A) Le respect des droits fondamentaux
Les droits garantis par les instruments pertinents en
matière de droits de l'homme n'ont
pas le même statut.
Cette hiérarchisation au sein des droits de l'homme a
été pour la première fois élaborée par
madame Nicole Questiaux, en sa qualité de rapporteur
spéciale de la Sous- Commission des droits de l'homme des Nations
Unies sur les états d'exception.
« Nous avons souligné que si les instruments
pertinents admettaient que certains droits puissent être
limités dans leur exercice, voire provisoirement suspendus dans certains
cas (intangibilité relative), il en existait d'autres qui
devaient être intégralement préservés même
en cas de circonstances exceptionnelles (intangibilité absolue) »
(96).
Il existe donc au sein des droits de l'homme des droits
insusceptibles de faire l'objet de restrictions (1) et des droits susceptible
de faire l'objet de restrictions (2).
96) Rapport sur les conséquences pour les droits de
l'homme des développements récents concernant les situations
dites d'état de siège
ou d'exception, doc. E/CN.4/Sub.2/1982/15, p.15.
1) Les droits insusceptibles de faire l'objet de
restrictions
Le noyau dur des droits de l'homme est très réduit
: seuls quatre droits figurent, au titre des
droits intangibles, dans les trois conventions (97).
Il s'agit du droit à la vie (98), du droit de
ne pas être soumis à la torture, ni de subir de
traitements inhumains ou dégradants (99), de l'interdiction de
l'esclavage et de la servitude (100), et du principe de la
légalité des délits et des peines (101).
Seule l'interdiction de la torture (a) et le principe de
légalité des délits et des peines (b),
mériteront une attention particulière.
a) L'interdiction d'être soumis à la
torture
L'interdiction de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants consacre,
comme l'affirme fortement la Cour européenne des
droits de l'homme dans sa décision
« Soering c. Royaume-Uni » du 7 juillet 1989,
« l'une des valeurs fondamentales des sociétés
démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe » (102).
L'article 3 de la Convention européenne des droits de
l'homme, prohibe de façon absolue la torture et les peines ou
traitements dégradants en ce qu'elle constitue une
négation de la dignité inhérente à la personne
humaine (103).
L'interdiction du recours à la torture par les Etats
constitue un droit intangible, il ne ménage aucune exception.
Le droit qu'il garantit ne peut faire l'objet ni de limitations
pour cause d'ordre public dans son exercice, ni même de
dérogations.
L'Etat ne peut suspendre la jouissance et l'exercice en
cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation.
Le droit de ne pas subir de torture ou de traitements inhumains
ou dégradants fait partie du noyau dur de La Convention.
Ce droit est applicable à toute personne, en tout
temps et en tous lieux. Il est l'un des éléments centraux
du « patrimoine commun » des Etats européens,
évoqué dans le Préambule
de la Convention.
97) Convention européenne des droits de l'homme,
Convention Américaine des droits de l'homme, Pacte relatives aux droits
civils et
politiques.
98) Article 6 du PIDCP, article 2 de la Conv. eur. dr. h. ,
article 4 de la CADH.
99) Article 7 du PIDCP, article 3 de la Conv. eur. dr. h. ,
article 9 de la CADH.
100) Article 8 § 1.2 du PIDCP, article 4, § 1 de la
Conv. eur. dr. h, article 6 de la CADH.
101) Article 15 du PIDCP, article 7 de la Conv. eur. dr. h. ,
article 9 de la CADH.
102) Arrêt « Soering c. Royaume-Uni » du
7 juillet 1989, Série A n° 161 § 88.
103) Article 3 : »Nul ne peut être soumis à la
torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
»
Les autres instruments conventionnels de protection, qu'ils
soient universels (Pacte des droits
civils et politiques du 16 décembre 1966) ou
régionaux (Convention américaine des droits de l'homme),
édictent une interdiction absolue en la matière.
Il n'y a que la Charte africaine des droits de l'homme et des
peuples du 28 juin 1981 qui ne distingue pas de droits intangibles parmi les
droits qu'elle énonce.
Le droit de ne pas subir de traitements contraires
à la dignité de l'homme doit donc être
considéré comme un attribut inaliénable de la
personne humaine, fondé sur les valeurs communes à tous les
patrimoines culturels et systèmes sociaux.
Les Etats ont non seulement une obligation négative de
ne pas pratiquer la torture, mais aussi une obligation positive de
protéger toute personne relevant de leur juridiction, contre une
situation où le risque d'être soumis à la torture est
grand.
La cour interaméricaine des droits de l'homme a
confirmé cette approche dans son arrêt du
29 juillet 1988 « Velasquez Rodriguez c. Honduras
».
Dans cette affaire il été question de «
disparitions forcées ».
Au cour de cette affaire la Cour a jugé que,
dans le domaine du droit à l'intégrité de la
personne (prévue par l'article 5 de la convention
américaine des droits de l'homme), la convention fait peser sur
l'Etat non seulement le devoir de ne pas violer ce droit, mais aussi
« un devoir de prévention » des violations du
droit à l'intégrité physique (104).
La lutte contre le terrorisme ne saurait justifier une quelconque
atteinte à ce droit. Le Conseil
de l'Europe l'a bien rappelé lorsqu'il a affirmé au
point IV des lignes directrices sur les droits
de l'homme et la lutte contre le terrorisme :
« Le recours à la torture ou à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants est prohibé
en termes absolus, en toutes circonstances, notamment lors de
l'arrestation, de l'interrogatoire et de la détention d'une
personne soupçonnée d'activités terroristes ou
condamnée pour de telles activités, et quels qu'aient
été les agissements dont cette personne
est soupçonnée ou pour lesquels elle a
été condamnée. (105) »
La cour a eu l'occasion de rappeler l'obligation de ne pas
déroger à l'article 3 et ceci même dans le cadre de la
lutte antiterroriste dans un arrêt du 6 avril 2000, il s'agissait de
l'affaire
« Labita c. Italie ».
104) Cohen-Jonathan (G), « cour interaméricaine
des droits de l'homme. L'arrêt Velasquez », in RGDIP, 1990,
p.455.
105) Comité des ministres du Conseil de l'Europe,
« Lignes directrices sur les droits de l'homme et la lutte contre le
terrorisme/ Textes de références », in RUDH, 2002,
p.239.
La cour a réaffirmé cette obligation en des termes
dénués de toute ambiguïté.
« L'article 3 de la Convention, La cour l'a dit
à maintes reprise, consacre l'une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques.
Même dans les circonstances les plus difficiles,
telles la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la
Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou
traitements inhumains ou dégradants.
L'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en
quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la
Convention et des protocoles n° 1 et 4, et d'après l'article 15
§ 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger
public menaçant la vie de la nation (...).
La prohibition de la torture ou des peines ou traitements
inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de
la victime (...).
La nature de l'infraction qui était reprochée au
requérant est donc dépourvue de pertinence pour l'examen sous
l'angle de l'article 3 » (106).
Conçu comme une réponse aux crimes abominables
du nazisme, il était tout à fait naturel que cet article fasse
l'objet d'une attention particulière de la part de la Cour
européenne des droits de l'homme (107).
La cour européenne des droits de l'homme s'est
prononcée à de multiples reprises sur la violation
de l'article 3 par les Etats, notamment dans l'affaire «
Tomasi c. France » (108) du 27 août 1992 et dans l'affaire
« Aksoy c. Turquie » du 18 décembre 1996 (109).
Citoyen français, Monsieur Félix Tomasi est
arrêté par la police le 23 mars 1983 à Bastia (Haute-
Corse).
On le soupçonne d'être impliqué dans un
assassinat et une tentative d'assassinat perpétrés le 11
février 1982 par l'ex Front de libération nationale
de la Corse.Il est placé en garde à vue jusqu'au
25 mars 1983, date à laquelle il est inculpé et
placé en détention provisoire.
Il est pour finir acquitté par la Cour
d'assises. Le requérant se plaint d'avoir subi des
sévices durant sa garde à vue. Il est examiné par
plusieurs médecins qui constatent diverses lésions
corporelles.
Dans sa requête du 10 mars 1987 à la Commission, M.
Tomasi invoque la violation de l'article 3.
Le gouvernement reconnaissait ne pouvoir donner aucune
explication sur la cause des lésions, mais affirmait qu'elles ne
résultaient pas des traitements dénoncés par M. Tomasi.
106) Affaire « Labita c. Italie » du 6 avril
2000 (§ 119), in ACEDH, pp. 142-148.
107) Sudre (F), « L'article 3 », in Convention
européenne des droits de l'homme commentaire article par article, op
cit., p.156.
108) Affaire « Tomasi c. France » du 27
août 1992, in ACEDH, n°35, 1992, pp 163-167.
109) Affaire « Aksoy c. Turquie » du 18
décembre 1996, in Berger (V), Jurisprudence de la Convention
européenne des droits de l'homme, op cit., pp 31-34.
Tel ne fût pas l'avis de la cour, qui se fonde
sur plusieurs éléments. D'abord, nul ne peut
prétendre que les traces observées sur le
corps du requérant puissent remonter à une période
antérieure à l'arrestation ou découler d'une action de
l'intéressé contre lui-même ou encore d'une tentative
d'évasion.
De plus, dès sa première comparution devant le
juge d'instruction il signala les marques qu'il portait.
En outre, quatre médecins différents
examinèrent l'accusé dans les jours qui suivirent la fin de la
garde à vue et établirent des certificats médicaux
qui contiennent des observations médicales précises et
concordantes.
Ces certificats indiquent en outre les dates de
survenance de ses blessures, lesquelles correspondent à celles
du séjour dans les locaux de la police.
Il y a des éléments sérieux, conclu la cour,
pour conférer à ce traitement un caractère inhumain et
dégradant.
Les nécessités de l'enquête et les
indéniables difficultés de la lutte contre la
criminalité, notamment en matière de terrorisme, ne sauraient
conduire à limiter la protection due à l'intégrité
physique de la personne. La cour a donc conclu à
l'unanimité qu'il y avait eu violation de l'article 3.
Dans l'affaire « Aksoy c. Turquie » du 18
décembre 1996, les faits étaient les suivants.
M Zéki Aksoy, métallurgiste turc né en 1963
et vivant à Mardlin, est arrêté et placé en garde
à vue au siège de la sécurité de Kiziltepe vers la
fin de novembre 1992.
On le soupçonnait d'être un membre actif du
PKK. Il est détenu quatorze jours. D'après le
requérant, la police lui a fait subir, entre autres, une forme
de torture connue sous le nom de
« pendaison palestinienne ».
Il a été complètement
déshabillé, ses mains ont été liées dans le
dos et enfin il a été pendu par les bras. On lui aurait aussi
infligé des décharges électriques dans les parties
génitales, on lui aurait donné des coups de pied et des
gifles.
Selon lui, par suite de la pendaison il a perdu l'usage
de ses bras et de ses mains. Le gouvernement, en revanche, affirme que
les griefs du requérant sont dénués de tout fondement.
Le 8 décembre 1992, l'intéressé est
traduit devant le Procureur de Mardlin qui, après l'avoir
interrogé, ordonne sa libération.
Relâché le 10 décembre,
l'intéressé est hospitalisé le 15 décembre et
l'on diagnostique une paralysie bilatérale des avant-bras qui
nécessitait la pose d'éclisses.
Il demeure à l'hôpital jusqu'au 31 décembre,
date à laquelle il quitte l'hôpital de son propre chef.
Le 21 décembre, le procureur a prononcé le
non-lieu.
Dans sa requête du 20 mai 1993 à la Commission, M.
Aksoy allègue une violation de l'article 3
de la Convention européenne des droits de l'homme.
Le 20 avril 1994, ses représentants
informent la Commission qu'il a été tué par
balles le 16 avril.
Ils allèguent que le 14 avril, le requérant a
reçu des menaces de mort afin qu'il retire sa requête à
la Commission.
La Commission a constaté entre autres que M.
Aksoy avait été soumis à la « pendaison
palestinienne », ce qui signifie qu'on lui avait ôté tous ses
vêtements et lié les mains au dos, puis qu'on l'avait suspendu par
le bras.
D'après la cour, ce traitement ne peut avoir
été infligé que délibérément. En
effet sa réalisation exigeait une dose de préparation et
d'entraînement.
Il apparaît avoir été administré
dans le but d'obtenir du requérant des aveux ou des informations. Hormis
les graves souffrances qu'il doit avoir causées à
l'intéressé à l'époque, les preuves
médicales montrent qu'il conduit à une paralysie des deux
bras, paralysie qui mit un certain temps avant de disparaître.
Ce traitement était d'une nature tellement grave et
cruelle que l'on ne peut le qualifier que de
« torture ».La cour a donc conclu qu'il y avait eu
violation de l'article 3 (huit voix contre une).
Cette interprétation restrictive de la Cour est pleinement
justifiée par le caractère monstrueux et inhumain de la
torture.
L'interdiction de la torture ne doit souffrir d'aucune exception,
quelque soit « le caractère brûlant des enjeux en temps de
crise », selon l'expression de Patrick Wachsmann (110).
La lutte contre le terrorisme ne saurait en aucune façon
constituée une exception à ce principe fondamental.
Les brutalités policières lors d'une arrestation
(111), l'isolement prolongé (112), le fait d'incendier
des maisons d'habitation dans un village (113) sont
considérés comme des traitements inhumains
et dégradants, la lutte contre le terrorisme ne pouvant
justifier de telles pratiques. Le recours à la torture constitue un
crime de guerre selon le statut de la Cour pénale internationale
adopté le 17 juillet 1998, il est donc susceptible d'être
poursuivi sur le plan international devant cette juridiction.
Malheureusement le refus des Etats-Unis de ratifier le statut de
la Cour pénale internationale ne permettra jamais qu'une
véritable justice soit rendue aux malheureux prisonniers irakiens
torturés
ignominieusement par des militaires américains dans la
prison irakienne d'Abou Ghraïb.
110) Wachsmann (P), Les droits de l'homme (connaissance du
droit), op cit., p.62.
111) Voir CEDH, « Tomasi c France » du 27
août 1992
112) Voir CIADH, « Velasquez Rodriguez c. le Honduras
» du 29 juillet 1988
113) Voir CEDH, « Selçuk et Akser c. Turquie
» du 24 avril 1988.
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