Voir sur cet arrêt Salah REZGUI,
<<Procédures et contentieux fiscal de l'assiette : de
l'impôt sur le revenu, de l'impôt sur les sociétés,
de la T.V.A., Publications de l'Imprimerie Officielle de la République
Tunisienne, 2000, p.23.
-T.A., 10 mai 1993, req. n°1055 (inédit), voir
annexe n°2 de ce mémoire.
Ainsi, dans son arrêt du 25 avril 1994, le T.A.
déclare que : « Considérant que l'argument invoqué
par l'administration selon lequel la charge de la preuve, en matière
fiscale, incombe au contribuable, concerne les contribuables pour lesquels
l'administration a prouvé qu'ils exercent une activité
déterminée sans déclaration..., Pour les personnes qui
soutiennent qu'elles n'ont exercé aucune activité, par
interprétation des articles 58 et 59 du code de la patente, la charge de
la preuve relative à l'exercice de l'activité soumise à
imposition pèse sur l'administration »1. Selon le T.A.,
l'administration supporte la charge de la preuve préalable de l'exercice
d'une activité non déclarée2.
D'autre part, dans d'autres arrêts le T.A.
considère que l'administration ne peut se prévaloir du texte
mettant la charge de la preuve sur le contribuable, pour échapper de
l'obligation de preuve qui lui incombe. Ainsi, le T.A. exige de
l'administration fiscale, avant de renverser la charge de la preuve au
contribuable, d'apporter la preuve de ses assertions3.
1 -T.A. 25 avril 1994, req. 1173 ( inédit), arrêt
précité, voir annexe n°2 de ce mémoire.
Dans le même sens, la chambre fiscale au sein du
tribunal de première instance de Sfax s'est récemment
prononcée en faveur de la reconnaissance d'une charge de la preuve
incombant à l'administration fiscale1.
Au total, cette jurisprudence favorable au contribuable
s'inscrit dans la logique qui exige de l'administration qu'elle apporte la
preuve de ses assertions. Elle constitue un exemple de l'interventionnisme
bienveillant du juge fiscal en faveur du contribuable. Si le juge fiscal est
tenu par les règles gouvernant la charge de la preuve, il les applique
avec une certaine souplesse. Il vient quelquefois au secours du contribuable.
En effet, le T.A. a fait preuve d'une certaine souplesse dans l'application
d'un texte rigide régissant la charge de la preuve en matière de
taxation d'office.
Outre la généralité de ses cas
d'ouverture, la procédure de taxation d'office laisse à
l'administration des marges de manoeuvre trop importantes : ainsi le rejet de
comptabilité. Ce dernier demeure une notion ambiguë.
B- L'ambiguïté du rejet de
comptabilité
Le rejet de comptabilité - pouvoir reconnu à
l'administration pour écarter une comptabilité jugée
irrégulière et sans valeur probante2- est « une
décision grave de conséquences puisqu'elle permet de
procéder au redressement des bases d'imposition sur des bases
extra-comptables »3 et elle entraîne un renversement de
la charge de la preuve au détriment du contribuable4.
Ainsi, il est important pour le contribuable de savoir les
cas dans lesquels l'administration peut rejeter sa comptabilité. Fixer
les conditions de rejet de comptabilité est en définitive fixer
les conditions du recours aux présomptions et les conditions du
renversement de la charge de la preuve. Les ambiguïtés qui
entourent la notion de rejet de comptabilité peuvent se
répercuter sur les garanties des contribuables.
Malgré sa gravité vis-à-vis des droits
des contribuables, le rejet de comptabilité - dont l'utilisation est
étroitement liée à la procédure de taxation
d'office5- demeure, en droit tunisien, une notion aux contours
flous, même après la récente réforme
fiscale6.
1 Jugement fiscal, n°36 en date du 9 octobre 2002, rendu
par le T.P.I. de Sfax, chambre fiscale ( inédit), voir en annexe
n°2 de ce mémoire :
...
Dans la législation fiscale tunisienne, la notion de
rejet de comptabilité apparaît en filigrane. <s Les cas
susceptibles d'entraîner le rejet de la comptabilité n'ont pas
été définis et précisés au niveau de la
réglementation fiscale en vigueur >>1.
Le défaut d'un encadrement juridique du rejet de
comptabilité a favorisé les abus de l'administration en la
matière. Le rejet de comptabilité est devenu la source d'une
<s présomption de culpabilité >>. En effet, les agents
vérificateurs ont tendance à recourir d'une manière
abusive et fréquente au rejet de comptabilité2.
D'ailleurs, c'est de l'aveu de l'administration elle-même, il y a recours
non fondé au rejet de comptabilité. Selon la note commune n°
16, du 2 mai 1967 : <s En dépit des recommandations
réitérées contenues dans les notes communes, les notices
de vérification continuent à parvenir à la direction, trop
squelettiques et ne contenant guère que des précisions vagues ou
sommaires...
Les rejets de comptabilité infondés, les
affirmations gratuites et les coefficients appliqués bien loin
d'être étayés par la réalité, demeurent
toujours les leitmotive routiniers des notices >>3.
De son côté, le T.A. se contente souvent
d'utiliser des expressions assez vagues pour confirmer les rejets de
comptabilité : <s Considérant que le rejet de
comptabilité était justifié par l'existence de plusieurs
vices entachant sa régularité >>4. De
même, le rejet de comptabilité a été confirmé
à plusieurs reprises par des décisions jurisprudentielles de la
commission spéciale de taxation d'office5.
Il va sans dire que le rejet non-fondé d'une
comptabilité entraîne un renversement abusif de la charge de la
preuve au contribuable et une mise en échec injustifiable de la
présomption d'exactitude de la déclaration.
Par ailleurs, et aussi étonnant que cela puisse
paraître, l'administration fiscale fait recours à la taxation
d'office, et provoque ainsi le renversement de la charge de la preuve au
contribuable, même en cas de comptabilité déclarée
régulière6. Il en résulte inévitablement
une mise en échec injustifiable de la présomption d'exactitude de
la déclaration et un renversement abusif de la charge de la preuve au
détriment du contribuable7.
En droit fiscal tunisien, et contrairement au droit
français8, le renversement de la charge de la preuve peut
sanctionner des contribuables en situation régulière
vis-à-vis de leurs obligations comptables9. <s Cela fait
penser aux exécutions d'otages innocents : on tire à vue sur
n'importe qui, peu importe qu'il soit fraudeur ou non, tant pis si ce n'est pas
un fraudeur ; il faut que cela serve d'exemple pour les
fraudeurs ! >>10.
1 << Les cas de rejet de comptabilité ne sont
pas explicitement énumérés de manière claire et
précise dans un texte légal. La seule disposition en la
matière est prévue par l'article 66 du code de l'IRPP et de l'IS
qui dispose que les contribuables qui ne se soumettent pas aux obligations
prévues par l'article 62 dudit code peuvent être taxés
d'office >>, Fayçal DERBEL, article précité,
p.38.
2 H.AYADI, << Droit fiscal >>, éd. C.E.R.P,
Tunis 1989, Série Droit Public n°6, p.265.
3 Voir cette note commune en annexe n°3 de ce
mémoire.
4 T.A., 4 novembre 1991, req. n°933 ;
T.A., 4 novembre 1991, req. n°934 ;
T.A., 20 avril 1992, req. n°1027 ;
T.A., 20 avril 1992, req. n°1028 ;
5 Le B.O.D.I. n°5 du 1er trimestre 1970 a repris
quelques extraits de décisions justifiant le rejet de la
comptabilité par l'administration.
6 C'est-à-dire sans rejet de comptabilité.
7 Cela entraîne aussi une atteinte au principe de la
supériorité de la preuve comptable sur la preuve extracomptable ;
sur cette question voir infra partie II, chapitre I, section II.
8 En droit français, le renversement de la charge de
la preuve est conçu en tant que sanction contre un contribuable en
situation irrégulière et en plus il doit être
justifié par une défaillance grave : défaut de
déclaration, défaut de comptabilité, comptabilité
comportant de graves irrégularités.
9 Cas d'une taxation d'office suite à un rejet non
fondé d'une comptabilité et cas d'une taxation d'office en cas de
comptabilité déclarée régulière.
10 P. AMSELEK, in << La taxation d'office à
l'impôt sur le revenu >>, op. cit, p. 148.
Au terme de ces réflexions relatives au rejet de
comptabilité, un constat se dessine et un souhait se fait sentir. Le
constat est que la législation fiscale tunisienne ne fixe pas les
critères de rejet de comptabilité et elle ne distingue pas, au
niveau du renversement de la charge de la preuve, entre le contribuable tenant
une comptabilité et celui qui n'en tient pas. Le souhait consiste en une
double proposition :
1- La nécessité d'une distinction, au
niveau du renversement de la charge de la preuve, entre les contribuables
tenant une comptabilité et ceux qui n'en tiennent pas bien qu'ils y
soient tenus
Comme l'a précisé le conseil économique
et social, « il est nécessaire de distinguer entre celui qui tient
une comptabilité et offre ainsi à l'administration un moyen de
contrôle et celui qui ne la tient pas »1.
Ainsi, pour le contribuable qui ne tient pas une
comptabilité bien qu'il y soit tenu, le défaut
de
comptabilité entraîne le renversement de la charge de la
preuve à son encontre, à titre de
sanction d'une
défaillance grave.
En revanche, pour le contribuable tenant une
comptabilité, c'est l'administration qui doit supporter la charge de la
preuve. En effet, « les comptabilités régulièrement
tenues bénéficient d'une présomption d'exactitude (du
moins en ce qui concerne les éléments portant sur les
éléments d'actif) et les mentions qui y figurent peuvent
être combattues par l'administration, à condition qu'elle apporte
la preuve de ses assertions »2.
Dans cette perspective, la C.S.T.O., en 1970, a pris soin de
préciser que, « les énonciations d'une comptabilité
complète s'imposent à l'administration qui a la charge de prouver
leur inexactitude »3.
Ainsi, si l'administration n'arrive pas à prouver
l'irrégularité de la comptabilité ou si elle
déclare que la comptabilité est régulière, il ne
peut y avoir renversement de la charge de la preuve au contribuable. C'est dans
ce sens que s'est exprimé, fort heureusement, le T.A. dans un important
arrêt du 23 octobre 1995 4:
En droit français, les irrégularités
comptables étaient sanctionnées par la procédure de
rectification d'office1. Mais, dans un mouvement de renforcement des
droits du contribuable et de l'amélioration des relations entre ce
dernier et l'administration, la loi de finances pour 19872 supprime
la procédure de rectification d'office ainsi que son aspect le plus
critiquable, c'est-à-dire l'attribution de la charge de la preuve au
contribuable. La procédure contradictoire est donc étendue
à l'ensemble des reconstitutions du chiffre d'affaires et des
bénéfices3, avec attribution de la charge de la preuve
à l'administration fiscale. Selon l'article L. 192 du L.P.F., relatif
à la procédure contradictoire, : « Lorsque l'une des
commissions visées à l'article L. 59 est saisie d'un litige ou
d'un redressement, l'administration supporte la charge de la preuve en cas de
réclamation, quel que soit l'avis rendu par la commission.
Toutefois, la charge de la preuve incombe au contribuable
lorsque la comptabilité comporte de graves irrégularités
et que l'imposition a été établie conformément
à l'avis de la commission. La charge de la preuve des graves
irrégularités invoquées par l'administration incombe, en
tout état de cause, à cette dernière lorsque le litige ou
le redressement est soumis au juge.
Elle incombe également au contribuable à
défaut de comptabilité ou de pièces en tenant lieu, comme
en cas de taxation d'office à l'issue d'un examen contradictoire de
l'ensemble de la situation fiscale personnelle en application des dispositions
des articles L.16 et L.69 >>.
Il en découle qu'en France, l'administration supporte
la charge de la preuve en cas de comptabilité régulière et
même en cas de comptabilité irrégulière4.
Le contribuable ne supporte la charge de la preuve qu'en cas de défaut
de comptabilité ou en cas de comptabilité comportant de graves
irrégularités. Mais même dans ce dernier cas,
l'administration est tenue, devant le juge, de prouver l'existence de graves
irrégularités. Aux termes de l'article L. 192 du L.P.F. : «
La charge de la preuve des graves irrégularités invoquées
par l'administration incombe, en tout état de cause, à cette
dernière lorsque le litige ou le redressement est soumis au juge
>>5. Cette donnée ne fait en réalité que
rappeler un principe général selon lequel l'administration doit
toujours prouver que le contribuable était en situation de subir une
procédure exceptionnelle6. En outre, elle confirme
l'idée qu'en France le renversement de la charge de la preuve au
contribuable reste une exception et il est conçu en tant que sanction
d'une défaillance grave7.
1 Art. L. 75 du L.P.F.
2 << La loi de finances pour 1987 a été
complétée par des textes ultérieurs comme la loi du 8
juillet 1987 relative à la charge de la preuve et plus encore par
l'instruction de la DGI du 6 mai 1988 qui apporte des compléments
substantiels sur les éléments de mise en oeuvre de la
procédure, en instaurant des critères de rejet des
comptabilités >>. Jean-Baptiste GEFFROY, << Grands
problèmes fiscaux contemporains >>, P.U.F., 1993, p. 308.
- Loi n°861317 du 30/12/1986, D.F.87, n°2-3, comm.48 ;
instruction DGI du 6/05/1988, B.O.D.G.I. 13 L-7-88, D.F. 88, n°20-21 ID et
CA 9453.
- Loi n°87-5002, du 8/07/1987, article 10 modifiant
l'article L.192 du L.P.F. ; D.F. 87 n°31-32, comm.1489.
3 Jean-Baptiste GEFFROY, << Grands problèmes
fiscaux contemporains >>, P.U.F., 1993, p. 308, 309.
4 Voir le tableau résumant les règles
d'attribution de la charge de la preuve en droit fiscal français, en
annexe n°4 de ce mémoire.
5 L'amendement sénatorial, mettant à la charge
de l'administration la preuve des graves irrégularités de la
comptabilité a été jugé comme étant une
solution nécessaire. L'administration, à partir de ce nouveau
principe, ne pourra plus adopter de position trop facilement rigide,
générale ou absolue relative à la valeur des
comptabilités. Bâtonnier A. VIALA, << Le nouveau
régime de la preuve dans les rapports entre le contribuable et
l'administration fiscale, Lois des 30 décembre 1986 et 9 juillet 1987
>>, Gaz. Pal. 1987, 2ème sem., p.808.
6 J.-P. CASIMIR, << Le code annoté des
procédures fiscales >>, éd. La ville-Guerin, 1996, p.
302.
7 Dans les propositions de réforme formulées
par le rapport Aicardi, l'accent a été mis sur la
nécessité d'<< éliminer les exceptions
injustifiées à la règle de base selon laquelle si le
contribuable s'est acquitté de ses obligations déclaratives et le
cas échéant comptables, c'est à l'administration qu'il
appartient d'établir l'inexactitude des chiffres déclarés
>>.
Bâtonnier A. VIALA, article précité,
p.805.
2- La nécessité d'un encadrement
juridique du rejet de comptabilité
L'encadrement juridique du rejet de comptabilité passe
par une fixation législative des critères de rejet 1
et une consécration de l'obligation de motiver le rejet. En effet,
« une limitation claire et précise des cas de rejet de la
comptabilité, dans le cadre d'un texte légal, est une mesure
à la fois importante et urgente, afin d'éviter les
éventuels abus et les interprétations parfois arbitraires
»2.
On doit signaler que le conseil économique et social a
préconisé de consacrer l'obligation de motiver le rejet de
comptabilité. Il a attiré l'attention sur le fait que le recours
de l'administration à la taxation d'office sur la base de
présomptions ne doit se faire qu'après un rejet motivé de
la comptabilité, et sur cette base le conseil a proposé une autre
formulation à l'article 6 du C.D.P.F., comme suit : «
L'administration fiscale peut, dans le cadre du contrôle ou de la
vérification prévus par l'Article 5 du présent code,
demander tous renseignements, éclaircissements ou justifications
concernant la situation fiscale du contribuable.
L'administration peut établir l'impôt et
rectifier les déclarations sur la base de présomptions de droit
ou de présomptions de fait concernant les contribuables qui ne tiennent
pas une comptabilité. En revanche, concernant les contribuables qui
tiennent une comptabilité, l'administration peut recourir à la
taxation d'office sur la base de présomptions après rejet
motivé de la comptabilité » 3. C'est
l'article tel que proposé par le conseil, mais malheureusement cette
proposition n'a pas été retenue4.
D'ailleurs, le T.A. dans un récent
arrêt5 du 13 novembre 2000, a insisté, fort
heureusement, sur la nécessité de motiver le rejet de
comptabilité. Mieux, le T.A. a exigé que le rejet de
comptabilité soit motivé d'une manière claire,
sinon le recours à la taxation d'office sur la base de
présomptions devient injustifiable. D'ailleurs, en l'espèce le
T.A. a cassé la décision de la C.S.T.O. au motif que le rejet de
comptabilité n'a pas été motivé clairement. Aux
termes de cet arrêt :
édicté une remarquable note commune dans
laquelle elle exige la motivation des rejets de comptabilité. Aux termes
de cette note commune n°16 du 2 mai 1967, relative aux notices de
vérification : « Il importe de signaler tout d'abord que la
direction ne se contentera plus dorénavant de rejets de
comptabilités non motivés, appuyés simplement par des
affirmations la plupart du temps gratuites et laconiques telles que : caisse
créditrice-coefficient de bénéfice net faible-recettes
globales, etc.
D'une façon générale, une
comptabilité n'est rejetable que dans la mesure où les
irrégularités comptables et les écritures sont telles
qu'il est impossible au vérificateur de procéder à des
redressements et des réintégrations de nature à aboutir
aux bénéfices réels susceptibles d'avoir été
réalisés par les intéressés.
En tout état de cause tout rejet de
comptabilité doit être justifié >>1.
Les deux propositions formulées ci-dessus2
permettraient de rationaliser et de limiter les cas de renversement de la
charge de la preuve au contribuable.