PREMIERE PARTIE : LE DESEQUILIBRE AU NIVEAU DE
LA REPARTITION DE LA CHARGE DE LA PREUVE.
Le système fiscal tunisien, à l'instar du droit
français, est pour l'essentiel un système déclaratif
basé sur le dépôt spontané par les contribuables de
leurs déclarations. Le principe déclaratif permet
théoriquement au contribuable, qui a rempli sa déclaration, de
bénéficier d'une présomption d'exactitude.
L'administration se trouve liée par le contenu des déclarations.
Le droit pour le contribuable à être imposé sur les
éléments déclarés a pu être
considéré par la doctrine comme étant un « droit
fondamental >>1.
En droit fiscal français, la présomption
d'exactitude de la déclaration joue un rôle important en
matière de preuve. Elle est la source d'une attribution de la charge de
la preuve à l'administration fiscale, aussi bien lors du contrôle
que devant le juge. En effet, « les principes d'imposition dont la base
est la déclaration contrôlée induisent un régime
plus favorable au contribuable, puisque la présomption d'exactitude qui
s'y attache doit aboutir en principe à faire supporter à
l'administration la charge de la preuve >>2 .
Le principe d'attribution de la charge de la preuve à
l'administration fiscale, clairement affirmé par le législateur
français dans l'article L.192 du livre des procédures fiscales, a
pu être considéré par la doctrine comme « une garantie
nouvelle devant le juge >>3 en faveur du contribuable. Il
s'agit « d'un principe qui s'impose strictement au juge, comme aux parties
>>4.
Le droit fiscal français présente le
mérite de distinguer entre deux procédures de redressement
distinctes en fonction du respect par le contribuable de ses obligations
déclaratives. Il s'agit de la procédure de redressement
contradictoire et de la procédure de redressement d'office, ayant
chacune des caractères propres et des conséquences
différentes au niveau de la charge de la preuve5.
La procédure de redressement contradictoire,
prévue aux articles L.55 et suivants du L.P.F., est la procédure
de droit commun. L'utilisation d'une procédure contradictoire suppose le
dépôt d'une déclaration. Si le contribuable a souscrit sa
déclaration, il bénéficie de la mise en oeuvre d'une
procédure de redressement contradictoire. En cas de contentieux
ultérieur, la charge de la preuve incombe à l'administration
fiscale6. En revanche, le contribuable qui ne remplit pas sa
déclaration perd le bénéfice de la présomption
d'exactitude et encourt une procédure de redressement d'office.
La procédure de redressement d'office, entraîne
un renversement de la charge de la preuve au détriment du
contribuable7. Devant le danger d'une telle procédure, le
législateur a insisté sur son caractère
exceptionnel8. La taxation d'office sanctionne l'absence ou le
retard dans l'établissement
1 Alain PUPIER, << Le contrôle fiscal : drame ou
relation juridique ? >>, revue de la recherche juridique, droit
prospectif, presses universitaires d'Aix-Marseille 1997-1, p. 315.
2 Bérangère DALBIES, << La preuve en
matière fiscale >>, thèse, Aix- Marseille 1992, p. 9.
3 M. Patrick SUET, << Genèse et objectif des
réformes 1986-1987 >> exposé introductif, in <<
L'amélioration des rapports entre l'administration fiscale et les
contribuables >>, Actes du colloque de la société
française de droit fiscal, Orléans 1988, p. 6.
4 Sophie LAMBERT-WIBER, << Contribution du droit civil
à une approche renouvelée de la charge de la preuve en droit
fiscal >>, thèse, université de Rouen 1996, p. 4.
5 Voir le tableau résumant les règles d'attribution
de la charge de la preuve en droit fiscal français, à l'annexe
n°4 de ce mémoire.
6 - Article L.55 du L.P.F. : << Lorsque
l'administration des impôts constate une insuffisance, une inexactitude,
une omission ou une dissimulation dans les éléments servant de
base au calcul des impôts... les redressements correspondants sont
effectués suivant la procédure de redressement contradictoire
définie aux articles L57 à L61 A.
- Article L.192 du L.P.F. : <<... l'administration
supporte la charge de la preuve en cas de réclamation >>.
7 -Article L.193 du L.P.F.
8 L'article 65 du livre des procédures fiscales,
créé pour introduire la section V réservée aux
procédures d'office, présente l'intérêt de rappeler
que ces procédures, dérogatoires au droit commun, sont
limitativement énumérées par la loi.
d'une déclaration1. Depuis 1987, le
législateur a réduit le champ d'application des procédures
d'office par la suppression de la procédure de rectification
d'office2 et de la taxation d'office en fonction des dépenses
personnelles, ostensibles ou notoires. Ce qui a permis de limiter encore les
cas de renversement de la charge de la preuve au contribuable.
Il apparaît donc qu'en droit français, le
principe de base reste l'attribution de la charge de la preuve à
l'administration fiscale. Le renversement de la charge de la preuve est
exceptionnel, et il est justifié par le manquement du contribuable
à ses obligations déclaratives ou comptables.
L'équilibre entre l'administration fiscale et le
contribuable suppose une répartition de la charge de la preuve entre les
deux parties en fonction de la logique du principe déclaratif. Or, le
droit fiscal tunisien se caractérise par le déséquilibre
entre le contribuable et le fisc.
Alors que le droit français se caractérise par
la généralisation de l'obligation de prouver mise à la
charge de l'administration fiscale et par «la quasi-disparition des
renversements de la charge de la preuve »3, le droit fiscal
tunisien se distingue par le mutisme législatif sur la charge de la
preuve incombant à l'administration fiscale (CHAPITRE I ),
et par la généralisation du renversement de la charge de
la preuve au détriment du contribuable (CHAPITRE II
).
1 L'article L.66 du L.P.F. << Sont taxés d'office
1-.. les contribuables qui n'ont pas déposé dans le délai
légal la déclaration.. >>.
2 -Article L. 75 L.P.F.
3 R. HERTZOG, << La réforme du contentieux
fiscal : l'assouplissement et la simplification des procédures
contentieuses >>, in << L'amélioration des rapports entre
l'administration fiscale et les contribuables >>, Actes du colloque de la
société française de droit fiscal, Orléans 1988,
P.U.F. 1989, p. 241.
CHAPITRE I : LE MUTISME LEGISLATIF SUR LA CHARGE DE LA
PREUVE INCOMBANT A L'ADMINISTRATION FISCALE
« Si l'on admet que, pour qu'il y ait
véritablement application d'une théorie de la preuve, il faut un
juge et une décision juridictionnelle, il n'y a aucune place pour la
preuve dans la procédure administrative >>1. Or, la
question de la preuve dépasse le cadre strictement contentieux
juridictionnel, pour englober la phase administrative du contentieux qui
débute avec le contrôle fiscal des déclarations des
contribuables. « Il y a déjà contentieux dès lors que
l'administration conteste la déclaration, le litige existe et toute la
procédure2 a pour objet de le résoudre. De plus, cette
phase administrative n'est autre que la réalisation de la charge de la
preuve que l'administration supporte du fait que la déclaration doit
être présumée exacte >>3.
Il est assez regrettable de relever que le législateur
tunisien n'a abordé la question de la charge de la preuve que sous
l'angle du contentieux juridictionnel de la taxation d'office4,
négligeant la question lors de la phase du contrôle. A travers les
textes juridiques qui se sont succédés dans le système
fiscal tunisien, on constate qu'il y a un article qui se répète
constamment, relatif à l'attribution de la charge de la preuve au
contribuable taxé d'office5. Le législateur aurait pu
prévoir un article analogue consacrant expressément l'attribution
de la charge de la preuve à l'administration fiscale qui remet en cause
les déclarations du contribuable. Un tel article aurait pu
prévoir que « l'administration ne peut redresser les
déclarations du contribuable qu'en apportant la preuve de leur
inexactitude >>.
D'ailleurs, la solution est consacrée en droit
comparé dans un but de protection des contribuables6. En
droit fiscal belge, le principe suivant lequel l'administration assume
normalement la charge de la preuve, résulte d'une manière
certaine des articles 339 et 340 du code belge de l'impôt sur les revenus
de 19927.
1 F.-P. DERUEL, << La preuve en matière fiscale
>>, thèse, Paris 1962, p.236.
2 Il s'agit de la procédure administrative qui se
situe entre la déclaration et la décision administrative (
l'arrêté de taxation d'office).
Selon F.-P. DERUEL : la procédure administrative -au
sens large- est donc une construction technique au service de la preuve ; elle
forme le domaine dans lequel se mêlent le plus étroitement les
impératifs de la matière fiscale et ceux de la preuve. >>,
Ibid. p.237.
3 F.-P. DERUEL, Ibid., p.237.
4 L'article 65 du C.D.P.F.
Il faut noter que dans le contentieux de l'imposition, le
législateur n'a pas traité la question de la charge de la preuve
en matière de restitution.
Dans le contentieux fiscal pénal, le
législateur a consacré l'article 108 du C.D.P..F. pour attribuer
la charge de la preuve à l'administration fiscale.
5 - Article 59 §2 code de la patente, << Le
contribuable, taxé d'office en application de l'article 58 §2 du
présent code, ne peut obtenir la décharge ou la réduction
de l'impôt qui lui a été assignée qu'en apportant la
preuve soit de ses ressources réelles, soit de l'exagération de
son imposition >>.
- Article 67 §V C. I. R. : << Le contribuable,
taxé d'office en application de l'article 66 du présent code, ne
peut obtenir la décharge ou la réduction de l'impôt qui lui
a été assignée qu'en apportant la preuve soit de ses
ressources réelles, soit de l'exagération de son imposition
>>.
- Article 65 C. D. P. F. : << Le contribuable
taxé d'office ne peut obtenir la décharge ou la réduction
de l'impôt porté à sa charge qu'en apportant la preuve de
la sincérité de ses déclarations, de ses ressources
réelles ou du caractère exagéré de son imposition
>>.
6 Voir sur ce point, M. Patrick SUET, << Genèse et
objectif des réformes 1986- 1987 >>, article
précité, p. 6. 7 Th. AFSCHRIFT, << Traité de la
preuve en droit fiscal >>, op. cit., p.68.
D'après l'article 339, alinéa
1er, << la déclaration est
vérifiée et la cotisation est établie par l'administration
des contributions directes. Celle-ci prend pour base de l'impôt les
revenus et autres éléments déclarés à moins
qu'elle ne les reconnaisse inexacts >>.
Curieusement, la loi fiscale tunisienne est muette sur
l'attribution initiale de la charge de la preuve à l'administration
fiscale1. En effet, la loi n'indique pas expressément, en
l'érigeant comme principe, que c'est l'administration qui supporte la
charge de la preuve sous réserve d'exceptions. Comme l'a
précisé un auteur français : << le vocabulaire
fiscal est face à un dilemme : dans certains cas, il manque de mots, de
mots précis, de définitions ; il y a trop de silence, voulu ou
subi, sur des choses essentielles. C'est l'hermétisme par insuffisance
langagière qui tend à désorienter le contribuable
>>2.
Ce laconisme législatif est-il un simple oubli ou
est-il voulu ? On peut dire qu'il s'agit d'un oubli voulu. Le
législateur << a jeté aux oubliettes >>3
la charge de la preuve incombant à l'administration fiscale, pour
épargner à celle-ci de supporter le risque de la
preuve4. En effet, << en matière fiscale, si la charge
de la preuve incombe au fisc, il courra le risque de voir la matière
imposable lui échapper faute de pouvoir en démontrer l'existence,
et si la charge de la preuve incombe au redevable, c'est lui qui courra le
risque de devoir payer un impôt qu'il ne doit pas >>5.
Par son mutisme, le législateur fait prévaloir les
intérêts du trésor et privilégie l'administration au
détriment du contribuable. Autant le législateur se montre
rigoureux en ce qui concerne la charge de la preuve incombant au contribuable,
autant est-il libéral lorsque l'administration fiscale est en
question.
En dépit du laconisme législatif,
l'administration fiscale qui conteste la déclaration du contribuable
devrait normalement supporter la charge de la preuve de son inexactitude. A cet
égard, la présomption d'exactitude de la déclaration
constitue un fondement de la charge de la preuve incombant à
l'administration fiscale ( SECTION I ). Toutefois, cette
charge de la preuve reste d'une portée limitée ( SECTION
II ).
Section I : le fondement de la charge de la preuve
incombant a l'administration fiscale : la présomption d'exactitude de la
déclaration
Plusieurs fondements peuvent justifier l'attribution de la
charge de la preuve à l'administration fiscale, parmi lesquels figure la
présomption d'exactitude de la déclaration6.
En droit fiscal français, le lien entre la
présomption d'exactitude de la déclaration et la charge de la
preuve est reconnu de la manière la plus expresse par le conseil
d'Etat7. Il a été jugé que l'administration,
qui veut imposer un contribuable sur des bases différentes de celles
résultant d'une déclaration souscrite dans les formes et
délais légaux, doit prouver que la déclaration est
inexacte8.
En droit tunisien, le choix du système
déclaratif exige la reconnaissance d'une charge de la preuve reposant
sur l'administration fiscale, fondée sur la présomption
d'exactitude de la déclaration. Dans cette perspective, on va
procéder à la recherche du fondement de la présomption
d'exactitude de la déclaration (paragraphe I), puis son
rôle dans l'attribution de la charge de la preuve à
l'administration fiscale ( paragraphe II ).
1 Il s'agit d'une charge de la preuve
pré-juridictionnelle.
2 Laure AGRON, << Histoire du vocabulaire fiscal >>,
thèse, éd. L.G.D.J., Paris 2000, p. 382.
L'auteur ajoute : << Dans d'autres cas, il y a trop de
mots, de mots inutiles qui encombrent, du charabia...C'est l'hermétisme
par inflation langagière>>.
3 Le terme << oubliette >>, selon le dictionnaire
encyclopédique illustré Larousse, signifie l'endroit où
l'on relègue quelque chose, quelqu'un que l'on veut oublier.
4 Voir supra, p. 2 et 3.
5 Marc BALTUS, << Morale fiscale et renversement du
fardeau de la preuve >>, in Réflexions offertes à Paul
Sibille, p.129.
6 Concernant les autres fondements, tel que le critère de
demandeur effectif, l'article 554 du C.O.C. etc., voir infra, Partie I,
Chapitre II.
7 C.E, 24 juillet 1929, 1er esp., Lebon, p.213 ; M.-C.
BERGERES, << Le principe des droits de la défense en droit fiscal
>>, thèse, 1975, p.51.
8 C.E, 13 novembre 1987, n°69967, R.J.F 1/88, n°102 ;
Bérangère DALBIES, << La preuve en matière fiscale
>>, thèse, université d'Aix-Marseille III, 1992, p.15.
|