Le parquet général de Rouen sous la monarchie de Juillet (1830-1848)( Télécharger le fichier original )par Julien Vinuesa Université de Rouen - Maîtrise d'histoire 2004 |
C-La deuxième affaire Brière : le chant du cygne pour le parquet.Non content du résultat de son action, le parquet général continue de tourmenter l'organe de presse rouennais : la deuxième poursuite arrive à peine quatre mois après. Entre les deux affaires est arrivé un événement d'importance pour le parquet général de Rouen et le Journal de Rouen : tant souhaité par le journal, le départ du procureur général a eu lieu. La nomination de M. Moyne à la première présidence de la Cour de Poitiers marque la fin d'une époque. Procureur général à Rouen, de novembre 1832 à novembre 1836, Moyne représente, jusqu'à la caricature, la politique d'affermissement du régime orléaniste. Son successeur, Jacques-André Mesnard a une réputation plus libérale (et bonapartiste)374(*) ; mais la fonction de procureur général demande, avant tout, de servir les intérêts monarchiques en place : déjà successeur de M. Moyne comme procureur général de Grenoble en 1832, le procureur général Mesnard, à Rouen, suit l'action ferme de son prédécesseur, en matière de presse. Le 5 décembre 1836, un mois à peine après sa prise de fonction, le procureur général Mesnard prononce un réquisitoire contre le Journal de Rouen. Devant la Chambre des mises en accusation, Jacques-André Mesnard requiert que le gérant, Émile Brière, comparaisse devant la Cour d'assises pour diffamation375(*) : le journal, dans un article intitulé des écoles d'enseignement mutuel, se fait l'écho d'un scandale concernant le comité communal d'instruction primaire : « nous devons ajouter encore qu'on s'est si peu enquis préalablement de la moralité des personnes qui devaient faire partie des nouveaux comités, que dernièrement on racontait avec douleur, au sein du conseil municipal, que l'une d'elles avait eu un peu trop oublié ce qu'elle devait à la pudeur de deux jeunes filles de l'une des écoles dont elle avait la surveillance376(*).» Le Journal de Rouen met indirectement en cause la municipalité de Rouen, en charge du contrôle des établissements d'instruction primaire de la ville. Face à cette allégation portant gravement atteinte à la moralité et à l'honneur du comité d'instruction primaire de la ville de Rouen, le procureur général Mesnard reçoit la plainte du comité et lance l'action publique contre le gérant-responsable. Le 12 décembre 1836 s'ouvre, donc, le deuxième procès, non moins important, du Journal de Rouen, devant la Cour des assises. L'avocat général Pierre-Aubin Paillart, a en charge le ministère public mais, une nouvelle fois, la défense est excellente. Le barreau de Rouen se mobilise : le bâtonnier de l'Ordre, Me Senard et Me Daviel (l'ancien premier avocat général) se font les défenseurs de la presse libérale rouennaise et soutiennent, avant tout leur ami, Émile Brière. Après de longs débats, la défense obtient du jury l'acquittement : « Il est une heure du matin ; nous sortons de l'audience après un débat qui a duré quinze heures, quinze heures pendant lesquelles il nous a fallu lutter successivement contre le ministère public, contre la partie plaignante et contre la Cour elle-même [...]. A l'issue de l'audience, et, bien qu'il fût une heure du matin, un public nombreux a accompagné [Me Senard] jusqu'à sa demeure, au milieu des cris : Vive Senard ! Vive la liberté de la presse !377(*) » On le voit, derrière la mise au grand jour de la vérité, le procès a un enjeu, plus grand que la cause défendue : c'est la liberté de la presse. Le devoir d'un journal d'opinion, comme le Journal de Rouen, est aussi de révéler des scandales. La liberté de ton et d'information est menacée par un régime qui veut uniformiser les journaux d'opposition. Malgré la menace de poursuites qui pèse sur lui, le Journal de Rouen n'a aucune envie de devenir une feuille gouvernementale et continue de jouer son rôle de critique vis-à-vis de la municipalité ou du gouvernement. Le nouvel acquittement est un désaveu, de plus, pour le parquet général et le recours légal au jury montre des insuffisances flagrantes. Pour le ministère public, des limites inacceptables ont été franchies : sa réplique est à la hauteur de son humiliation. Deux ans plus tard, le Journal de Rouen commente l'épisode : « Le lendemain, nous fûmes rappelés à nous expliquer devant les mêmes magistrats jugeant cette fois sans jury [...]. Nous fûmes condamnés dans la personne de notre gérant à une forte amende et à deux ans de prison ! [...]. Notre accusateur, c'était ce même parquet qui, la veille, avait essuyé contre nous une défaite et qui se trouvait blessé par nos critiques du lendemain [...]. La magistrature consentit à nous frapper elle-même, et elle frappa fort »378(*). Faisant condamné à deux de prison et à plus de 3300 francs d'amende le gérant Brière, le parquet général peut finalement chanter victoire.
Le banquet réformiste de Rouen du 25 décembre 1847 clôture en province la célèbre campagne commencée en juillet de la même année ; la réunion conforte l'avocat Jules Senard dans sa position de leader de la gauche dynastique à Rouen : organisateur et président du banquet, Jules Senard, devant dix-huit cents convives dont Dupont de l'Eure, Odilon Barrot, Adolphe Crémieux, Gustave Flaubert, Maxime Du Camp, etc.379(*) prononce un discours mesuré en faveur de l'ouverture du droit de suffrage, tout en rappelant que « les Révolutions les plus aisément accomplies, laissent à leur suite un long ébranlement d'intérêts et un gaspillage considérable des richesses et des forces sociales »380(*) : seul orateur appartenant à la magistrature, l'ancien substitut du procureur général, le conseiller Justin, plus radical, porte-lui « un toast aux classes pauvres et laborieuses, aux institutions qui doivent leur faire obtenir l'éducation, le bien-être et les droits dont elles sont privées »381(*). La Révolution inattendue de février 1848 évince la monarchie de Juillet : le 26 février, le gouvernement provisoire remplace le procureur général Frédéric Salveton. Conservateur et ami de Guizot, Salveton quitte définitivement la magistrature pour finir avocat à Riom382(*). Lui succède Jules Senard à la Cour d'appel de la République de Rouen. La nomination de Senard au poste de procureur général marque la victoire de l'opposition modérée à la Cour de Rouen. Moins convaincu de la nécessité de la République que son confrère Frédéric Deschamps avocat radical, nommé commissaire de la République , Senard cache rapidement son étonnement pour finalement célébrer « l'hôte ami qui a devancé l'heure prévue de son arrivée »383(*). Le 4 mars 1848, lors de sa cérémonie d'installation, dans une Cour d'assises couverte de drapeaux tricolores, Senard prononce, devant un parterre d'officiels384(*) et une foule en liesse385(*), un discours mêlant simplicité personnelle et lyrisme fraternel386(*) : « Et vraiment, j'admire comment cette tempête, qui en quelques heures brisait et emportait un trône, une monarchie, un édifice social tout entier, est venue en même temps soulever un humble grain de poussière, et m'arracher, moi, simple citoyen, aux habitudes de la vie privée, pour me transporter sur ce siège élevé de magistrature [...]. Non ! Non ! que dans cette main accoutumée aux travaux de la plume, dans cette main qu'ont blanchie les soins recherchés de l'éducation et de nos habitudes de bien-être, vienne se poser tout à l'heure, comme elle s'y est posée souvent, la main dure et calleuse de l'ouvrier : je la recevrai avec bonheur ! ». Le 26 avril 1848, le procureur général Senard remporte les premières élections législatives au suffrage universel sur son rival Deschamps, l'organisateur des ateliers nationaux à Rouen. Déçus par le résultat, des ouvriers manifestent devant l'hôtel de ville et finissent rapidement par dresser des barricades dans leurs quartiers. Senard prend la tête des opérations et n'hésite pas à employer le canon pour se rendre maître de la rue Sain-Julien. En deux jours, l'ordre est rétabli mais le bilan est sanglant : une dizaine de morts dans le camp des ouvriers387(*). Pour avoir triomphé de l'émeute, « le héros de la Saint-barthélemy de Rouen »388(*) est nommé le 5 juin président de l'Assemblée Nationale. Puis, ayant apporté son aide au général Cavaignac pendant les terribles journées de juin, l'Assemblée Nationale décrète, reconnaissance officielle suprême, que Senard et Cavaignac ont « bien mérité de la nation »389(*). Quant à Alfred Daviel, il réintègre le parquet général de Rouen, en février 1850, cette fois comme procureur général, grâce à l'appui du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte390(*). Peu de temps après, le 1er novembre 1851, le prince président lui donne même le porte-feuille de ministre de la Justice : mais Daviel n'en profite que jusqu'au coup d'État du 2 décembre, soit un mois391(*). Reconnaître et défendre l'autorité en place sont les nécessaires conditions de l'exercice du ministère public. Moins installés par nature institutionnelle que les magistrats du siège, les parquetiers sont amenés à trouver leur stabilité professionnelle dans une commode docilité et leur équilibre personnel dans un monde judiciaire idéalisé. Représentants de la société des notables , les magistrats du parquet général attachent davantage d'importance à protéger leurs propres intérêts et ceux de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, plutôt qu'à soutenir sincèrement, en ces temps instables, le pouvoir en place. Dans cette optique, le passage d'un régime à un autre est un aléa aisément surmontable. Toutefois, d'autres exemples montrent que le magistrat n'est pas toujours un serviteur aveugle du pouvoir mais qu'il sait aussi le défier ou le défendre avec conviction. I-Ouvrages généraux
coll. « In Extenso », 1970, rééd. 2000, 1258 p.
« Droit et Justice », 2001, 494 p.
Garnier-Flammarion, 1970, 508 p.
coll. « Que-sais-je ? », 1998, 127 p.
II- Ouvrages spécialisés et études
223 p.
2 vol.
2 vol.
1499-1999, Rouen, Association du Parlement de Normandie, 1999, 601 p.
www.archivesnationales-culture-gouv.fr. III-Sources archivistiques Nos recherches ont été effectuées aux Archives Départementales de la Seine-Maritime (A.D.S.M.), deuxième dépôt de France après les Archives Nationales, ainsi qu'à la Bibliothèque Municipale de Rouen, pour notamment, la consultation des dossiers de presse concernant les magistrats. ? Archives départementales de la Seine-Maritime : Série U ( Justice) : 1U Fonds de la préfecture :
2U Cour d'appel et Cour d'assises :
An XIII-1865.
Autres références :
? Archives de la Bibliothèque Municipale de Rouen : Liste des discours de rentrée conservés dans les dossiers de presse (N 92) des magistrats correspondants :
Autres références :
-discours de Me Vermont, bâtonnier, le mardi 24 novembre 1896 dans la séance d'ouverture de la Conférence des avocats stagiaires -Max Brière, «Jules Senard. Défenseur de la République et avocat de Flaubert», Connaître Rouen-VI, Rouen, les Amis des Monuments Rouennais, 1989. -Paris Normandie du 10 mars 1954.
-Profession de foi du candidat Hély d'Oissel (avocat général à la Cour de Paris) pour les élections législatives de Seine-Inférieure de 1849.
Annexe 1 : Liste des procureurs généraux de Rouen de leur création à nos jours392(*).
* 374 Notamment, en 1822, Jacques-André Mesnard alors avocat à Rochefort, est demandé par le général Berton, lié à la Charbonnerie, pour sa défense. Défense qui, pour une raison de refus d'autorisation de plaider en dehors de son barreau, ne se fera pas. Cf. Adolphe Robert (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, op. cit. * 375 Réquisition devant la Chambre des mises en accusation du procureur général de Rouen Jacques-André Mesnard, le 5 décembre 1836, 2U 1753. * 376 Ibid. * 377 Cf. Article intitulé : Acquittement du Journal de Rouen, Journal de Rouen, numéro 348, du mardi 13 décembre 1836. * 378 Article sur l'affaire du Journal de Rouen contre le comité d'instruction primaire : Journal de Rouen, numéro 348, du samedi 15 décembre 1838. * 379 Max Brière, «Jules Senard. Défenseur de la République et avocat de Flaubert», Connaître Rouen-VI, Rouen, les Amis des Monuments Rouennais, 1989. * 380 Journal de Rouen, numéro 360, du dimanche 26 décembre 1847. * 381 Ibid. * 382 Adolphe Robert, Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, op. cit. * 383 Discours de Me Vermont, bâtonnier, le mardi 24 novembre 1896 dans la séance d'ouverture de la Conférence des avocats stagiaires. * 384 Sont invités le commissaire de la République, le général de division, l'archevêque de Rouen, le général de brigade, le maire de Rouen et ses adjoints, l'Intendant militaire, les membres du tribunal civil, les membres du tribunal de Commerce, le colonel de la Garde Nationale, le colonel de la gendarmerie, le président du Consistoire, le recteur de l'Académie, l'Ordre des avocats et son bâtonnier, les avoués de la Cour, etc. : arrêté de la commission pour l'installation du procureur général Senard du 3 mars 1848, 2U 104. * 385 « une affluence considérable de citoyens s'était portée au Palais et avait envahi la grande salle des assises [...]. M. Senard est monté au banc du parquet et a prononcé un discours qui a été bien souvent interrompu par les acclamations et les applaudissements de l'assemblée. Jamais l'illustre orateur ne fut plus grand, plus pathétique, plus entraînant. L'émotion était à son comble, quand il s'est rassis, et la salle a longtemps retenti des cris : Vive la République ! Vive Senard ! » : Journal de Rouen, numéro 63, supplément du samedi 4 mars 1848. * 386 Jean-Claude Farcy, Magistrats en majesté, op. cit., p. 424. * 387 Maurice Agulhon, « La Seconde République, 1848-1852 », in Georges Duby (dir.), Histoire de la France des origines à nos jours, op. cit., p. 624. * 388 Paris Normandie du 10 mars 1954. * 389 Décret du 28 juin 1848 (Moniteur Universel du 29 juin 1848) : discours de Me Vermont, bâtonnier, le mardi 24 novembre 1896 dans la séance d'ouverture de la Conférence des avocats stagiaires. * 390 Installation du procureur général Alfred Daviel, le 23 février 1850 : délibération du 21 février 1850, 2U 104. * 391 Article «Alfred Daviel » de Francis Choisel in Jean Tulard, Dictionnaire du Second Empire, Paris, Fayard, 1995. * 392 Cf. la liste présentée en annexe dans Nicolas Plantrou (dir.), op. cit., p. 598, et après correction (au moins jusqu'en 1854). |
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