Chapitre 2 - L'interprétation unilatérale
française
Les conventions fiscales bilatérales de lutte contre la
double imposition sont, comme il vient de l'être rappelé, des
normes juridiques ayant force exécutoire dans l'ordre juridique interne
français et une autorité supérieure à celle des
Lois, sous réserve de réciprocité.
Ce principe de supériorité, commun à tout
les traités, est ici associé à celui spécifique aux
conventions fiscales de subsidiarité. Ce mécanisme particulier
fait qu'elles ne fondent pas directement un impôt mais qu'elles
prévalent sur une loi fiscale prévoyant une imposition qu'elles
interdisent (en l'attribuant à l'autre État partie),
écartant ainsi la Loi qui méconnait les dispositions
conventionnelles.
Il convient d'effectuer ce contrôle de
conventionnalité de la Loi lorsque le contribuable s'estimant victime
d'une double imposition juridique invoque des dispositions d'effet direct du
traité devant une juridiction de l'État qui entend l'imposer
44, ce qui explique le « nationalisme » de
l'interprétation. Pour dégager le sens d'une convention avant de
la comparer aux dispositions fiscales nationales, il est nécessaire d'en
interpréter les termes imprécis. Cette interprétation en
France est dévolue aux juges, bien que pendant un temps elle ait
été réalisée par le gouvernement, posant ainsi des
problèmes d'impartialité.
44 Le Conseil d'État admet la recevabilité des
demandes fondées sur l'inconventionnalité de dispositions
internes depuis 1952 : CE Ass., 30 mai 1952, dame Kirkwood.
Section 1 - L'interprétation gouvernementale et
ses critiques
L'interprétation des dispositions fiscales
conventionnelles par le gouvernement français a longtemps eu cours, mais
de manière plus ou moins systématique selon que le litige
relevait de la compétence du juge administratif ou du juge judiciaire
45.
Lorsque le juge judiciaire avait à connaître d'un
litige nécessitant une interprétation conventionnelle, il
s'estimait compétent pour effectuer celle-ci, sauf le cas où
était mise en jeu une question de droit public international 46 ; dans
cette situation uniquement, il revenait au ministre des affaires
étrangères d'apporter la solution générale à
la situation et au juge d'appliquer la solution préconisée.
Depuis 1995 cette exception d'incompétence du juge judiciaire en
matière d'ordre public international ne vaut plus 47, il est
désormais pleinement compétent pour appliquer comme pour
interpréter une convention fiscale internationale.
Lorsque le litige relevait de la compétence du Conseil
d'État, le juge administratif devait surseoir à statuer et
renvoyer impérativement pour interprétation au Ministre, avant
d'appliquer la décision ministérielle. Progressivement la Haute
juridiction s'est affranchie de la tutelle du chef de la diplomatie
française, d'abord en élaborant la théorie de l'acte
clair, puis en s'estimant pleinement compétente pour traiter des
problèmes d'interprétation.
La théorie de l'acte clair consistait à
considérer comme suffisamment précise une clause conventionnelle,
afin que nulle interprétation et donc nul renvoi au ministre ne soient
nécessaires à son application. Mais le Conseil d'État
déterminant lui même le degré de clarté de ces
textes, il lui était loisible en pratique d'apporter sa part
d'interprétation aux dispositions, qu'il estimait pourtant suffisamment
claires et certaines, afin que le recours au ministre puisse être
évité.
Puis par la décision d'assemblée GISTI
du 29 juin 1990 48, le Conseil d'État s'est totalement
affranchi de l'autorité du ministre en matière
d'interprétation conventionnelle, le recours au renvoi
préjudiciel devenant facultatif et à la discrétion du
juge, désormais compétent pour effectuer l'interprétation
de toute disposition conventionnelle.
De manière générale, toute question
relative à l'interprétation des traités internationaux
45 L'article L 199 du Livre des Procédures Fiscales
détermine le partage de compétences entre Juridictions
administratives et judiciaires.
46 Cass., 24 juin 1839, Fox, Bumbury et consorts c. duc de
Richmond (Dalloz 1839, 1re partie, p. 257).
47 Cass. civ. I, 19 décembre 1995, Banque africaine de
développement, N° de pourvoi 93-20424.
48 CE Ass., 29 juin 1990, GISTI (Rec. CE., p. 171,
GAJA).
relevait du ministre des Affaires étrangères
49, chargé d'éclairer les tribunaux sur le sens que
les États contractants avaient entendu donner aux termes litigieux.
Cette compétence de principe se justifie par la relation
privilégiée du ministre avec ses homologues étrangers, lui
permettant ainsi de solliciter le point de vue de l'autre État partie
afin d'aboutir à une interprétation conjointe lorsqu'il l'estime
nécessaire 50. En matière fiscale cependant, la
technicité des dispositions nécessitant parfois le point de vue
de spécialistes nationaux, c'est à l'administration fiscale que
le ministre normalement compétent confiait la tâche de
répondre au problème posé.
Cependant, celle-ci est nécessairement partie au litige
contre le contribuable et c'est la raison pour laquelle la question de
l'impartialité de ce type d 'interprétation a été
soulevée, avant de mettre fin à cette compétence
gouvernementale. En 1951 déjà, on relevait le problème que
cette situation d'une administration fiscale « juge et partie »
posait à l'égard de l'équité 51.
Au delà de cette valeur morale, ce sont
également des problèmes de droit qui se posaient : cette
prééminence de la solution donnée par le gouvernement sous
forme d'acte administratif sur le traité international
méconnaissait la hiérarchie des normes reconnue par les
constitutions françaises successives, mais constituait de plus un
déni de justice par interférence du pouvoir exécutif dans
une décision judiciaire. Ce sont ces raisons qui ont conduit le Conseil
d'État à se libérer de l'obligation de renvoi
préjudiciel qui lui était faite en la matière
52.
D'ailleurs, peu de temps après ce revirement, la France
se vit condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme,
pour une affaire antérieure dans laquelle le Conseil d'État avait
effectué ce renvoi et s'était estimé lié par
l'interprétation du ministre 53. Dans cet arrêt, la
Cour de Strasbourg s'est fondée sur l'article 6 § 1 de la
Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit
à un procès équitable, à travers la composante de
l'impartialité et de l'indépendance du juge. Elle a relevé
que l'intervention du ministre dans la fonction du juge était «
sans équivalent dans les autres États membres du Conseil de
l'Europe » 54 et que le Conseil d'État ne méritait pas,
en l'espèce, l'appellation de tribunal indépendant et de
pleine
49 Cass., Crim., 22 janvier 1963, Aschbacher et
Lertola (Bull, crim., 1963, p. 62, R.D.P. 1963, p. 1230) et CE.,
25 janvier 1963, Costa (Rec. CE., 1963, p. 47) et 13 novembre 1963,
Crédit mobilier indochinois (Rec. CE., 1963, p. 800).
50 Voir supra Chapitre I, Section II.
51 M. CHRÉTIEN, L'application et
l'interprétation des clauses fiscales des traités internationaux
par les tribunaux français, Revue critique de droit international
privé, 1951, p. 59.
52 Voir supra n° 48.
53 CEDH, 24 novembre 1994, Beaumartin c. France,
série A n°296-B censurant un arrêt du Conseil d'État
du 27 janvier 1989.
54 Idem.
juridiction. Elle a néanmoins pris acte du revirement
jurisprudentiel français en la matière, confirmant la nouvelle
solution de manière implicite.
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