Chapitre 2 - La portée par rapport au droit
communautaire
Les clauses anti-abus conventionnelles excluent des situations
considérées par les États comme abusives du
bénéfice des conventions que ces derniers mettent en place pour
que leurs résidents ne soient pas victimes d'une double-imposition
juridique. Ce faisant, ils créent une différence de traitement
selon que les personnes sont dans les situations exclues ou acceptées et
ces règles ne peuvent être remises en cause par l'application de
principes de droit interne.
Cependant un ordre juridique de valeur supra-conventionnelle
pourrait éventuellement remettre en cause ces distinctions en cas
d'incompatibilité. Il convient donc de se demander si le droit
communautaire prévaut sur le droit conventionnel et le cas
échéant si il existe des règles communautaires
potentiellement incompatibles avec des clauses anti-abus. De la sorte il sera
possible d'apprécier leur portée.
Section 1 - Les relations entre droit fiscal international et
droit communautaire
Tandis que les problèmes d'antan, relatifs à
l'interprétation des conventions fiscales bilatérales, puis
à l'imprécision des clauses anti-abus, sont en grande partie
résolus aujourd'hui, de nouvelles interrogations quant à la
portée de ces clauses voient le jour depuis quelques années. Ces
questions émergent du fait de l'avancée de la construction
européenne et de l'expansion du pouvoir de l'Union.
Alors qu'initialement les conventions fiscales ne souffraient
d'aucune concurrence au sommet de la hiérarchie des normes, se pose de
plus en plus la question de savoir si l'ordre juridique intégré
aux systèmes des États membres prévaut sur les
traités conclus par ceux-ci.
La primauté du droit communautaire, devenu depuis droit
de l'Union européenne, sur le droit interne législatif n'est pas
discutée est se fonde sur la Constitution française, notamment
ses articles 55 et plus récemment 88-1. Cette supériorité
explique que de nombreuses règles anti-abus internes aient
été écartées puis modifiées pour les rendre
compatibles avec des dispositions communautaires ; c'est le cas des articles
209 B et 123 Bis du CGI, consécutivement à des arrêts de la
Cour de justice de l'Union européenne où celle-ci
n'admettait la validité des règles anti-abus que
dans la mesure où leur formulation ne ciblait que les seuls montages
purement artificiels 116.
Cependant aucune disposition tant dans la Constitution, que
dans les traités de l'Union ou même dans les conventions fiscales
ne permet de déterminer les places respectives du « droit
européen » et du droit international conventionnel.
Pendant longtemps la question du rapport de force entre
conventions fiscales et droit communautaire ne s'est pas posée et cela
principalement pour deux raisons.
Tout d'abord l'objectif des conventions, qui est
d'éliminer les phénomènes de double-imposition n'est pas
un domaine sur lequel la construction du marché commun ait eu à
se pencher.
De plus, alors que le droit conventionnel s'est principalement
attaché à réduire ce phénomène concernant
les impôts directs, l'harmonisation fiscale communautaire s'est
focalisée sur la fiscalité indirecte, droits de douanes en
premier.
Mais désormais, sous un mouvement d'expansion induit
par la « construction communautaire », la Cour de justice se penche
de plus en plus sur la question des conventions fiscales et des groupes
d'experts préconisent la prise en main de ce domaine par l'Union 117.
Si l'on se plaçait dans l'ordre juridique
international, le droit de l'Union qui est un ordre régional, devrait
céder le pas sur le droit international conventionnel. Cependant, ce
dernier n'a pas de juridiction propre permettant de faire respecter cette
hiérarchie entre les deux sphères juridiques ; au contraire,
l'Union européenne, dotée d'une Cour de justice très
active, est en mesure d'imposer de manière effective son ordre juridique
particulier dans les États membres.
De plus, la compétence d'attribution de l'organisation
internationale sui generis qu'est l'Union devrait limiter son action,
notamment en matière de relations inter-étatiques, et ce d'autant
plus lorsqu'elles concernent la fiscalité, domaine régalien par
excellence. Mais là encore, la Cour de Luxembourg a étendu la
compétence européenne en se fondant « sur un lien de
nécessité avec la réalisation d'objectifs internes
confiés à la communauté par le Traité »
118. Il serait loisible de discuter de la légitimité
de l'intervention européenne en la matière puisque ce
débat théorique pose la question démocratique beaucoup
plus vaste du rôle de l'Union européenne et de la place des
États, mais ce n'est pas ici le propos.
116 Voir notamment CJCE, 12 septembre 2006, Cadbury
Schweppes (Aff. C-196/04).
117 COMMISSION EUROPÉENNE, Droit
communautaire et conventions fiscales, 2005.
118 J. MALHERBE et D.BERLIN, Conventions
fiscales bilatérales et droit communautaire, Revue trimestrielle de
droit européen, 1995, p. 245 et s.
On peut néanmoins remarquer que la logique du droit
communautaire en matière de fiscalité internationale est
diamétralement opposée à celle des conventions fiscales
bilatérales, en ce sens que la première s'inscrit dans une
optique de dépassement des frontières, lorsque la seconde
régit des rapports inter-étatiques.
La Cour de justice considère donc que « les
États membres demeurent compétents pour déterminer les
critères d'imposition des revenus et de la fortune en vue
d'éliminer, le cas échéant par voie conventionnelle, les
doubles impositions ». Néanmoins, lorsqu'ils exercent cette
compétence, « les États membres sont tenus de se
conformer aux règles communautaires » 119. La
sanction de la contrariété d'une disposition conventionnelles au
droit communautaire sera son inopposabilité à la Cour de justice,
qui se reconnaît compétente pour vérifier la
compatibilité d'une convention fiscale avec les Traité CE 120.
Puisqu'il faut considérer que le droit de l'Union
prévaut sur les accords internationaux bilatéraux signés
par les États membres en matière d'élimination des doubles
impositions 121, l'implication de ses principes sur le mécanisme de
clauses anti-abus, élaborées dans un contexte strictement
binational, mérite d'être étudiée.
Section 2 - Des clauses anti-abus limitées par le droit
communautaire
La différence de traitement instaurée par les
clauses anti-abus, entre les personnes pouvant bénéficier des
mesures avantageuses prévues par les conventions de lutte contre les
doubles impositions et les personnes en étant exclues, s'explique par
une volonté des États de réserver le
bénéfice de celles-ci à « leurs » agents
économiques.
Dès lors, les conventions sont conditionnées par
une logique de réciprocité entre les deux États,
c'est-à-dire que ce qui justifie les traitements de faveur consentis par
un État est l'attente d'un même bénéfice au profit
de ses résidents dans l'État cocontractant.
Ce fonctionnement peut poser problème face au principe
communautaire de nondiscrimination, puisque les catégories du droit
conventionnel font référence aux critères de
résidence dans les frontières nationales, opérant une
distinction entre résidents et non
119 CJCE, 12 décembre 2002, De Groot (Aff.
C-385/00 ; n° 93et 94).
120 CJCE, 12 mai 1998, Gilly (Aff. C-336/96 ; n°
22).
121 B. CASTAGNÈDE, Précis de
fiscalité internationale, Paris, 2e éd., PUF,
coll. Fiscalité, 2006, p. 259.
résidents au sein de la catégorie des «
nationaux européens ».
La solution à ces questions ne se trouve pas
explicitement dans les normes conventionnelles ou communautaires, ce qui pose
un problème de sécurité juridique. Seule la Cour de
justice de l'Union européenne a apporté sa contribution «
constructive » en se fondant sur le droit de l'Union, originaire ou
dérivé qui instaure les libertés fondamentales et la
nondiscrimination.
Il convient de distinguer préalablement les conventions
fiscales conclues avant de celles conclues après l'entrée en
vigueur du Traité de Rome le 1er janvier 1958 ou la date d'accession de
l'État à celui-ci. L'article 307 du Traité dispose en
effet que « l'État membre continue à assurer des
obligations conclu avec un État tiers avant son adhésion.
» ; de la sorte les dispositions conventionnelles antérieures
incompatibles avec le droit communautaire prévalent.
Quelques conventions fiscales se trouvent dans cette situation
(conventions conclues avec les États-Unis par la Grèce en 1950 et
par la Finlande en 1994) et dans ce cas les États doivent prendre les
mesures nécessaire pour supprimer les cas de
contrariétés.
Lorsque les conventions fiscales sont antérieures, les
règles communautaires pouvant s'opposer à des clauses anti-abus
sont le principe général d'interdiction des discriminations
fondées sur la nationalité (art. 12 Traité CE) ainsi que
les quatre libertés de circulation, relatives aux marchandises, aux
personnes, aux services, et aux capitaux (art. 23, 39, 49 et 56 Traité
CE).
La première des clauses anti-abus pouvant poser
problème est celle relative à la condition de résidence
fiscale. La question est de savoir si la limitation du bénéfice
conventionnel aux seules personnes résidentes d'un État membre ne
constitue pas une discrimination, tout au moins indirecte, à
l'égard des non résidents ressortissants d'autres États
membres. Mais peut-on considérer qu'il y a discrimination quand ces
mesures visent à s'adapter à une réglementation fiscale
nationale et donc particulière ? Une personne résidente,
c'est-à-dire soumise à une obligation fiscale illimitée
dans un État, n'est pas dans la même situation qu'une même
personne soumise au même type d'obligation dans un autre État,
fût-il membre, dont les taux d'imposition et les régimes
d'exonération, à défaut d'une harmonisation
européenne totale, sont différents. Il semble que le droit
communautaire aille en ce sens.
En effet l'article 58 du Traité CE dispose que «
L'article 56 ne porte pas atteinte au
droit qu'ont les États membres [...] d'appliquer
les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui
établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent
pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le
lieu où leurs capitaux sont investis ». Il y aurait donc
discrimination indirecte, mais justifiée par le fait « qu'en
l'état actuel du droit communautaire, la cohérence du
système conventionnel en cause ne peut pas être assurée par
des mesures moins discriminatoires que celles prévues dans les
conventions litigieuses. » 122.
Cependant, si deux personnes ressortissantes d'États
membres peuvent être considérées comme objectivement dans
une situation comparable, le fait que l'une d'elle soit résidente et
l'autre non, ne permet pas d'opérer de distinction et elles doivent
toutes deux pouvoir bénéficier des dispositions conventionnelles,
et donc ne pas être exclues par le mécanisme des clauses
anti-abus. C'est d'ailleurs ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour dans
l'arrêt Saint-Gobain : « Étant donné que les
sociétés non-résidentes en Allemagne qui y exploitent un
établissement stable et les sociétés résidentes en
Allemagne sont,[...], dans des situations objectivement comparables, la
différence de traitement qui leur est réservée doit
s'analyser comme une violation des dispositions précitées du
traité. » 123.
Le second type de disposition conventionnelle anti-abus qui
risque de n'être compatible avec des règles communautaires est
celui limitant les avantages d'une convention, conclue entre un État
membre et un État tiers, aux bénéficiaires effectifs de
revenus. En effet quand le bénéficiaire effectif des revenus est
résident d'un État membre et qu'il souhaite
bénéficier des dispositions d'une convention fiscale conclue
entre un autre État membre et un État tiers où est
implantée la société qu'il possède, dans la
majorité des cas les clauses antiabus de celle-ci refuseront les
exonérations de retenue à la source pour la société
intermédiaire. C'est le cas de la clause de limitation des
bénéfices conventionnels que l'on trouve dans la convention
conclue avec les États-Unis 124, aux termes de laquelle les
sociétés résidentes de France, contrôlées par
des résidents d'États tiers, en l'occurrence membres, se trouvent
exclues de la protection conventionnelle.
Cette clause, apparemment incompatible avec la liberté
d'établissement, a subit récemment une modification, permettant
d'inclure dans la catégorie des personnes qualifiées les
sociétés françaises contrôlées par des
personnes d'autres États membres. Ces dernières peuvent
désormais bénéficier des avantages fiscaux prévus
par la convention lorsqu'elles reçoivent des revenus en provenance des
États-Unis.
122 J. MALHERBE et D.BERLIN, Conventions
fiscales bilatérales et droit communautaire, Revue trimestrielle de
droit européen, 1995, p. 509, n° 89.
123 CJCE, 21 septembre 1999, Compagnie de Saint-Gobain
(Aff. C-307/97).
124 Convention franco-américaine du 31
aout 1994 modifiée par l'avenant du 8 décembre 2004, article
30.
Avant elle déjà, la convention fiscale entre les
États-Unis et le Luxembourg permettait aux sociétés
luxembourgeoises contrôlées par des résidents
communautaires de se prévaloir de la convention bilatérale. On
peut d'ailleurs se demander si la motivation première du Luxembourg,
dans cette adaptation conventionnelle datant de 1996, résidait d'abord
dans la volonté de rendre au plus vite son droit international
conventionnel compatible avec les règles communautaires.
Il peut paraître en effet un peu
prématuré, à défaut de régime fiscal
harmonisé au sein de l'Union, de restreindre la portée des
clauses anti-abus conventionnelles de sorte que, dans le cadre des
législations fiscales nationales des États membres, un chalandage
fiscal soit rendu possible.
C'est donc la Cour de justice qui aura le dernier mot,
à moins que la matière fiscale ne fasse l'objet d'une
réflexion communautaire globale, poursuivant ainsi la tâche
amorcée par la directive mère-fille 125 lorsque
celle-ci a supprimé les retenues à la source pour les dividendes
versés à l'intérieur de l'Union européenne.
Il est possible qu'une convention multilatérale
communautaire voit le jour et prenne la place des quelques trois cents
conventions bilatérales entre États membres, mais il semble que
cela implique une « complexité inimaginable » 126
compte tenu des divergences de législations nationales. Cela
impliquerait probablement aussi une remise en question de la place de l'Union
par rapport aux États membres, dépassant de loin une simple
question de fiscalité internationale.
125 Directive du Conseil européen du 23 décembre
2003, n°2003/123/CE.
126 COMMISSION EUROPÉENNE, Droit
communautaire et conventions fiscales, 2005, p. 20.
Partie 1 - Les règles dirigeant l'interprétation
des clauses antiabus
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