Paragraphe I : L'existence d'une « charge de la preuve
par nature »1 incombant au contribuable
La charge de la preuve qui incombe à l'administration
fiscale, en vertu de la présomption d'exactitude de la
déclaration, est d'une portée limitée. En effet, « il
est formellement inexact de soutenir que l'ensemble de la déclaration se
serait vu conférer une présomption d'exactitude
>>2 . A vrai dire, pour les éléments que le
contribuable entendra déduire, c'est lui qui alléguera avoir
droit à cette déduction et la preuve lui reviendra sans qu'il
puisse exciper d'une prétendue présomption d'exactitude de la
déclaration3.
Cette charge de la preuve qui incombe au contribuable est
qualifiée par la jurisprudence et la doctrine de charge de la preuve
« par nature >>4. Il s'agit d'« une attribution de
la charge de la preuve fondée sur la nature de l'opération
incriminée >>5. La nature de certaines
opérations aboutit à obliger le contribuable à justifier
de leur réalité. Il s'agit des déductions
effectuées sur la base imposable.
En droit fiscal français, la question de la charge de
la preuve par nature trouve son illustration en matière d'acte anormal
de gestion. Dans cette perspective, il convient d'étudier la notion de
la charge de la preuve par nature en matière d'acte anormal de gestion
(A) et ses justifications (B).
A- La notion de « charge de la preuve par nature
» en matière d'acte anormal de gestion
« L'acte anormal de gestion est celui qui met une
dépense ou une perte à la charge de l'entreprise ou qui prive
cette dernière d'une recette, sans être justifié par
l'intérêt de l'exploitation >>6.
La théorie de l'acte anormal de gestion7,
construction jurisprudentielle en France8, constitue une limite au
principe de non-immixtion de l'administration fiscale dans la gestion des
entreprises. Cette théorie,
1 Cette expression, d'origine prétorienne, est
utilisée par la doctrine française. Voir dans ce sens, Sophie
LAMBERT-WIBER, << Contribution du droit civil à une approche
renouvelée de la charge de la preuve en droit fiscal >>,
thèse, université de Rouen, 1996, p.222 : << cette
attribution du fardeau de la preuve, en fonction de la nature de
l'écriture comptable ( écriture de charge) a été
qualifiée de charge de la preuve par nature ou en amont de la
procédure >> ; Marc COTTINI, << Contribution à
l'étude de l'anormalité en matière de preuve fiscale
>>, thèse, université d'Aix Marseille III, 1998, p.468.
Jacques ARRIGHI DE CASANOVA, << Champ d'application de
l'impôt et charge de la preuve, à propos de la preuve du lieu
d'utilisation du service pour les règles de territorialité de la
TVA >>, article précité, p. 590, << Un courant de
jurisprudence qui a dégagé, au détriment cette fois-ci du
contribuable, certaines règles de preuve ` par nature' >>, p.592
<< un courant jurisprudentiel fondé en quelque sorte sur la nature
des choses >>.
2 Th. AFSCHRIFT, << Traité de la preuve en droit
fiscal >>, Larcier 1998, p.72.
3 Th. AFSCHRIF, ibid. p.72, 73.
4 L'idée que la jurisprudence avait prévu des
hypothèses de charge de la preuve << par nature >> a
été développée par le commissaire du gouvernement
Jacques ARRIGHI DE CASANOVA, dans ses conclusions prononcées à
l'occasion d'un arrêt de section rendu le 29 juillet 1994 ; Jacques
ARRIGHI DE CASANOVA << Champ d'application de l'impôt et charge de
la preuve, à propos de la preuve du lieu d'utilisation du service pour
les règles de territorialité de la TVA >>, article
précité, p. 590.
5 Gilles AMEDEE-MANESME, << La charge de la preuve
>>, in << Contentieux fiscal, principes et pratiques >> de
Thierry LAMBERT, Paris, p.133.
6 Sophie LAMBERT-WIBER, thèse précitée,
p. 336.
7 Sur l'acte anormal de gestion, voir J. SABAROTS, << Le
principe de non-immixtion de l'administration fiscale dans la gestion des
entreprises privées >>, Thèse dactylographiée,
Bordeaux, 1980, M. COZIAN, << Les grands principes de la fiscalité
des entreprises >>, Litec, thème consacré à la
théorie de l'acte anormal de gestion.
8 La théorie de l'acte anormal de gestion est une
construction jurisprudentielle que le juge de l'impôt en France rattache
à l'article 39-1 du code général des impôts. Cet
article dispose que << le bénéfice net est établi
sous déduction de toute charge >>. La jurisprudence
considère que ce texte vise << toutes dépenses
exposées ou tout
illustration des pouvoirs exorbitants dont dispose
l'administration, permet à celle-ci de rejeter la déduction de la
charge ou imposer un manque à gagner, par la
réintégration.
Les principes de base gouvernant l'attribution de la charge de
la preuve, en matière d'acte anormal de gestion1, ont
été dégagés par l'assemblée
plénière du C.E. dans le fameux arrêt du 27 juillet 1984,
S.A. « Renfort Service »2 . La question qui s'est
posée au C.E. et qu'il a tranchée de façon explicite dans
sa formation plénière fiscale, était de savoir « si
l'administration doit supporter dans tous les cas la charge de la preuve
lorsqu'elle invoque, pour justifier un redressement, la gestion anormale du
contribuable »3.
Le C.E. a fait dépendre la charge de la preuve, en
matière d'acte anormal de gestion, de « la nature des
opérations comptables » auxquelles ont donné lieu les actes
de gestion dont l'administration conteste la normalité. En effet, selon
la formule retenue par la Haute Assemblée, dans cet arrêt : «
Considérant que, si la détermination du fardeau de la preuve est,
pour l'ensemble des contribuables soumis à l'impôt, tributaire de
la procédure d'imposition suivie à leur égard, elle n'en
découle pas moins, à titre principal, dans le cas des personnes
assujetties à l'impôt sur le revenu dans la catégorie des
bénéfices industriels et commerciaux ou des entreprises
assujetties à l'impôt sur les sociétés, de la nature
des opérations comptables auxquelles ont donné lieu les actes de
gestion dont l'administration conteste le caractère ;
Considérant, en particulier que, si l'acte
contesté par l'administration s'est traduit, en comptabilité, par
une écriture portant, soit sur des créances de tiers, des
amortissements ou des provisions, lesquels doivent, en vertu de l'article 38 du
CGI, être retranchés des valeurs d'actif pour obtenir le
bénéfice net, soit sur les charges de la nature de celles qui
sont visées à l'article 39 du même code, et qui viennent en
déduction du bénéfice net défini à l'article
38 du code, l'administration doit être réputée apporter la
preuve qui lui incombe si le contribuable n'est pas, lui-même, en
mesure de justifier dans son principe comme dans son montant, de
l'exactitude de l'écriture dont il s'agit, quand bien même, en
raison de la procédure mise en oeuvre, il n'eût pas
été, à ce titre, tenu d'apporter pareille justification ;
qu'en revanche, si l'acte auquel l'administration attribue un caractère
anormal s'est traduit en comptabilité par des écritures autres
que celles mentionnées ci-dessus, ce qui est le cas, notamment, des
écritures qui retracent l'évolution de l'actif immobilisé,
avant la constitution des amortissements ou des provisions, il appartient
à l'administration d'établir les faits qui donnent selon elle, un
caractère anormal à l'acte, alors même que, à raison
de la procédure suivie, le contribuable devrait démontrer
l'exagération de l'imposition contestée... ».
manque à gagner supporté dans
l'intérêt de l'exploitation ( conclusions Fabre, sous CE 14 avril
1976, DF 1976, n°42).
Cette théorie est transposable en Tunisie. En effet, et
à l'instar de l'article 39-1 précité, le code de l'IR et
de l'IS, dans son article 12 dispose : << le résultat net est
établi après déduction de toutes charges
nécessitées par l'exploitation >>. De son
côté, l'article 14 du même code interdit la déduction
de certaines charges qu'il considère en fait comme anormales. Il en
résulte que tout acte anormal de gestion peut être exclu comme
charge. Habib AYADI, << Droit fiscal, Impôt sur le revenu des
personnes physiques et impôt sur les sociétés >>,
Tunis, 1996, p. 214.
1 Pour une étude bien approfondie de la charge de la
preuve en matière d'acte anormal de gestion, on consultera avec profit :
Marc COTTINI, << Contribution à l'étude de
l'anormalité en matière de preuve fiscale >>, thèse,
université d'Aix Marseille III, 1998 ; Sophie LAMBERT-WIBER,
thèse précitée, p. 343 à 368; C. DAVID, O. FOUQUET,
M-A LATOURNERIE, B. PLAGNET, << Les grands arrêts de la
jurisprudence fiscale >>, préface de M.Long et G. Vedel,
thème 47 << La charge de la preuve >>, p.487 ; B. DALBIES,
thèse précitée, p.229 à 240.
2 Arrêt du C.E. 27 juillet 1984, req. n°34588,
Sté Renfort Service, D.F. 1985, n°11, comm. 596, R.J.F. 10/84,
p.562, conclusions de M. le commissaire du gouvernement Pierre-François
RACINE ; C. David, O. FOUQUET, M-A LATOURNERIE, B. PLAGNET, << Les grands
arrêts de la jurisprudence fiscale >>, préface de M.Long et
G. VEDEL, thème 47 << La charge de la preuve >>, p.487.
3 C. DAVID, O. FOUQUET, M-A LATOURNERIE, B. PLAGNET, << Les
grands arrêts de la jurisprudence fiscale >>, préface de
M.Long et G. Vedel, thème 47 << La charge de la preuve >>,
p.489.
Il ressort de cette jurisprudence que la charge de la preuve
de l'anormalité de l'acte incombe à l'administration
fiscale1. Mais le contribuable doit, au préalable,
démontrer la réalité des écritures de
charges2 dans leur principe et leur montant, sinon elles seront
rejetées. La doctrine française précise que l'apport
principal de cette jurisprudence « Renfort Service »3
serait de laisser en toutes circonstances au contribuable, même
lorsque l'administration supporte la charge de la preuve, le soin de
justifier du principe et du montant des écritures de
charges4. Ce sont toutes les écritures qui viennent en
déduction de l'actif pour le calcul du bénéfice net :
créances sur les tiers, amortissements pratiqués, provisions
constituées et frais généraux déduits,
etc.5.
Il convient de préciser que cette charge de la preuve
par nature incombant au contribuable dépasse le cadre de l'acte anormal
de gestion6 pour englober tous les cas où le contribuable
fait état d'éléments entraînant un allègement
de l'impôt7. ( Ex. : Charges déductibles,
déficit fiscal, exonération, situation de famille...).
Aux termes d'un arrêt du C.E. du 20 mai 1998 8
: « Considérant qu'aux termes de l'article L.192 du L.P.F.,
tel qu'il résulte de l'article 10-1 de la loi n°87-502 du 8 juillet
1987, ...l'administration supporte la charge de la preuve en cas de
réclamation..., qu'il appartient cependant, dans tous les cas, au
contribuable...de justifier, tant du montant de ses charges que de la
correction de leur inscription en comptabilité, c'est-à- dire du
principe même de leur déductibilité ; qu'ainsi, la cour
administrative d'appel n'a pas davantage méconnu les règles
concernant la dévolution de la charge de la preuve, en jugeant qu'alors
même que la société avait refusé les redressements
qui lui avaient été notifiés selon la procédure
contradictoire définie par les articles L.55 et suivants du
L.P.F.9, il lui appartient de
1 << En vertu du principe de la non-immixtion de
l'administration dans la gestion des entreprises, les dirigeants sont
présumés agir au mieux des intérêts de leur
entreprise. Dès lors, si l'administration invoque le caractère
anormal d'un acte de gestion, la charge de la preuve pèsera sur elle
pour essentiellement deux raisons. D'abord, le contribuable
bénéficiant de la présomption selon laquelle il est
supposé avoir agi conformément à l'intérêt de
l'entreprise, c'est donc à l'administration qu'il revient de
démontrer le contraire. Ensuite, l'administration supporte, par
principe, la charge de la preuve, au moins dans les procédures
contradictoires, il lui appartient donc de réunir les
éléments prouvant le caractère anormal de l'acte
contesté >>. Sophie LAMBERT-WIBER, thèse
précitée, p.343.
2 Symétriquement, pour les écritures comptables qui
retracent l'évolution de l'actif, c'est l'administration qui supporte la
charge de la preuve.
3 Cet arrêt << Renfort service >> de 1984, a
été précédé par quelques arrêts plus
discrets, et notamment par la jurisprudence du 16 avril 1982 aux termes de
laquelle on pouvait relever : `quelle qu'ait été la
procédure d'imposition suivie à l'encontre du contribuable, selon
les années d'imposition en litige, il lui incombe dans tous les cas, en
application des dispositions du II de l'article 38 et d.1, 2 et 5 de l'article
39.1 du C.G.I., de justifier de la perte de créance
alléguée, des amortissements pratiqués, des provisions
constituées, de la réalité des dépenses
portées en frais généraux'. Gilles AMEDEE-MANESME,
<< La charge de la preuve >>, article précité, p.1
34.
4 Sophie LAMBERT-WIBER, thèse précitée, p.
356.
5 Dalbies BERANGERE, thèse précitée,
p.234.
6 Pierre-François RACINE, << Réflexions sur
la preuve en droit fiscal >>, B.F. ( Bulletin Francis Lefebvre) 1985,
n°6, p313.
7 Une jurisprudence bien établie fait peser dans tous les
cas sur le contribuable la charge de prouver :
- les amortissements pratiqués; C.E. 03/02/86,
n°46805, RJF 4/86, n°449.
- les provisions réintégrées par
l'administration ; C.E. 11/01/1985, n°36783, RJF 3/85, n°361 ; C.E.
14/03/84, n°33 188, DF 84, n°30, comm.1416, concl. RACINE.
- les frais généraux ; C.E. 09/01/1985,
n°40589, RJF 3/85, n°369.
- les déficits d'années antérieures
reportés sur les bénéfices d'années
ultérieures ; C.E. 22/07/1977, n°602, RJF 10/77, n°560 ; C.E.
11-01-1993, n°8985 et 8986, S.A Georges Best, R.J.F. 3/93, n°429.
8 C.E. 20 mai 1998, req. n°159877, Sté Veticlam,
D.F. 1998, n°44, comm. 979, p.1389, concl. de M. le commissaire du
gouvernement J. ARRIGHI de Casanova.
9 Cad alors même que l'administration supporte la charge
de la preuve. ( Puisqu'il y a mise en oeuvre d'une procédure de
redressement contradictoire.)
justifier des charges que l'administration a
réintégrées dans ses résultats de l'exercice clos
le 31 janvier 1986 >>1.
Il convient de préciser que cette charge de la preuve par
nature, qui incombe au contribuable « dans tous les cas >>2, a ses
justifications.
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