Titre 2 - La portée des clauses anti-abus
Le mécanisme des clauses anti-abus détermine la
portée des dispositifs d'élimination de la double-imposition
juridique. Si ces clauses sont appliquées trop largement, cela
restreindrait de manière excessive les bénéfices
conventionnels. Leur domaine est donc limité par la convention qui fixe
pour chacune un périmètre d'action personnel, les
résidents non qualifiés, et matériel : limité
à certaines catégories de revenus, définies par renvoi au
droit interne à défaut de définition propre, ou applicable
à l'ensemble de ceux-ci.
La réponse à la question de la valeur juridique
de ces clauses cependant, ne peut être trouvée dans le corps
même des conventions qui les contiennent, puisqu'elles obéissent
aux mêmes principes, elles ne les dictent pas.
Afin de connaître la portée d'une disposition
contenue dans une convention, il faut donc s'intéresser aux
règles internes qui font exister les traités en les introduisant
dans les ordres juridiques nationaux. Il faut également
s'intéresser à la valeur de ces clauses vis-à-vis de la
hiérarchie des normes reconnue de cet État.
Chapitre 1 - La portée par rapport au droit
interne
Pour comprendre à quel niveau la clause anti-abus est mise
en oeuvre, il faut analyser les particularités d'application des
conventions fiscales d'élimination des doubles impositions.
La place de ces dernières dans la hiérarchie des
normes ne signifie pas pour autant qu'elles s'appliquent de manière
à exclure en tout temps les règles internes.
Section 1 - La supériorité des
dispositions conventionnelles
et la priorité du droit interne
Chaque État possède ses propres règles
déterminant la place des conventions internationales dans l'ordre
interne, la valeur juridique d'une convention fiscale et de ses dispositions
peut donc varier d'un pays à un autre.
Il est possible de distinguer deux catégories
d'États en fonction de la place que leurs
règles constitutionnelles réservent aux
traités internationaux.
- La première regroupe ceux qui retiennent une approche
moniste : il n'y a qu'un instrument juridique dans l'ordre interne, la
convention, qui s'y intègre en l'état et est applicable
directement si elle crée des droits invocables par les particuliers, ce
qui est le cas des conventions fiscales de lutte contre la double-imposition.
L'incorporation de ce traité se fait dès la ratification par les
organes internes compétents.
- La seconde retient une approche dualiste : les mesures
conventionnelles doivent être transcrites en droit interne selon une
procédure particulière qui aboutit à l'adoption d'une
nouvelle norme nationale. Le juge ne peut appliquer directement la convention
mais seulement la loi interne qui en reprend les dispositions.
C'est à la première catégorie que la
France appartient, puisque l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958
prévoit que « les traités ou accords
régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès
leur publication, une autorité supérieure à celle des
lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son
application par l'autre partie ». Cette supériorité, en
plus d'être reconnue par la Constitution, est désormais
contrôlée par les juges, judiciaires comme administratifs. On
pourrait s'interroger sur la condition de réciprocité de
l'article 55, d'autant plus que certains États ne reconnaissent pas
totalement la même supériorité aux traités
internationaux.
Ainsi aux États-Unis, la loi fédérale et
les conventions internationales ont la même valeur, c'est donc le texte
le plus récent qui s'applique en cas d'incompatibilité,
c'est-à-dire quand la loi postérieure n'est pas trop
générale et qu'elle dispose clairement qu'elle entend faire
échec aux dispositions conventionnelles. C'est ce que l'on appelle le
treaty overriding et bien que quelquefois critiqué par les
autorités co-contractantes, il ne semble pas que le juge français
refuse de reconnaître la prééminence d'une convention
fiscale contenant des dispositions d'effet direct, au motif que l'autre
État fasse de la sorte 113.
Toutefois, bien que supérieures à la loi en tant
que traités internationaux, les conventions fiscales ne se substituent
pas aux règles internes et n'ont pas vocation à s'appliquer
à leur place. En pratique, la spécificité du
mécanisme d'élimination de la double imposition conduit à
l'application prioritaire du droit interne, avant celle des conventions
fiscales.
113 CE, 16 février 1983 (n° 28 383, Rec. CE 1983).
En effet la convention fiscale, en partageant les
compétences d'imposition entre les deux États contractants, ne
fait que déterminer selon les situations celui qui pourra imposer les
revenus. C'est donc la législation fiscale nationale qui s'applique pour
soumettre les revenus à l'impôt, lorsque celle-ci y est
autorisée par le traité.
Il peut arriver alors que, contrôlant le respect des
mesures internes au regard des dispositions de la convention, le juge
écarte une loi qui fonde une imposition non autorisée par le
traité. Dans ce cas sa démarche s'effectue en trois étapes
114 :
- Tout d'abord le juge doit appliquer la loi fiscale interne
à la situation du contribuable, c'est-à-dire qu'il doit s'assurer
que l'imposition contestée est conforme aux dispositions légales
qui la fondent. Lorsqu'il s'est assuré que l'imposition est
réelle et qu'elle résulte de la bonne application du droit
interne, il peut passer à la deuxième étape. Dans le cas
contraire, le litige se règle sans recours à la convention ; le
juge écarte l'imposition contestée en constatant qu'elle est
dépourvue de base légale.
- Dés lors que l'imposition fondée sur la loi
fiscale interne est caractérisée par le juge, celui-ci peut
commencer à prendre en compte la convention. Il va donc vérifier
que le contribuable qui s'en prévaut et ses revenus entrent bien dans
son champ d'application personnel et matériel. C'est ensuite que le juge
interprète les clauses anti-abus afin de vérifier que le
résident n'est pas exclu du bénéfice du traité. Si
c'est le cas sa demande sera rejetée.
- Sinon, le juge va vérifier que le revenu en cause
peut être imposé par l'État et dans quelle mesure, dans
l'hypothèse où une limite est prévue. Si l'administration
fiscale a fondé l'imposition litigieuse sur des dispositions internes
méconnaissant les règles de répartition conventionnelles,
le juge fera prévaloir le traité et écartera leur
application.
C'est donc à ces deux principes de
supériorité et de subsidiarité par rapport au droit
interne qu'obéit l'articulation entre les dispositions légales et
conventionnelles.
Pourtant, le mécanisme des clauses anti-abus montre
qu'elles ne rentrent pas en opposition avec les règles de droit interne
puisqu'elles sont mises en oeuvre en parallèle de ces dernières.
Leur portée est donc limitée aux dispositions conventionnelles,
elles-mêmes limitées dans leurs effets, bien que de valeur
juridique supra-législative.
114 CE, 19 décembre 1975 (n° 84 774-91 895, Rec. CE.
1975).
Section 2 - La limitation de la portée des clauses
anti-abus par l'utilisation du droit interne
Les clauses anti-abus, en tant que dispositions
conventionnelles ont en France la valeur supra-législative reconnue aux
traités. Néanmoins, de par leur fonctionnement, il n'est pas
possible qu'une disposition interne soit incompatible avec celles-ci et donc
que le juge ait à les faire prévaloir.
Leur supériorité juridique par rapport au droit
interne peut être considérée comme « virtuelle »
et en réalité leur efficacité ne peut se mesurer que
vis-à-vis des autres mécanismes des conventions.
Une clause anti-abus écarte de manière expresse
d'autres dispositions générales contenues dans la même
convention. Cette prévalence est nécessaire à son
efficacité et pour cela elle est explicitement vouée à
s'appliquer, nonobstant les règles générales
d'élimination de la double-imposition.
Cependant comme l'analyse du sens à donner aux termes
de ces clauses l'a montré, il faut, pour le juge, recourir à des
définitions de droit interne afin de construire leur portée,
c'est-à-dire leur champ d'application, tant personnel que
matériel.
Cette pénétration des règles
conventionnelles par des concepts de droit interne apparaît alors comme
paradoxale : comment le contenu d'une norme peut-il être dépendant
de définitions provenant d'une norme inférieure ?
Cette dépendance s'explique par un souci
d'efficacité. En effet les règles conventionnelles puisqu'elles
ne sont pas substantielles, ne produisent d'effet que tant qu'elles
s'articulent correctement avec les lois internes. Si une clause anti-abus
utilisait des notions propres, se superposant inexactement à celles
retenues en droit interne aux fins d'imposition, son efficacité serait
diminuée car elle ne pourrait prendre en compte les situations se
trouvant dans la « zone d'ombre » entre notion conventionnelle et
notion nationale.
En contrepartie, ce recours au droit interne entraine parfois
des solutions divergentes qui, in fine, peuvent conduire à des
double-exonérations, lorsque par exemple deux États
considèrent un revenu comme appartenant à une catégorie
différente et que la convention qui les lie attribue la
compétence d'imposition, pour la catégorie retenue en droit
interne, à l'autre État contractant.
Il est certain que les clauses anti-abus contenues dans les
conventions bilatérales ne sont pas en mesure de prévoir tous les
abus pouvant résulter de la combinaison de deux ou plusieurs
systèmes nationaux via leurs réseaux conventionnels
respectifs.
De telles clauses contenant des dispositions
générales auront le mérite de couvrir l'ensemble des
revenus, mais leur formulation nécessairement imprécise, afin de
pouvoir s'adapter à tout les cas de figure, posera des
difficultés de preuve, notamment aux administrations fiscales voulant
les mettre en oeuvre. Il arrivera d'ailleurs que cette preuve soit rendue
difficile par la volonté d'États à fiscalité
privilégiée peu désireux de n'être plus attractifs
115.
Quant aux clauses anti-abus spécifiques, leur preuve
pourra être plus aisée, par exemple grâce à la mise
en place de certificats d'imposition effective de revenus
délivrés par un État pour l'exonération de retenue
à la source ou l'imputation dans l'autre État. Toutefois leur
efficacité restera limitée aux catégories de revenus
prévus et des divergences de qualification de revenus pourront
perdurer.
De la sorte, le mécanisme des clauses anti-abus
apparaît comme empirique et ne semble pas capable de remédier
à toutes les situations abusives qui peuvent résulter du souhait
pour les contribuables d'échapper à l'impôt en profitant
des disparités fiscales existant entre les États.
Néanmoins il limite d'ores et déjà de manière
efficace un grand nombre de constructions juridiques fictives et permet aux
administrations fiscales de déjouer ces manoeuvres en même temps
qu'il précise pour les contribuables les conditions d'accès aux
conventions.
115 Pour des exemples concernant Singapour et la zone franche de
Madère, voir : F. BOUKOBZA, Optimisation fiscale et
localisation, Revue internationale de droit comparé, 1995, Vol. 47,
n°2, p. 400.
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