Selon F. P. DERUEL « la première manifestation de
l'autonomie du droit fiscal en matière de preuve tient dans la recherche
du véritable demandeur ,,2.
Sachant que la charge de la preuve incombe au demandeur, une
question s'impose qui est demandeur dans le litige fiscal : le contribuable qui
conteste la décision de l'administration de l'imposer ou celle-ci qui,
en général, réclame le paiement de l'impôt ? En
d'autres termes, le demandeur est celui qui au sens procédural du terme
saisit le juge ou celui qui sur le plan du fond réclame de l'autre
partie l'accomplissement d'une obligation ?3 L'opposition contre
l'arrêté de taxation d'office transforme-t-elle le contribuable,
débiteur de l'impôt, en un demandeur ?
On doit préciser que le contribuable, qui conteste
l'arrêté de taxation d'office et qui se présente toujours
en position de demandeur devant le juge de première instance, n'est pas
le demandeur effectif. « Il proteste, au contraire, contre une taxation
qui n'est pas conforme à celle qu'il sollicitait dans sa
déclaration ,,4. Le contribuable - procéduralement
demandeur- est fondamentalement défendeur. Le contribuable est un
demandeur qui se défend5. Du coup, l'opposition contre
l'arrêté de taxation d'office « ne peut intervertir le
rôle respectif des parties et convertir en demandeur un redevable qui se
défend simplement contre les poursuites du trésor,,6.
Il convient de signaler que pour le contribuable « le droit au
procès et le droit de la défense se confondent ,,. Il y a une
différence entre les termes de défense en procédure civile
et dans le droit public, ce dernier lui donnant une acception plus large qui
est celle retenue par le droit fiscal. N'a-t-on pas affirmé que «
la défense comprend tous ceux contre lesquels une action en justice ou
une décision administrative est dirigée et l'on qualifie de
défendeur quiconque est susceptible d'être directement
lésé par la décision juridictionnelle ou administrative
à intervenir ,,7.
S'il est vrai que le contribuable est demandeur à
l'action, il n'en reste pas moins vrai qu'il n'est pas à l'origine du
contentieux. La véritable contestation émane de l'administration.
C'est elle qui rejette la déclaration8. Ainsi, il convient
d'avoir présent à l'esprit qu'en droit fiscal le véritable
demandeur est l'administration fiscale9. « L'Etat est le
véritable demandeur, que la question se pose devant un juge ou en dehors
de toute contestation juridictionnelle ,,1.
1 M.-C. BERGERES, << La valeur juridique de la
déclaration contrôlée >>, article
précité, p.248.
2 F.-P. DERUEL, << La preuve en matière fiscale
>>, thèse précitée, p. 17.
3 Th. AFSCHRIFT,<< traité de la preuve en droit
fiscal >>, Larcier 1998, p.1 8 et 52.
4 M.-C. BERGERES, << Quelques aspects du fardeau de la
preuve en droit fiscal >>, article précité, p. 149.
5 << La situation n'est paradoxale qu'en apparence,
dans la mesure où, si l'intéressé fait valoir des droits
pour se défendre, c'est bien en raison du privilège du
préalable qui fait que << d'agressé >> par l
'administration fiscale dans le cadre d'une procédure
administrative il ne peut contre-attaquer que par une réclamation ou une
demande adressée au tribunal >>, Daniel RICHER, << Les
droits du contribuable dans le contentieux fiscal >>, L.G.D.J. 1997, p
14.
6 F.-P. DERUEL, thèse précitée, p. 139.
7 R. ODENT, << Les droits de la défense >>,
E.D.C.E.1953, p.55.
Daniel RICHER, << Les droits du contribuable dans le
contentieux fiscal >>, LGDJ 1997, p 14.
8 Neila CHAABANE, << Les garanties du contribuable devant
le juge fiscal >>, article précité.
9 La doctrine est unanime sur ce point :
- << L'administration est habituellement le
véritable demandeur, réclamant l'exécution d'une
obligation au sens où l'entend l'article 1315 du code civil << ,
Daniel RICHER, << Les droits du contribuable dans le contentieux fiscal
>>, thèse précitée, p.288.
Comme l'a précisé Jacques ARRIGHI DE CASANOVA,
en droit fiscal, c'est en réalité l'administration qui prend
l'initiative de la contestation, même si en raison du privilège du
préalable, c'est nécessairement le contribuable qui saisit le
juge. Les litiges ont pour origine, dans la plupart des cas, la remise en cause
des déclarations faites par les contribuables. Or, tout système
déclaratif repose sur une certaine présomption de
sincérité de la déclaration souscrite.
On peut en outre faire valoir, dans le même sens, que
puisque c'est l'administration qui a une créance à faire
valoir2, il lui incombe en principe de fournir les
éléments propres à justifier l'existence et le montant de
cette créance3. La jurisprudence française l'a
déjà affirmé depuis 1895 dans une décision de
principe rendue par le tribunal de la Seine. Aux termes de cet arrêt :
« Attendu que le véritable demandeur auquel, à ce titre,
incombe le fardeau de la preuve, est celui qui demande une chose, qui
réclame l'exécution d'une obligation ou qui poursuit le paiement
d'une dette ; que, sans doute, dans la procédure de droit commun, le
demandeur, étant en général, obligé, pour faire
valoir ses droits d'assigner son adversaire, se confond par cela même le
plus souvent avec celui à la requête duquel l'assignation est
délivrée ; mais que ce serait confondre l'effet avec la cause que
de faire dépendre du jeu de la procédure la répartition
fondamentale des rôles entre les deux parties en présence...
»4. C'est dans le même sens que s'est prononcé le
C.E5.
La jurisprudence tunisienne ne s'est pas prononcée
expressément sur la question en déclarant qu'en droit fiscal
l'administration est le demandeur effectif. Mais, les arrêts
précités où le juge met une obligation de preuve à
la charge de l'administration, ne témoignent-ils pas du souci de tenir
compte de la notion de demandeur effectif6. Faut-il rappeler le
jugement pris récemment par la chambre fiscale du T.P.I. de Sfax aux
termes duquel :
Selon ce jugement, l'administration qui allègue un
fait doit le prouver. Ne s'agit-il pas là d'une application de la
règle < actori incumbit probatio >> ? Cette solution ne
fait-elle pas prévaloir le critère de demandeur effectif sur le
critère de demandeur à l'instance ? Ne permet-elle pas
d'assouplir la rigidité de la position législative en
matière d'attribution de la charge de la preuve devant le juge ?
En attribuant la charge de la preuve au contribuable
taxé d'office1, le législateur tunisien semble faire
une liaison entre le demandeur à la preuve et le demandeur à
l'instance et méconnaître ainsi la notion de demandeur effectif
(demandeur au fond).
On ne peut qu'émettre le voeu qu'une distinction soit
faite entre demandeur à l'instance et demandeur au fond2,
d'abandonner la liaison entre le demandeur à l'instance et le demandeur
à la preuve et de faire plutôt la liaison entre le demandeur au
fond et le demandeur à la preuve. L'intérêt le plus
remarquable de cette analyse est qu'elle permettrait de < dénoncer la
conception formaliste de la charge de la preuve ; conception qu'entretenait le
principe selon lequel le demandeur à l'instance est le demandeur
à la preuve. En fait, seule la notion de demandeur effectif à la
preuve permet d'en appréhender concrètement le fardeau
>>3.
Une meilleure présentation devrait placer le
débat en termes de fond et non de procédure. Ainsi, le
critère d'attribution de la charge de la preuve serait le critère
de : < demandeur au fond >>. Cela permettrait, au moins, de
réduire le déséquilibre entre le contribuable et
l'administration fiscale résultant de sa possession des
prérogatives de puissance publique. N'a-t-on pas affirmé que la
règle tendant à faire de l'administration fiscale le demandeur
à l'impôt, donc le demandeur à la preuve < doit avoir la
valeur d'un principe >>4. N'a-t-on pas considéré
qu'il n'est pas anormal que l'administration, qui est `demandeur à
l'impôt', supporte la charge de la preuve >>5 ?
Il convient de signaler que, dans une récente note
commune n°9 / 2002, l'administration fiscale a considéré que
: < La charge de la preuve qui incombe à l'administration consiste en
la motivation des arrêtés de l'administration relatifs à la
taxation d'office>>6. Cette position a été
retenue par une partie de la doctrine7.
1 Article 65 du C.D.P.F., précité.
Lors des débats parlementaires concernant le code des
droits et des procédures fiscaux, un parlementaire a, non sans raison,
critiqué l'article 65 du C.D.P.F. qui prévoit un renversement de
la charge de la preuve au détriment du contribuable taxé
d'office, alors que c'est l'administration qui devrait supporter la charge de
la preuve de l'inexactitude des déclarations.
Selon le député : << Cet article 65 attribue
la charge de la preuve au contribuable dans l'affaire civile intentée
devant le T.P.I pour attaquer l'arrêté de taxation d'office.
Ainsi, le contribuable présente des déclarations et
l'administration fiscale a le droit de les vérifier et d'effectuer le
contrôle juridique pour préserver les deniers publics, cela est
évident.
Mais lorsqu'il y a opposition contre l'arrêté de
taxation d'office, c'est l'administration qui devra normalement prouver que les
déclarations du contribuable sont inexactes et incompatibles avec ses
ressources. Mais, si on renverse la charge de la preuve pour que le
contribuable devienne obligé de prouver ses ressources réelles et
l'exagération de son imposition, cela constitue un renversement de la
charge de la preuve contraire au droit commun et aux principes
généraux de droit >>.
2 Voir sur la question les développements précieux
de Pierre PACTET dans sa thèse intitulée : << Essai d'une
théorie de la preuve devant la juridiction administrative >>,
Paris 1952.
3 M.-C. BERGERES, << Le principe des droits de la
défense en droit fiscal >>, thèse précitée
1975, p. 67.
4 M.-C. BERGERES, << Le principe des droits de la
défense en droit fiscal >>, thèse précitée,
p. 70.
5 -Daniel RICHER, << Les droits du contribuable dans le
contentieux fiscal >>, L.G.D.J. 1997, p. 301.
- Selon Marc BALTUS, << en vertu de la règle
"actori incumbit probatio", c'est normalement au fisc qu'il appartient de
démontrer que l'impôt qu'il réclame est dû : la
subsistance du moindre doute doit faire échouer ses prétentions
>>. Marc BALTUS, << Morale fiscale et renversement du fardeau de la
preuve >>, article précité, p. 129.
6 Note commune n°9, Texte n° D.G.I. 2002 / 22, p.
96, 97, relative au contentieux de l'assiette de l'impôt devant les
tribunaux de l'ordre judiciaire objet des articles 53 à 68 du code des
droits et procédures fiscaux. Voir en annexe n°3.
7 Voir, A. YAICH, << Théorie fiscale >>,
éditions Raouf YAICH 2002, p. 225.
On peut dire que s'il est vrai que l'obligation de motivation
constitue une garantie pour le contribuable1, il n'en reste pas
moins vrai qu'elle ne saurait remplacer la consécration
législative expresse d'une charge de la preuve incombant à
l'administration devant le juge. Il ne faut pas confondre entre la charge de la
preuve devant incomber à l'administration et entre l'obligation de
motiver l'arrêté de taxation d'office. Il s'agit de deux notions
distinctes2. Alors que la motivation est liée aux droits de
la défense3, la charge de la preuve est liée au risque
de la preuve. D'ailleurs, le droit français qui consacre l'obligation de
motivation de l'arrêté de taxation d'office, consacre aussi un
article attribuant expressément la charge de la preuve à
l'administration fiscale4.
Par ailleurs, et aussi étonnant que cela puisse
paraître, le contribuable supporte la charge de la preuve même s'il
est défendeur au sens procédural du terme. En effet, l'article 68
du C.D.P.F.5, applicable en appel, fait renvoi à l'article
65, applicable en premier degré, selon lequel la charge de la preuve
incombe au contribuable taxé d'office. Ainsi, en appel, le contribuable
supporte systématiquement la charge de la preuve, quelle que soit sa
position, même dans le cas où c'est l'administration qui
interjette appel. Devant le juge, le contribuable est défavorisé
non seulement en premier degré mais aussi en appel.
En droit fiscal tunisien, il y a un choix législatif
clair, mais décevant, d'attribuer systématiquement la charge de
la preuve au contribuable. Ce dernier supporte la charge de la preuve en
premier degré, alors même qu'il n'est pas le demandeur effectif,
mais simplement un demandeur à l'instance qui se défend. Il
supporte la charge de la preuve en appel même s'il est intimé et
étant, en tant que tel, véritablement défendeur au sens
procédural du terme.
Il est regrettable de relever que l'administration fiscale
n'est pas un justiciable comme les autres. Or, dans le procès fiscal,
l'administration devrait être une simple partie6. «
L'environnement fiscal
favorable suppose l'existence d'une justice réellement
indépendante et réellement compétente pour trancher, en
toute impartialité, les litiges fiscaux et empêcher ainsi
l'administration, forte de ses prérogatives de puissance publique (et
surtout de son privilège d'exécution préalable), de faire
ellemême justice ou d'imposer des solutions >>1.
L'équilibre entre l'administration et les
contribuables ne sera assuré qu'à la condition de protéger
ces derniers contre un renversement général de la charge de la
preuve et contre une méconnaissance de la présomption
d'exactitude de la déclaration.
Le déséquilibre organisé par le
législateur devrait être compensé par l'action du juge. Les
juges ont là un grand rôle à jouer.