2. Le monde du travail comme miroir de la
société,
Le monde du travail, parce qu'il n'est pas détaché
de la société, ne peut donc suivre que la même tendance.
Il semble en effet loin le temps où les différences
hiérarchiques rimaient nécessairement avec différences
vestimentaires.
Nous n'irions pas jusqu'à dire qu'aujourd'hui le chef
d'entreprise porte la même tenue que les ouvriers, cependant, il est
évident que les codes vestimentaires au travail se sont
également, à l'instar des codes vestimentaires de notre
société, peu à peu effacés.
Certains croient même pouvoir évoquer aujourd'hui
une disparition progressive des repères vestimentaires au travail
à l'aune de la nouvelle économie.
Il suffit de citer l'émergence des start-up
à la fin des années 1990 pour s'en convaincre : ces jeunes
sociétés ayant profité de la « bulle internet »
étaient créées et composées par des jeunes
diplômés qui recherchaient à se distinguer par le
vêtement au détriment du costume-cravate
traditionnel9.
Néanmoins, les start-up ne sont plus le seul
exemple de décrochage du costume-cravate en entreprise.
En effet, d'après une enquête
réalisée auprès de 1 000 actifs européens, le
costume ne serait plus porté que par 28% des Français sur leur
lieu de travail et serait remplacé par le jean
8 J-F. Amadieu, Le poids des apparences, Paris,
Éd. Odile Jacob, 2005.
9 L.Gimalac, « La tenue vestimentaire, l'identité
et le lien social dans le cadre des rapports professionnels »,
(32%) et les autres pantalons en toile ou en velours (40%). La
décontraction serait plus visible en Allemagne ou en
Suède10
L'émergence progressive de la pratique du Friday
Wear dans les entreprises françaises traduit, de la même
manière, cette idée de disparition des repères
vestimentaires dans l'entreprise.
Porter une tenue plus décontractée avant le
week-end marque ainsi, à la fois, un certain attachement aux codes
vestimentaires propres à l'entreprise - puisqu'il souligne aussi le fait
que le reste de la semaine le costume-cravate reste de vigueur - mais
également une certaine reconnaissance du fait que le port du
costume-cravate est une contrainte imposée aux salariés et
restrictive de leur liberté vestimentaire.
La liberté de se vêtir à sa guise au lieu
et au temps du travail est ainsi, en creux, reconnue aux salariés.
D'ailleurs, celle-ci est de plus en plus revendiquée par
ces mêmes salariés.
Depuis les années 1980, ceux-ci n'hésitent plus
à revendiquer une certaine liberté de se vêtir à sa
guise au travail, voire à l'ériger au rang de liberté
fondamentale afin de contester une sanction prise par l'employeur, souvent un
licenciement.
D'abord, les salariés se sont peu à peu
insurgés contre l'obligation de porter une tenue de travail
imposée et/ou fournie par l'employeur.
Un arrêt de la Cour de cassation du 19 mai 1998 en est
l'illustration : un salarié s'est opposée contre une sanction
prononcée à son encontre relative à une clause du
règlement intérieur de l'entreprise disposant que le port de
« jeans » et de « baskets » était
interdit11.
De la même manière, un arrêt de la Cour
d'appel de Paris du 7 juin 199012nous expose le cas de deux
salariées qui se sont opposées à une mise à pied et
à un licenciement consécutifs au non-respect d'une note de
service imposant le port d'une nouvelle tenue de travail qui
10 S.S.G, « le costard décroche »,
L'Entreprise, n°201, 21 juin 2002
11 Cass.soc.19 mai 1998, n°96-41.123
12 Ca Paris 7 juin 1990 n°90-30904,21e ch.B, SA
Superest Carrefour c/ Bouchez et a.
interdisait aux femmes le port du pantalon sauf si celui-ci
était recouvert par des bottes arrivant à hauteur du bas de la
robe.
Progressivement, les salariés se sont également
opposés à la tenue « modèle » imposée,
cette fois- ci, de manière implicite par l'entreprise.
On peut citer, à ce sujet, un arrêt
célèbre de la Cour de cassation du 22 juillet 1986
13dans lequel le refus d'une salariée de changer de tenue,
jugée inconvenante, par l'employeur est en question. En l'espèce,
la salariée avait été licenciée au motif qu'elle
portait un chemisier qui laissait entrevoir sa poitrine.
Dans le même ordre d'idées, et plus
récemment, la Cour d'appel de Metz a eu à se prononcer sur le
licenciement d'une salariée, vendeuse dans un magasin de
prêt-à-porter, qui refusait d'avoir à porter des tenues de
la marque de vêtement pour laquelle elle travaillait14.
Certains salariés ont même été
jusqu'à demander l'annulation du licenciement dont ils ont
été victimes au motif que leur liberté
fondamentale de se vêtir à leur guise avait
été violée15.
On le voit, les revendications des salariés quant à
leur liberté de se vêtir comme bon leur semble au travail se sont
multipliées ces dernières décennies.
Ainsi, à l'image de la tendance de la
société de revendiquer une certaine liberté d'habillement,
les individus, en tant que salariés, refusent aujourd'hui de se plier
sagement aux préconisations, voire aux obligations vestimentaires de
l'entreprise.
Il faut dire, comme le souligne Jean-François Amadieu, que
la vie professionnelle n'échappe pas à l'influence croissante et
insidieuse de l'apparence16.
Par exemple, dans la banque, l'assurance ou l'expertise
comptable, l'apparence des salariés, surtout s'ils sont en contact
avec la clientèle, doit être austère, inspirant le
sérieux, voire le
13 Cass.soc.22 juillet 1986
14 CA Metz 3 mars 2009 n°06-2417, ch.soc., SA Maurice Gladek
c/ Becker : RJS 8-9/09 n°683
15 Cass.soc.28 mai 2003, °1507 FS-BPRI, Monribot c/ Sagem,
JurisData n°2003-019205.
16 J-F. Amadieu, Le poids des apparences, « Vie
professionnelle, l'inavouable réalité », «
Déguisements de circonstance », p.121.
souci de l'économie, car il s'agit de rassurer la
clientèle. Les costumes et les tailleurs seront donc de coupe droite et
stricte et de coloris foncés.
Dans les métiers du conseil, les tenues seront
volontairement adaptées aux types de clients. Chez Ernst et Young, par
exemple, on adopte un style « low profile » (costume non
coordonné et chemise à col boutonné) pour un client de la
grande distribution et un look « high chuch »(costume de
marque et chemise blanche) si le client audité travaille dans les
métiers du luxe.
A contrario, dans les secteurs à forte
créativité, où l'originalité, l'ouverture d'esprit
et l'intellectualisme sont valorisés, les tenues seront plus
décontractées : la cravate n'est pas indispensable, les
matières sont plus sensuelles, les coupes sont amples ou très
moulantes, les couleurs diversifiées et sensibles à la mode.
Dans les entreprises high-tech, le fait de porter une veste et
une cravate ne s'impose pas pour un développeur et peut même ne
pas être bien perçu par l'entreprise17. En revanche,
cette décontraction n'est plus de mise s'il y a relation commerciale
avec des clients habitués à d'autres normes vestimentaires.
Enfin, Dans les métiers commerciaux, des tenues plus
colorées ou fantaisie sont fréquentes même si on constate
des différences fortes en fonction du type d'activité
commerciale.
Il faut, de surcroît, reconnaître que les choix
vestimentaires des salariés sont parfois de plus en plus restreints, les
entreprises imposant toujours un peu plus aux salariés une tenue de
travail portant le logo ou la marque de l'entreprise.
Le cas du secteur du nettoyage industriel est ici
intéressant : les entreprises les plus performantes cherchent
aujourd'hui à se donner une apparence « respectable » et
technique. Du coup, elles imposent à leurs agents de propreté le
port d'uniformes impeccables, généralement de couleurs vives,
pour symboliser le professionnalisme accru du secteur.
L'entreprise Eurodisney, de son côté,
prévoyait un « code des apparences » imposant
de manière très précise une tenue, jusque dans le choix
des bijoux et des sous-vêtements.
17 On peut « avoir l'air un peu décalé »
si l'on en croit le DRH de BVRP Software. Interview paru dans Le Figaro
Economiedu 15 novembre 1999.
Evidemment, ce « code des apparences »,
venu tout droit des Etats- Unis, n'a pas pu être adopté en France,
néanmoins, on peut tout à fait envisager que celui-ci produit
toujours ses effets dans l'entreprise, du moins d'une manière
informelle.
Enfin, il est vrai que plusieurs études ont
montré l'importance du physique pour le client et permettent donc
d'expliquer la raison de l'emprise importante de l'entreprise sur la
liberté vestimentaire des salariés.
On a ainsi constaté que, de leur côté, les
clients préféraient également avoir affaire à des
individus au physique agréable18.
Une autre étude a montré que les avocats
américains les plus séduisants étaient d'ailleurs ceux qui
réalisaient le meilleur chiffre d'affaires19.
D'autre part, si l'on en croit les études menées
par certains psychologues américains, le vêtement aurait parfois
plus d'impact sur la décision des recruteurs que la beauté
physique20.
Il est intéressant de noter, par ailleurs, le
rapprochement fait par Jean-François Amadieu entre l'importance que
revêtent les codes vestimentaires dans l'entreprise et le chômage
de longue durée : « un des problèmes du chômage de
longue durée réside dans la difficulté qu'éprouvent
les chômeurs à tenir compte des considérations physiques
attendues avec l'emploi visé. Garder le contact avec le monde
professionnel passe notamment par le souci de son apparence et le respect des
codes vestimentaires en vigueur »21
On comprend mieux, dès lors, le succès et l'essor
des sociétés spécialisées dans le conseil
en image personnelle et d'entreprises qui revendiquent un véritable
art de s'habiller juste au travail en reconnaissant ainsi implicitement les
contraintes vestimentaires imposées aux
18 O.DeSchields et alii, « Source effects in
purchase decisions : The impact of physical attractiveness and accent of
salesperson », International Journal of Research in Marketing,
13, 1996, p.89-101.
19 D.Hamermesh et J.Biddle, « Beauty, productivity and
discrimination : Lawyers'looks and lucre », Journal of Labors
Economics, 16, 1, 1998, P.172-201.
20 R.E.Riggio et B.Throckmorton, « The relative effects of
verbal and non verbal behavior, appearance, and social skills on evaluations
made in hiring interviews », Journal of Applied Social
Psychology, 18, 1988, p.331- 348.
21 Voir J-F. Amadieu, Le poids des apparences, Paris,
éd. Odile Jacob, p.121.
salariés comme nous le souligne les propos d'un
créateur d'une telle société : « on ne travaille
pas que sur l'image type « costume-cravate » : cela va bien
au-delà car il faut travailler sur l'image que l'on attend de la
personne par rapport au métier qu'elle fait et à ce qu'elle fait.
Cette personne doit ainsi représenter les valeurs de l'entreprise,
exprimer ses compétences dans son métier tout en respectant sa
personnalité. (...). Une personne qui présente bien et a un fort
potentiel peut donc tout à fait être choisi par rapport à
un autre qui a les compétences mais qui passe moins bien... (...)
L'idée n'est pas d'imposer un look particulier mais d'expliquer quels
sont les objectifs de l'entreprise en terme d'image et en quoi les
vêtements, le style, l'attitude de chacun peuvent contribuer à la
construction de cette image22 ».
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