable
internationale au cours des cinq dernières années310,
ce qui a permis « d'améliorer la visibilité de la
situation de bon nombre d'acteurs et alerté plus vite sur les risques
encourus », d'après M. Philippe Danjou, membre du board de
l'IASB311.
La crise financière et économique a
constitué le véritable premier test pour les normes IFRS et a
permis d'identifier les principaux travaux à entamer par l'organe de
normalisation comptable internationale, à savoir ;
· la poursuite de l'harmonisation des normes IFRS et des US
GAAP,
· et le renforcement de la base institutionnelle de
l'IASB et l'amélioration de la participation des parties prenantes,
notamment les régulateurs prudentiels, dans le processus de
normalisation comptable.
D'autres critiques ont été apportés au
manque de réactivité de l'IASB face aux ajustements comptables
auxquels n'a pas hésité à procéder en avril 2009 le
FASB américain312.
En effet, et malgré les efforts d'harmonisation
comptable accomplis entre l'IASB et le FASB au cours des dernières
années, un certain nombre de divergences subsistent encore, en
matière de définition de la juste valeur, des outils de mesure de
la juste valeur, des modalités de reclassement des actifs financiers
d'une catégorie à une autre et d'information financière
(Cf. paragraphe précédent).
Ces divergences ont alimenté la défiance des
acteurs sur les marchés bancaires et financiers et ont amplifié
la distorsion de concurrence des banques européennes par rapport aux
banques américaines313.
Par ailleurs, l'amélioration du processus de
normalisation implique le renforcement de la base institutionnelle de l'IASB,
notamment en associant d'avantage les parties prenantes et plus
particulièrement les régulateurs (comité de Bâle,
régulateur prudentiel bancaire, banques centrales...) et en
développant les tests d'impact des nouvelles normes.
Tout l'enjeu pour l'IASB est de renforcer ses pouvoirs tout en
préservant son indépendance par rapport au pouvoir politique et
sa crédibilité à l'échelle internationale face au
FASB.