Chapitre 2 - D'autres clauses anti-abus
Les conditions de résidence et d'imposition effective
des revenus dans ce pays sont donc deux conditions préalables qui
s'articulent, afin que la convention ne bénéficie qu'aux seuls
résidents des États contractants susceptibles de subir une double
imposition juridique.
Néanmoins, ces critères d'ouverture du champ
d'application général des traités fiscaux sont
insuffisants pour éviter leur détournement à des fins
d'évasion fiscale. Les États ont donc prévu des clauses
anti-abus spécifiques, c'est-à-dire relatives à certaines
catégories de revenus, qui bloquent l'accès aux réductions
ou exonérations dans les cas de montage juridique destinés
à éluder l'impôt. Il s'agit des clauses de
bénéficiaires effectifs, des exclusions spécifiques et des
clauses autorisant l'application des règles anti-abus internes.
Section 1 - La clause de bénéficiaire
effectif
Les conventions fiscales bilatérales, à travers
la condition d'obligation fiscale dans le pays de résidence, ne prennent
en compte que les règles d'imposition internes des deux États
contractants, pour mieux adapter les mécanismes d'élimination des
double-impositions aux particularités des régimes fiscaux
internes (Holdings luxembourgeoises, Impôt forfaitaire suisse, etc.). Or,
ceci ne prend pas en compte les situations d'imposition auxquelles mène
l'application dans ces pays des conventions fiscales conclues avec d'autres
États. Celles-ci pouvant être plus avantageuses pour le
contribuable que celles résultant de l'application de la convention
entre l'État de source contractant et celui de sa résidence, il
peut être tenté, afin de bénéficier d'une imposition
moindre, d'interposer dans l'État tiers une personne résidente
par laquelle transiteraient ses revenus.
Cette personne interposée entre le créancier et
le débiteur peut être physique (fiduciaire, gestionnaire,
mandataire) ou morale. Dans ce cas elle sera créée
conformément à la législation de l'État tiers et
jouira de ce fait d'une pleine capacité juridique dans cet État
ainsi que de la qualité de résident, il s'agit des «
sociétés-relais ».
Par exemple, afin de faire transiter des intérêts
d'emprunts entre un État de source A (emprunteur) et un État de
résidence C (préteur), liés par une convention fiscale qui
ne prévoit pas d'exonération particulière concernant ces
revenus, la structure intermédiaire, contrôlée par
le préteur résident de C, sera installée
dans un État B ayant conclu avec A une convention fiscale
éliminant la retenue à la source pour les
intérêts.
La société relais percevra les
intérêts nets de retenue à la source (ou à un taux
faible) en provenance de l'emprunteur en A grâce aux mécanismes
conventionnels existant entre les deux pays.
Puis elle reversera les sommes correspondantes au
préteur en C sous forme de revenus bénéficiant
également d'une faible imposition en vertu de la convention fiscale qui
existe entre B et C. (Intérêts, dividendes, etc.)
Pour éviter ce chalandage fiscal, les conventions
françaises de lutte contre la double imposition ont été
dotées de clauses de « bénéficiaire effectif »
cédulaires, élaborées à partir de 1977 sous
l'impulsion de l'OCDE 97. Ces clauses anti-abus spécifiques,
car relatives chacunes à une ou plusieurs catégories de revenus,
fonctionnent en écartant le mécanisme de réduction ou
d'élimination de l'imposition dans l'État de source, aux
situations où le résident qui demande cette exonération
n'est pas le bénéficiaire effectif des revenus.
En effet, seuls ces derniers peuvent bénéficier
des taux réduits de retenue à la source, pour les dividendes, les
intérêts ou les redevances, prévus aux articles fixant les
modalités d'imposition propres à chacune de ces catégories
de revenus 98.
En revanche il existe un problème de définition de
la notion de bénéficiaire effectif puisque les conventions qui
prévoient son utilisation ne précisent pas sa signification.
Sur ce point, on peut s'intéresser aux indications
données par les commentaires au modèle OCDE de 2008 qui indique
notamment que « Le terme « bénéficiaire effectif
» n'est pas utilisé dans une acception étroite et technique,
mais doit être entendu dans son contexte et à la lumière de
l'objet et du but de la Convention, notamment pour éviter la double
imposition et prévenir l'évasion et la fraude fiscales.
» 99.
Deux directives communautaires de 2003 apportent également
leur définition du bénéficiaire effectif :
- La première est succincte : « Une
société d'un État membre n'est considérée
comme
97 Clauses absentes des conventions conclues avec l'Allemagne
(1959) et la Belgique (1964), présentes dans les conventions
signées avec la Turquie (1987), l'Italie (1989), l'Espagne (1995) ou
encore l'Australie (2006).
98 Ces mécanismes relatifs aux dividendes,
intérêts et redevances sont respectivement aux articles 10, 11 et
12 dans le modèle de convention OCDE (2008) ainsi que dans les
conventions conclues avec la Turquie, l'Italie, l'Espagne et l'Australie.
99 Comité des Affaires Fiscales de l'OCDE,
Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la
fortune, Juillet 2008, commentaires sur les dispositions de l'article 10,
paragraphe 2 n° 12.
bénéficiaire des intérêts ou
des redevances que si elle les perçoit pour son compte propre et non
comme représentant, par exemple comme administrateur fiduciaire ou
signataire autorisé, d'une autre personne. » 100.
- La seconde est lacunaire en ce qui concerne les clauses
anti-abus puisqu'elle est volontariste, c'est-à-dire que c'est au
contribuable de faire la preuve qu'il n'est pas le bénéficiaire
effectif, alors que c'est justement ce qui doit rester caché de
l'administration pour que l'opération d'évasion fiscale soit
efficace : « Aux fins de la présente directive, on entend par
«bénéficiaire effectif», toute personne physique qui
reçoit un paiement d'intérêts ou toute personne physique
à laquelle un paiement d'intérêts est attribué, sauf
si elle fournit la preuve que ce paiement n'a pas été
effectué ou attribué pour son propre compte »
101. De plus les termes mêmes de cette directive montrent que
cette définition est fonctionnelle, propre au régime
institué par elle et qu'elle ne constitue pas une définition
générale de la notion.
Jusqu'à récemment le Conseil d'État ne
s'était pas prononcé directement sur la notion et l'on se
référait de manière un peu hasardeuse à trois
décisions, concernant des situations de treaty shopping qui
déboutaient l'administration fiscale 102. Cette
dernière cependant ne se prévalait jamais d'une clause anti-abus
de bénéficiaire effectif, mais de l'abus de droit
français, résultant de l'article L 64 du Livre des
procédures fiscales, dont elle n'arrivait jamais à faire la
preuve. Ces affaires concernaient l'utilisation des conventions conclues avec
l'Allemagne et avec les Pays-Bas, conventions antérieures à 1977
ne prévoyant pas le recours au critère de
bénéficiaire effectif.
Désormais, il existe une jurisprudence du Conseil
d'État dans laquelle ce dernier applique la clause anti-abus
spécifique aux dividendes qui est contenue dans la convention fiscale
conclue avec le Royaume-Uni 103 et où le montage juridique
est mis en échec. Celui-ci consistait à faire transiter des
revenus d'une filiale basée en France par une société
résidente britannique, la Bank of Scotland, avant d'être
versés à la société mère basée aux
États-Unis d'Amérique.
Afin de pouvoir invoquer cette clause, l'administration
fiscale a dû démontrer que la société relais
n'était pas le bénéficiaire effectif des dividendes. De la
sorte cette décision
100 Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 2003 concernant
un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts
et de redevances effectués entre des sociétés
associées d'États membres différents, article 1 §
4.
101 Directive 2003/48/CE du Conseil du 3 juin 2003 en
matière de fiscalité des revenus de l'épargne sous forme
de paiements d'intérêts , article 2.
102 Affaires Inter Selection, Fountain Industries et
Diebold. Voir : J N. THOMAS, Le contrôle fiscal
des opérations internationales, Paris, L'Harmattan, coll.
Finances Publiques, 2004, pp. 147 et s.
103 CE, 29 décembre 2006, Bank of Scotland,
(n° 283 314, Rec. CE 2006) concernant l'ancienne convention
franco-britannique du 22 mai 1968 modifiée, article 9 §
6.
éclaire le sens à donner à la notion.
C'est à l'administration fiscale de prouver que le
contribuable, qui demande le bénéfice du mécanisme
conventionnel de réduction de la retenue à la source en France
des dividendes versés à l'étranger, n'est pas le
bénéficiaire effectif de ces revenus. De manière à
le prouver, elle doit établir la réalité du montage
juridique et la présence en bout de chaîne d'un
bénéficiaire réel non résident. Pour cela, elle
doit se référer au droit interne, en vertu de la clause
générale de renvoi à celui-ci prévue pour
établir le sens des expressions non définies par la convention
104.
En l'espèce c'est la notion d'abus de droit de
l'article L 64 du LPF qui est utilisé, comme dans les affaires
précédentes, mais cette fois-ci seulement en ce qu'elle
détermine les actes constitutifs d'un tel abus et non pas en tant que
méthode pour les sanctionner, puisque la méthode propre à
la clause de bénéficiaire effectif est prévue dans la
convention francobritannique en question. Il est toutefois important de
préciser que jusqu'au 1er janvier 2009, la notion d'abus de droit
n'était pas clairement définie par le livre des procédures
fiscales, mais qu'elle résultait d'une interprétation du Conseil
d'État 105, reprise désormais par la nouvelle
rédaction de l'article L 64 du LPF.
Le Conseil d'État constate donc en 2006 que «
l'analyse de ce montage révèle que le
bénéficiaire effectif des dividendes litigieux était la
société américaine » au terme d'un examen de la
situation qui montre que l'interposition de la société
britannique entre la filiale française et sa société
mère américaine a été «
réalisé dans l'unique but d'obtenir le bénéfice
du remboursement de l'avoir fiscal attaché aux distributions de la
société française, prévu par la convention fiscale
entre la France et le Royaume-Uni, au profit des résidents de cet
État [...] alors que la convention fiscale entre la France et les
États-Unis n'aurait pas permis à la société
américaine d'obtenir ce remboursement ».
Le jeu de la clause de bénéficiaire effectif
peut donc être mis en oeuvre en France par le juge fiscal grâce
à la notion interne d'abus de droit qui permet de restituer son
véritable caractère à une opération de treaty
shopping et d'identifier le bénéficiaire final des revenus.
Par suite le bénéfice des dispositions favorables de la
convention est refusé aux sociétés-relais
identifiées comme telles.
104 Ancienne convention franco-britannique du 22
mai 1968 modifiée, article 2 § 2.
105 CE, 10 juin 1981 (n° 19 079, Rec. CE 1981).
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