Section 2 - Le recours subsidiaire au droit interne
Loin d'être un retour au nationalisme fiscal qui
contredirait la logique bilatérale des conventions de lutte contre la
double imposition, le recours au droit interne prévu par celles-ci
permet au contraire d'adapter les solutions en droit positif. En effet en
raison du caractère subsidiaire des traités fiscaux et de la
priorité du droit interne en la matière, il est souvent
nécessaire de qualifier certaines notions selon les règles
connues en droit interne afin que la solution puisse être
trouvée.
Le juge qui contrôle une imposition au regard de
dispositions conventionnelles procède comme suit. Tout d'abord il
s'assure qu'une imposition, toujours fondée sur une loi nationale, est
bien conforme aux dispositions de celle-ci : c'est le caractère
prioritaire du droit interne. Pour cela il qualifie les faits au regard du
texte fiscal et applique ses dispositions s'ils rentrent dans le champ
d'application de l'imposition. Une fois que le bien fondé de
l'imposition est vérifié à l'échelon national, le
juge contrôle la conventionnalité de la situation en recherchant
si elle est compatible avec les dispositions de lutte contre la
double-imposition, c'est-à-dire si l'imposition nationale n'est pas
interdite par le traité. Ce processus, dans lequel le rôle de la
convention n'est pas d'édicter des règles substantielles
d'imposition mais de poser des règles de conflit de lois, fait la
particularité des conventions fiscales de lutte contre la double
imposition et explique la solution « classique » 75 de la
compétence de la lex fori ainsi que le renvoi au droit interne
et à ses qualifications pour les termes non définis
conventionnellement.
Ainsi le recours au droit interne prévu par la
convention est encore une méthode d'interprétation, mais
déjà une solution substantielle ; en effet il est une
méthode en tant que recours, les règles à prendre en
compte, le cheminement à suivre, sont dictés par la convention.
Mais il représente un contenu normatif substantiel en tant que ce renvoi
se fait au profit du droit interne, établissant pour chaque notion une
qualification et un régime.
Ce recours subsidiaire au droit interne peut se
matérialiser dans les conventions de deux manières :
- Soit de manière spécifique, ainsi un terme
conventionnel se verra attribuer par le traité la signification qu'il a
dans l'État de situation. C'est bien souvent le cas des biens
immobiliers ou de la notion de résident dont la formulation,
résultant du modèle OCDE, est la
75 P. DEROUIN, L'application et
l'interprétation des conventions fiscales internationales par les
tribunaux français, Revue de Jurisprudence fiscale, 1979/12, p.
404.
suivante : « Au sens de la présente
Convention, l'expression " résident de l'un des États "
désigne toute personne qui, en vertu de la législation dudit
État, est assujettie à l'impôt dans cet
État,[...] » 76. Dans le cas de la
résidence, il est prévu un recours à des règles
conventionnelles supplémentaires, dans l'hypothèse où une
personne physique serait considérée comme résident des
deux États contractants, afin de déterminer celui avec lequel les
liens sont les plus importants.
- Soit de manière générale, la convention
renvoyant pour les termes non définis, au sens de ceux-ci dans le droit
de l'État où est appliqué la convention. La disposition
est formulée au sein de l'article « Définitions
générales » du modèle OCDE comme suit : «
Pour l'application de la Convention à un moment donné par un
État contractant, tout terme ou expression qui n'y est pas défini
a, sauf si le contexte exige une interprétation différente, le
sens que lui attribue, à ce moment, le droit de cet État [...]
» 77.
En ayant distingué ces deux méthodes
particulières de renvoi au droit interne, on s'aperçoit que la
notion n'obéit pas à un régime conventionnel unique
puisque le recours spécifique ne souffre d'aucune exception (il peut
cependant être complété par des règles
conventionnelles, cf. notion de résidence), alors que le recours
général ne doit pas être utilisé lorsque «
le contexte exige une interprétation différente ».
Cette dissociation des deux recours nous permet de mieux prendre en compte les
observations relatives à cette interprétation selon le droit
interne. En effet, bien que consacrée par les conventions
bilatérales, celle-ci fait l'objet de critiques puisqu'elle pourrait
conduire à une application différente du traité selon les
pays 78. Il conviendrait donc d'interpréter le «
contexte » de la convention de la manière la plus large
possible, ceci afin d'éliminer le recours au droit interne et de trouver
un sens supranationale, idéalement concordant, aux notions non
définies par la convention.
En ce qui concerne la France, une telle interprétation
extensive n'est pas envisageable. Le recours au contexte reste donc très
limité et pourrait éventuellement être recherché si
le résultat s'avérait être en contradiction avec l'un des
objectifs du traité.
En ce qui concerne la Suisse cependant, on peut penser que le
recours au contexte, tel que préconisé dans la Convention de
Vienne dont la valeur est reconnue par le Tribunal
76 Comité des Affaires Fiscales de l'OCDE,
Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la
fortune, Juillet 2008, article 4 § 1. Repris notamment par les
conventions franco-allemande du 21 juillet 1959, article 2
§ 1-4.a, franco-néerlandaise du 16 mars 1973,
article 4 § 1 et franco-turque du 18 février 1987,
article 4 § 1.
77 Ibid., article 3 § 2. Repris notamment par les
conventions franco-allemande du 21 juillet 1959, article 2
§ 2, franco-néerlandaise du 16 mars 1973, article
3 § 2 et franco-turque du 18 février 1987, article
3 § 2.
78 Par exemple : V. UCKMAR, Double Taxation
Conventions, p. 160. In : A. AMATUCCI Ed.,
International Tax Law, Pays-Bas, Kluwer Law International, 2006 et
S. GLASPER, Les clauses anti-abus dans les conventions
fiscales internationales, thèse Montpellier I, 2007, p. 312.
fédéral, puisse être retenu pour,
paradoxalement, s'éloigner du texte de la convention. Mais même
dans ce cas, il ne faut pas perdre de vue que seul le recours
général au droit interne peut être écarté par
un contexte particulier. Cette exception n'étant pas prévue pour
le recours spécifique, rien ne permet au juge de déroger à
la méthode du renvoi au droit interne en l'état actuel des
formulations conventionnelles.
Les cas d'utilisation du droit interne par le juge
étant délimités, il est désormais possible de
s'intéresser plus en détail à celui-ci et notamment
préciser quelques points concernant son utilisation.
Tout d'abord sur le fait de savoir de quel droit interne le
juge se sert ; en effet il est possible, et d'ailleurs la dualité de
juridictions française en matière fiscale n'est pas pour unifier
les qualifications, qu'une notion n'ait pas une seule et unique signification
dans un droit national, mais plusieurs, en fonction de la branche
étudiée. Cette imprécision quant à la branche du
droit à prendre en compte pour découvrir la signification de
notions internes était d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle
l'interprétation nationale était tant critiquée
79. Toutefois, si l'on observe attentivement le texte des
conventions les moins anciennes ou des avenants les plus récents, on
relève que cette imprécision a été corrigée
; par exemple le modèle de convention de l'OCDE a été
actualisé en 1995 et dispose depuis que « le sens
attribué à ce terme ou expression par le droit fiscal de cet
État prévalant sur le sens que lui attribuent les autres branches
du droit de cet État. » 80.
Dans une affaire Superseal 81, le Conseil
d'État a eu à statuer sur ce point en appliquant une convention
fiscale de 1975, modifiée justement en 1995 par un avenant, son article
étant depuis rédigé de la sorte : « Pour
l'application de la présente Convention, l'expression " biens
immobiliers " a le sens que lui attribue le droit de l'État contractant
où les biens considérés sont situés. (...) En ce
qui concerne la France, l'expression " droit de l'État contractant "
s'entend de la législation fiscale française. »
82. Le travail du juge est donc d'autant plus aisé que la
convention à interpréter est bien rédigée.
La question s'est également posée de savoir si
le droit auquel il fallait se référer était celui en
vigueur à la date de la conclusion du traité, ou celui en vigueur
à celle des faits. Ce débat opposait donc l'approche statique
à l'approche ambulatoire mais se pose avec moins
79 M. CHRÉTIEN,
L'interprétation des traités bilatéraux sur la double
imposition : méthodes et procédures, JCP, 1960, p. I, 1561,
p. 5.
80 Comité des Affaires Fiscales de l'OCDE,
Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la
fortune, Juillet 2008, art. 3 § 2.
81 CE, 27 mai 2002, Société Superseal
Corporation, (n° 125 959, Rec. CE 2002).
82 Convention franco-canadienne du 2 mai 1975
modifiée par l'avenant du 30 novembre 1995, article 6 § 2.
d'acuité maintenant que les conventions sont claires
sur ce point. La plupart des pays 83 s'est en effet accordée
pour utiliser la seconde approche, prenant acte que le droit est une
matière vivante dont l'évolution est indispensable.
Enfin, il est des cas où renvoi au droit interne ne
rime pas avec loi du for. Il est parfois nécessaire, dans le respect de
la règle conventionnelle, de qualifier une notion au regard du droit
étranger. Cette opération est loin d'être
étrangère à la logique du droit international
privé, mais il est vrai qu'en matière fiscale celle-ci est plus
rare, la loi du for coïncidant avec la loi de l'impôt en cause.
C'est le cas notamment concernant la définition des
immeubles, qui se fait en fonction de la loi de l'État de leur
situation, ce peut être celui des dividendes s'ils doivent être
définis selon la législation de l'État dont la
société distributrice est un résident ou bien encore le
cas même de la résidence ; en effet en présence d'une
personne physique qui est considérée comme résident dans
les deux pays contractants au sens de leurs droits internes respectifs, il a
été vu qu'une méthode supplémentaire permet de
régler le conflit de compétences. Seulement il faut que le juge
s'assure que la personne réponde bien à la double qualification
avant de mettre en oeuvre cette méthode conventionnelle. Pour cela, le
juge français applique sa propre définition de la
résidence, pour ensuite appliquer celle de l'État contractant.
En théorie cette qualification selon la loi
étrangère pourrait poser des problèmes de preuve du
contenu des règles étrangères pour le juge français
mais l'insignifiance du contentieux ne va pas dans le sens de ces
inquiétudes, d'autant plus que la mise en oeuvre des clauses
d'échange de renseignements permet aux administrations fiscales
d'éclairer le juge à ce propos.
83 X. OBERSON, Précis de droit fiscal
international, Bern, 3e éd., Stämpfli, coll.
Précis de Droit Stämpfli, 2009, p. 37 et S.
GLASPER, Les clauses anti-abus dans les conventions fiscales
internationales, thèse Montpellier I, 2007, p. 312.
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