2) Le mythe de la neutralité journalistique :
« Quand un journaliste prétend s'épargner
le travail qui consiste à demander comment se structure le
sens commun, il se condamne à trouver systématiquement dans
le monde les modèles qu'il y projette, à faire passer sa
vision préconçue des choses avant le réel de la
situation ».
F.Aubenas, M. Bensayag, La Fabrication de l'information.
Les journalistes et l'idéologie de la communication.
En 2010, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)
est saisi pour juger plusieurs cas de reportages dénoncés comme
irrespectueux de la déontologie journalistique. « Un
été dans la cité » de 66 minutes sur
M6 et « Peur dans la cité » diffusé dans
l'émission 7 à 8 sur TF1 sont condamnés
pour « non respect de la pluralité des points de vue », «
dramatisation excessive de la vie dans les banlieues » et mise en avant
« disproportionnée sur la violence et l'insécurité
». En cette occasion, le GSA a tenu à rappeler que les
stigmatisations auxquelles procèdent
certains reportages ont des graves conséquences, dont la
« cristallisation [...] des malaises quitraversent la
société française ». En peu de mots, le GSA
résume parfaitement la portée, à court comme à long
terme, d'un laisser-aller dans le respect de la déontologie
journalistique.
Estimant qu'il est urgent de modifier les comportements
médiatiques vis-à-vis de la « banlieue » et de la
soi-disant « menace islamiste », cet organe régulateur du
paysage audiovisuel français en a profité pour réaffirmer
son engagement en tant qu'arbitre des médias. Mais si le GSA tape de
temps à autre sur les doigts de certains journalistes, le
problème de la neutralité journalistique reste entier.
En effet, s'il est bien une thématique sur laquelle
devraient se pencher nombre de professionnels de l'information, c'est celle de
la neutralité et de ses limites d'application.
Passionnant dans son étude, le mythe de la
neutralité journalistique (car c'en est un) nous emporte au coeur du
plus important chaînon de la machine médiatique : le journaliste
luimême.
Naviguant entre fantasme et réalité, cette seconde
partie du présent chapitre a pour but de déconstruire le mythe de
la neutralité journalistique en en explorant les moindres recoins.
2-1) La neutralité du journaliste, une utopie
dangereuse :
Il est crucial d'appréhender en quoi la
neutralité journalistique relève de la chimère, de
l'utopie. Premièrement, parce que cela permet de prendre du recul et de
réattribuer à chaque chose sa réelle importance.
Deuxièmement, parce que cela conduit à développer un
esprit critique envers une représentation médiatique que l'on a
trop souvent tendance à considérer comme vérité
absolue. Troisièmement, parce que c'est un aspect de nos médias
dont on parle assez peu malgré leur omniprésence.
En premier lieu, ce qui rend cette neutralité
impossible c'est tout simplement la sélection de l'information.
Effectivement, décider de mettre en avant une information plutôt
qu'une autre c'est déjà prendre parti.
Jean-Paul Willaime, dans son article Les médias et
les mutations contemporaines du religieux (In: Autres Temps. Cahiers
d'éthique sociale et politique. N°69, 2001. pp. 64-75.),
illustre parfaitement ce phénomène. A la question « Les
médias sont-ils jamais fidèles à une réalité
sociale quelle qu'elle soit ? » il répond que ces derniers «
sélectionnent logiquement [...] dans le flux continu de la vie des
sociétés et des individus, pour en offrir des traits pertinents
à ceux qui lisent, écoutent ou regardent » et précise
que « même un événement suivi en continu durant des
heures [...] ne saurait être rendu dans "toute" sa réalité
complexe et innombrable ». De ce fait, bien souvent, l'individu qui a
vécu un évènement sur place et en direct peut souvent
remarquer une différence notable entre ce que lui a vu et ressenti et ce
que le reportage dédié à l'évènement laisse
paraître.
Par cette remarque il ne s'agit nullement de critiquer le
travail des journalistes, mais bien au contraire de faire comprendre en quoi
une information, comme tout récit, comme tout compte rendu, comme toute
expérience, n'est en fait rien de plus que le point de vue de la
personne qui y était, au moment où elle y était ; et ce
méme si cette dernière est capable d'un maximum
d'objectivité.
Il est indéniable qu'un reportage, quel qu'il soit, et
méme réalisé dans le plus grand respect de la
déontologie, ne reste qu'un point de vue au sens propre du terme. Il ne
nous montre, ne nous propose que l'angle de vue dont ont eux-mêmes
bénéficié les journalistes. Un exemple caricatural de ce
phénomène s'exprime à travers les photos de presse que
l'on a pu voir dans les journaux le lendemain de la chute du dictateur irakien
Saddam Hussein. Représentant des citoyens irakiens en train de renverser
la statue de l'ex-dictateur trônant place Fedaous à Bagdad, ces
photos, selon l'angle de vue que l'on propose, montrent deux
réalités tout à fait différentes.
Une première photo, en plan serré, donne
l'impression d'une foule nombreuse et confuse se pressant contre la statue.
Une deuxième photo, en plan plus large et en
plongée, montre une foule plus clairsemée qui en
réalité ne touche pas la statue mais se contente de la
regarder.
Le journaliste peut donc, en orientant son point de vue dans
telle ou telle direction, donner des formes différentes à la
réalité. Ce que voit le journaliste de près peut avoir une
tout autre forme vu de loin. Telles les peintures réalisées sur
les courbes du toit arrondi d'une chapelle, la réalité de l'image
est ainsi bien différente selon l'angle duquel on observe.
Représentation mise à plat d'une image du Christ
qui ne devient cohérente que sur support conique. Gravure extraite de
La Perspective curieuse. Magie articielle des effets merveilleux de
l'optique par la vision directe de Jean-François
Niceron, Paris, 1638.
De même, le légendage effectué par le
journaliste a son importance.
Etienne décida de quitter la pièce
Georges referma doucement la porte de la chambre
Un dessin ayant pour but de mettre en exergue l'importance de la
légende dans la compréhension d'une photo.
L'information, au moment où elle est diffusée
à son public, n'est donc déjà plus réellement
« neutre ». D'abord sélectionnée parmi de nombreuses
autres, elle est ensuite rapportée par un observateur qui n'en montre
que certains aspects.
Patrick Champagne, sociologue réputé, qualifie
ce phénomène de « travail de construction ". Dans un article
intitulé Le Traitement médiatique des malaises sociaux,
il explique que toute l'honnêteté du monde ne saurait
empêcher l'information d'être une « construction de la
réalité ». Or cette construction de l'information,
pratiquée par tous les médias, ne l'est pas au même
degré partout. Et c'est bien pour cela qu'il est nécessaire de
rester attentif et vigilant.
Pour en revenir à l'islam, Deltombe lui, pense que ce
filtre de sélection cité plus haut est, dans le cas de l'islam,
« encombré de fantasmes " et que sa « force [réside]
dans ce qu' [il] ne montre pas ".
Un observateur outre-Atlantique du monde médiatique,
Gilles Gauthier (professeur en information et en communication à
l'université de Laval au Québec) avance que le journalisme
contemporain tend de plus en plus à se détacher d'une approche
rationnelle et raisonnée pour dériver vers « l'expression de
conviction et le moralisme ".
En plus de n'être pas une science exacte, le journalisme
contemporain aurait donc, de surcroît, tendance à se faire
moralisateur. Mais comme conclut Gilles Gauthier, la « rationalité
argumentative " peut aider à « mettre en échec [cette]
subjectivité ".
Ainsi, pour inverser la tendance il serait nécessaire
que les journalistes restent rationnels et argumentent chacun de leurs propos.
Malheureusement, l'on constate quotidiennement le manquement de certains
journalistes à cette obligation et particulièrement concernant
les actualités touchant à l'islam ou les musulmans.
C'est ce que dénonce Mouna Hachim (femme de lettre
marocaine) dans plusieurs articles dont Islam, médias et bidonnages,
ou la vision monolithique fantasmée. Pour elle, il n'y a pas de
doute, les médias français procèdent à une «
simplification outrancière » concernant l'islam et il serait bon de
« s'interroger sur les méthodes d'investigation d'une certaine
presse dont le souci semble moins de témoigner d'une
réalité que d'appuyer des clichés
préétablis, posant [ainsi] la délicate question des
manipulations de l'opinion par idéologie. "
Et elle n'est pas la seule à déplorer ce
phénomène et à établir ce constat.
Régulièrement, des colloques sont organisés dans le but de
réfléchir et de débattre sur la représentation de
l'islam et des musulmans dans les médias. Ce fut le cas, par exemple, du
colloque international sur « l'image du monde musulman dans les
médias occidentaux " intitulé « entre partialité et
impartialité » organisé en janvier 2002, suite à la
dégradation de l'image médiatique de l'islam due aux attentas du
11 septembre.
Observant la même tendance, Acrimed, observatoire des
médias connu et reconnu, reproche régulièrement aux
médias français de procéder à un traitement trop
partial des actualités relatives à l'islam. Ce fut le cas en
janvier 2004, avec un article de Dominique Pinsolle (journaliste pour Le
Monde diplomatique et docteur en histoire) intitulé «
Les médias et les Français musulmans : ce ne sont
pas des terroristes, mais...".
Constatant que « les grands médias actuels ont la
fâcheuse tendance d'exprimer des opinions interchangeables tout en se
faisant les champions du " pluralisme " et du " débat
démocratique" », l'auteur met l'accent sur le fait que ce n'est pas
un phénomène sans conséquences puisque les « opinions
[~], à force d'être rabâchées, finissent par
s'imposer comme relevant du sens commun ". Par là, ce journaliste nous
met en garde sur les dérives possibles d'une pratique journalistique
biaisée sur le long terme.
Mais si les réflexions ci-dessus touchent en plein coeur
le journalisme dit « d'information ", elles n'abordent pas la
problématique du journalisme d'opinion.
Car, si la « rationalité argumentative » peut
s'appliquer à certaines formes de journalisme, l'est-elle
également dans des exercices comme celui de l'édito ou du billet
d'humeur ?
En ce sens, cet article apporte une réflexion
intéressante. Concernant les éditorialistes, qui sont par essence
« autorisés " à exprimer leurs opinions dans leurs papiers,
Pinsolle dit qu' « ils sont libres parce qu'ils s'affranchissent autant
que possible d'un contact effectif avec les faits », qu'« ils sont
pluralistes parce qu'ils disent à plusieurs voix à peu
près la même chose », mais qu'au final « ils satisfont
la liberté d'expression de quelques-uns au détriment du droit
à l'information du plus grand nombre [...] ".
Illustrant ses propos, le journaliste cite des extraits
d'éditorialistes prolifiques comme Bernard Guetta ou Claude Imbert, qui,
respectivement, ont affirmé que l'islam « est
hypnotisé [...] par une tentation de la violence que d'autres ont connue
avant lui " (L'Express, 6 septembre 2004) ou encore que « Le
nazisme, le communisme appartinrent au Mal occidental, nés qu'ils
étaient dans l'abîme d'un coma démocratique [alors que]
l'islamisme vient d'ailleurs, [que c']est un bloc du passé de
l'humanité, figé dans son age théocratique, dans son refus
des temps modernes, commencés chez nous, il y a quatre ou cinq
siècles " (Le Point, 2 septembre 2004).
Et effectivement, quand un journaliste mélange travail
et opinion personnelle, le résultat n'est pas toujours du plus bel
effet. Ce fut le cas du reportage La Cité du mâle
déprogrammé par Arte une heure avant sa diffusion (puis
finalement diffusé quelques temps plus tard après quelques «
retouches " de circonstance).
Consacré au machisme dans les cités, ce
reportage est dénoncé par une des journalistes qui a
participé à sa création, Nabila Naïb, (NDA :
principalement chargée de trouver des témoins) qui le
juge trop « caricatural ". Montant au créneau, cette
dernière fustigeait le reportage dans les médias avant même
sa diffusion.
Expliquant que les commentaires apposés en
postproduction sont en total décalage avec la réalité
aperçue sur le terrain (NDA : les termes « milice de quartier
» et « fascisme ordinaire » ayant été choisis pour
désigner des adolescents de 14 ans considérant qu'une fille n'a
pas à sortir en jupe ou en short dans la rue), elle a
annoncé vouloir se désolidariser totalement du travail
effectué sur ce reportage, jugeant malhonnête le grand
écart réalisé entre la réalité qu'elle a
constatée et l'image finale qu'en donne le reportage après
montage.
Ce genre d'exemple illustre toute la fragilité et toute
la difficulté de l'application stricte de la déontologie
journalistique, qui voudrait idéalement une retranscription des faits
sans modification idéologique. Tout cela conduit à une question
simple concernant l'exercice journalistique : quelles sont les limites de
l'objectivité ?
Par exemple, une partie des actualités touchent
à la politique ou à des entreprises, or ces entités ne
s'expriment qu'au travers de plans de communication bien
réfléchis et parfois complètement mensongers. Par
conséquent, relayer le discours de ces entreprises et de ces hommes
politiques de but en blanc, n'est-ce pas procéder à une forme de
collusion ? Le relais « passif » de ce type d'information ne sert-il
pas au contraire ces entreprises ou ces partis politiques ? Ne sert-il pas tout
simplement à diffuser plus largement leurs idées ?
Si la parole était donnée à tout le monde
et répartie équitablement, l'on pourrait répondre que non,
que chacun est entendu et que les médias ne servent pas le discours de
l'un plutôt que de l'autre. Malheureusement, la réalité est
bien différente et tous ceux qui n'ont pas encore acquis une
notoriété médiatique, sont finalement invisibles. Ainsi,
les médias procèderaient à une amputation de la
réalité en ne relayant les discours que de certains acteurs de la
vie publique, laissant ainsi assez peu de place aux autres.
Ce choix, cette sélection à opérer, parmi
la multitude d'actualités est inévitable. Les médias ne
peuvent décemment pas relayer tout ce qui se passe dans un pays. Mais
diffuser passivement les discours d'entités déjà
puissantes en occultant celui des 90 % restantes, est-ce vraiment cela
l'actualité ?
Cette épineuse question illustre à elle seule toute
la difficulté qu'il y a à appliquer l'objectivité en
journalisme.
Encore une fois, sans tomber dans une paranoïa de
l'alliance médiatico-économico-politique, on peut tout de
méme souvent déplorer l'absence d'analyse journalistique
pertinente, le journalisme semblant aujourd'hui être réduit
à sa plus simple expression : celle de relais neutre de l'«
information ". Par conséquent, sans rentrer dans le débat sur le
rôle du journaliste (NDA : doit-il être un relais « neutre
» ou doit-il être un « analyste »), tout cela conduit
à une deuxième question :
Le journaliste souhaitant absolument être « neutre
" (sachant que la neutralité absolue dans l'exercice journalistique
n'existe pas comme expliqué ci-dessus) ne devient-il pas une simple
« caisse de résonance » des discours que l'on lui sert ? et,
par conséquent, une trop grande prégnance du journalisme dit
« neutre» n'est-elle pas in fine plus dangereuse que
salutaire ?
Si l'on devait apporter une réponse à cette
question l'on pourrait avancer que, concernant des actualités «
apolitiques " et très factuelles, un relais le plus neutre possible de
l'information sera souhaitable et, concernant les informations relatives
à la politique ou à la communication d'entreprise, l'idéal
serait de pouvoir capter ces discours de manière brute puis de
multiplier ensuite les analyses critiques afin d'éviter une croyance
trop aveugle en un discours qui a été préparé pour
séduire ou convaincre.
Pierre Tevanian dans sa République du mépris
illustre très bien cette nécessité quand il
évoque l'interview de Nicolas Sarkozy réalisée le 7
décembre 2005 sur France 3. Au cours de cette entrevue, celui qui
était alors ministre de l'intérieur, demandait que l'on laisse
« les historiens faire [le] travail de mémoire " sur le
passé esclavagiste et colonial, ce à quoi les journalistes
présents (NDA : Jean-Michel Blier et Audrey Pulvar) «
n'ont pas [eu] l'à propos de lui demander s'il préconis[ait] la
méme retenue et le méme silence des non historiens en ce qui
concerne la Shoah."
Pour toutes ces raisons, croire en l'utopie d'une
neutralité journalistique est dangereux. Croire que le journaliste est
un surhomme (NDA : au sens strict comme au sens nietzschéen du
terme), capable d'une partialité absolue, pousse à croire
aveuglément en ce qu'il nous présente, or, il est
préférable de comprendre le rôle de témoin qu'il
exerce pour mieux en cerner les failles et les limites. Et si ce qui est pire
qu'une information biaisée c'est justement l'absence d'information,
alors le spectateur, lecteur ou auditeur se doit de faire preuve de sens
critique.
Par ailleurs, en plus d'être fondamentalement
impraticable, cette neutralité journalistique est mise à mal par
d'autres facettes du métier du journalisme comme
l'homogénéité socioprofessionnelle.
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