INTRODUCTION
Le débat né il y a plus de 20 ans sur la
compatibilité des libertés et des droits de la personne avec
l'exécution du contrat de travail n'est pas clos. Il est, en effet,
régulièrement ravivé par des initiatives salariales ou
patronales justifiées tantôt par la volonté de faire valoir
un droit dont l'usage semble abusivement restreint, tantôt par le souci
de faire prévaloir les intérêts de l'entreprise.
C'est le Conseil d'État qui, en 1962, déclare
pour la première fois qu'un règlement intérieur ne peut
comporter de limitations qui excèdent par leur
généralité l'étendue des sujétions qu'un
employeur peut imposer à son personnel afin d'assurer le bon ordre et la
discipline. En 1980, la Haute juridiction administrative précise
à un employeur, voulant assurer l'hygiène et la
sécurité et soumettre ses salariés à
l'épreuve de l'alcootest que les droits de la personne ne pouvaient
être limités que si le but recherché rendait
nécessaires les restrictions et ne concernait pas indistinctement
l'ensemble des salariés. Ce n'est qu'en 1982, avec les lois Auroux et
plus précisément celle du 4 août 1982 qu'apparaît
l'idée que le règlement intérieur «ne peut apporter
aux droits et libertés des personnes des restrictions qui ne seraient
pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni
proportionnées au but recherché ». Mais l'exercice du
pouvoir réglementaire de l'employeur ne constitue pas l'unique occasion
d'atteinte possible aux libertés. La loi du 31 décembre 1992,
initialement animée par le souci d'assurer le respect des
libertés individuelles au moment de l'embauche, devient, grâce
à l'article L 1121-1 du code du travail qui reprend mot pour mot les
termes de l'article L 122- 35, un instrument de protection des libertés
tout au long de la vie professionnelle du salarié.
L'évocation rapide de cette évolution conduit
alors à se demander s'il existe des libertés dont l'employeur
peut restreindre l'exercice et d'autres, au contraire, qui revêtent un
caractère absolu.
C'est sans doute le concept de « dignité humaine
» qui fédère un ensemble de droits et de libertés
auquel aucune autorité ne semble pouvoir porter atteinte.
Présente dans des textes hiérarchiquement supérieurs aux
lois ordinaires, tels que la Déclaration universelle des droits de
l'homme adoptée an 1948, cette notion est largement répandue en
droit du travail.
D'un autre côté existerait un ensemble de
prérogatives que tout individu et tout salarié serait susceptible
de faire valoir. Cependant, l'employeur, dans un souci de sauvegarde des
intérêts de l'entreprise, pourrait imposer des restrictions. La
loi ne donne évidemment pas la liste de ces libertés. Les
articles L 1121-1 et L 122-35 du Code du travail fixent alors des conditions de
validité aux contraintes patronales : obéir au double principe de
nécessité et de proportionnalité.
Mais un conflit est inévitable et la liberté de
se vêtir à sa guise au lieu et au temps du travail n'y
échappe pas, bien au contraire.
En effet, on pourrait tout à fait envisager que la
liberté de se vêtir est une composante à part
entière de la dignité de la personne et, qu'à ce titre,
elle mériterait d'être érigée au rang de
liberté fondamentale qui pourrait être opposée à
l'employeur sans que celui-ci ne puisse y apporter une quelconque restriction.
Après tout, se voir licencier pour une tenue qui ne correspondrait pas
aux attentes de l'employeur en la matière peut tout à fait
constituer une atteinte à la dignité de la personne car touchant
à sa personnalité propre et donc une violation d'une
liberté fondamentale du salarié.
On pourrait, a contrario, considérer que la
liberté de se vêtir à sa guise ne revêt pas un
caractère suffisamment absolu pour qu'il soit pensable de
l'ériger au rang de liberté fondamentale. En effet, la vie du
salarié n'est pas en jeu si sa liberté de se vêtir à
sa guise est remise en question une fois passé le seuil de
l'entreprise.
C'est bien souvent autour d'un tel débat d'opinions sur
la liberté de se vêtir à sa guise que se sont construits
les divers développements sur la question de savoir si oui ou non cette
liberté est une liberté fondamentale, opposant les
défenseurs acharnés des libertés du salarié et les
partisans d'une protection tout aussi légitime des intérêts
de l'entreprise. Le débat s'est donc essentiellement focalisé sur
la liberté fondamentale que constituerait ou pas la liberté de se
vêtir à sa guise au lieu et au temps du travail.
Cependant, avant même que de s'attarder sur cette
délicate question de trancher sur le caractère fondamental de la
liberté de se vêtir à sa guise, il semblerait utile de
s'intéresser à l'existence même de cette liberté qui
pose de nombreuses questions aux juristes, car même si les juges de la
Cour de cassation ont affirmé haut et fort que « la liberté
de se vêtir à sa guise
au lieu et au temps du travail n'est pas une liberté
fondamentale » (cass.soc.,29 mai 2003), l'analyse du traitement
et de la prise en compte de la liberté de se vêtir dans le
contentieux opposant le salarié et l'employeur, nous allons le voir, ne
semble pas encore permettre de dégager une liberté de se
vêtir à sa guise à part entière une fois
passée le seuil de l'entreprise.
Il nous semble donc utile, avant de s'interroger sur l'essence
et les fondements de la liberté de se vêtir à sa guise lui
permettant une éventuelle qualification de liberté fondamentale,
de questionner l'existence même de cette liberté dans
l'entreprise.
En effet, si la liberté de se vêtir à sa
guise n'est pas reconnue comme une liberté ad hoc pouvant
être valablement opposée à l'employeur, ne serait-ce qu'en
tant que liberté individuelle et que droit de la personne
protégés notamment par l'article L 1121-1 du Code du
travail1, comment pourrait-elle lui être opposée en
tant que liberté fondamentale ?
La liberté de se vêtir à sa guise
mérite-t-elle donc une meilleure considération dans l'entreprise
?
Nous verrons donc, dans un premier temps, que malgré le
fait qu'il semble exister une véritable liberté de se vêtir
reconnue comme faisant partie des libertés individuelles et des droits
de la personne, voire des libertés fondamentales dans la vie
privée des salariés, cette liberté n'est pas reconnue
comme telle au lieu et au temps du travail : la liberté de se
vêtir à sa guise n'apparaît donc pas comme une
liberté valablement opposable à l'entreprise.
Nous tâcherons ensuite de montrer qu'il existe diverses
difficultés, ne tenant pas à un refus que l'on pourrait qualifier
de « rétrograde » du droit du travail de ne pas
reconnaître la liberté de se vêtir à sa guise au
travail comme une liberté en tant que telle, mais plutôt à
la délicate articulation entre le travail et les libertés du
salarié. Nous démontrerons ainsi que la liberté de se
vêtir n'est pas niée, à proprement parler, puisqu'elle est
rigoureusement protégée (et pas uniquement restreinte), elle est
ainsi plutôt confondue dans l'ensemble des « libertés
individuelles » et « droits des personnes »
protégés par le droit du travail.
1 Article L.1121-1 du Code du travail : « Nul ne peut
apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et
collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature
de la tâche à accomplir ni proportionnées au but
recherché ».
Après avoir conclu à l'existence d'une
liberté de se vêtir à sa guise élevée au rang
de liberté individuelle de salarié lui permettant à la
fois d'être protégée mais aussi d'être restreinte
pour sauvegarder les intérêts légitimes de l'entreprise,
nous nous demanderons si le fait d'envisager cette liberté du
salarié comme une liberté fondamentale ne relève pas
plutôt d'une tendance marquée à vouloir considérer
tous les droits et libertés du salarié comme fondamentaux, les
critères permettant d'élever cette liberté au rang de
liberté fondamentale faisant défaut.
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