De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
C- Un idéal périssableCet idéal d'égalité, ce projet de « régulation sociale inspirée par une éthique du respect »66(*), cette quête en somme d'une bonne distance linguistique se heurte cependant à quelques difficultés majeures : comment expurger la langue de tous ses termes non respectueux ? Et face à cela sommes-nous aptes à trouver suffisamment de mots faisant office de remplaçants ? Puisque le politiquement correct s'adresse à tous, comment exprimer ce qui doit être à la fois honnête et acceptable par tous ? Dans son projet d'expurger de la langue tous les termes non respectueux, le langage précieux du 21e siècle se trouve confronté à un nouveau défi : trouver des mots en mesure de remplir cette mission. Cette quête quasiment philosophique que ce phénomène veut infliger à la langue, est en fait la poursuite d'une langue moralement et éthiquement neutre67(*). Convaincu de l'existence d'une objectivité des faits en dessous des mots, donc de mots non connotés pouvant rendre compte de la réalité le politiquement correct poursuit le souhait de créer des mots nouveaux valorisant les groupes dont l'importance a été étouffée. Dans son aspect positif, il vise alors à une amélioration de la langue. Or, cette entreprise d'épuration lexèmique au profit d'une langue idéale filtrant toutes ses scories semble bien illusoire. Cette utopie ne fait qu'incarner l'échec du mythe babélien, l'avatar de la quête d'une langue parfaite. La conviction énoncée par le politiquement correct est erronée. Une langue pure ne peut exister dans la mesure où aucun mot existant ne peut être neutre. La sémantique ne peut se détacher de son enracinement à la réalité, à la vie elle-même. La difficulté inhérente de cette démarche réside donc dans son ignorance des mécanismes du fonctionnement du langage : « Le langage n'est jamais neutre et par définition ne peut pas s'empêcher d'exprimer les rapports de force, les valeurs et les croyances d'une société (...) les appellations ethniques offrent de nombreux exemples de l'impossible quête du terme neutre. Le terme `Hispanique' a été jugé par certains comme ethnocentriques car il ne valorise que la souche espagnole (...) le terme `Latino-américain', jugé plus politiquement correct fait cependant trop référence à l'une des sources même de la civilisation européenne »68(*). La recherche d'un mot dénué de toute connotation, s'avère donc être infructueuse, pour la simple et bonne raison que la recherche d'un terme neutre, non ethnocentrique, non moralisant ... bute tout simplement sur l'absence d'un tel terme dans la langue. Certains ont donc orienté la quête de la langue parfaite vers le langage scientifique ou juridique, censé garantir une vision objective et délivrer une valeur informationnelle, détachée de toutes connotations. Cette tentative qu'A.Semprini qualifie de « fuite lexicologique »69(*) ne permet ni de résoudre la quête du politiquement correct, ni de prouver l'existence de termes neutres. Et même la plupart des définitions proposées par les dictionnaires concernant telle ou telle entrée ne peut y prétendre. Un mot est toujours défini, compris, utilisé dans une situation d'énonciation, d'un émetteur à un récepteur, selon un contexte qui lui est propre. Ainsi, la définition d'un mot dépend forcément « de la disposition de ressources cognitives, culturelles, d'un horizon d'attentes qui accentuent la réception »70(*). La quête engagée ici vise à une sémantique absolue récusant les valeurs monoculturelles, mais sans prendre en compte l'hétérogénéité des réceptions. Le fait que la signification d'un mot soit enfermée dans de telles exigences et soit dépendante d'une condition de réception, prouve que la quête d'une langue neutre est impossible. La conviction de l'objectivité des faits linguistiques, et donc de l'existence d'un langage non connoté pouvant en rendre compte, est parfaitement illusoire. Cette quête d'une langue respectueuse refusant certaines des valeurs communément admises représente l'aporie des temps modernes. Le politiquement correct, qui reste convaincu de son combat et des moyens pour le mener, continue, dans une sorte d'aveuglement dépassant la simple utopie, à régner contre un monde d'inégalité, à renier la philosophie de Thomas Hobbes, illustrant le schème de l'homme seul contre tous. Et si, pris d'une éternelle et inévitable frustration, le politiquement correct ne peut changer les mots, alors il commencera au moins par changer le monde. 4) Le jour où Candide rencontra Pollyana : de la muse à l'icône Au 18e siècle, Voltaire, jouant du climat de l'époque écrit Candide, conte philosophique dans lequel il dénonce, plein d'ironie, les partisans de l'optimisme. Le héros de ce conte vit dans le château de son oncle, le baron Thunder-ten-tronkh où il mène une existence idyllique : « Il y avait en Vestphalie (...) un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces (...) il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple (...) on le nommait Candide ». Jeune homme répondant donc parfaitement, et non sans hasard, à la signification de son prénom (du latin Candidus, blanc et par extension, honnête, naïf) il est élevé par son précepteur Pangloss « oracle de la maison » (en grec : « qui parle sur tout et tout le temps ») et ses sophismes lénifiants dans l'idée que « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles». Illustrant la philosophie de Gottfried Wilhelm Leibniz qui avance que Dieu a crée le monde le plus harmonieusement possible, Pangloss fait de son élève, un esprit étroit. Litanie largement reprise, Candide est l'incarnation même de la foi dans la mesure où il croit tout ce qu'on lui dit. Ainsi, sera-t-il dérouté, effrayé, muet, lorsque chassé de l'Eden de son oncle suite à sa relation avec Cunégonde, la fille de ce dernier, il se retrouvera confronté à « la vraie vie », à la souffrance, à la méchanceté. Dès lors, comment mettre des mots sur des réalités méconnues ? Au-delà de la signification intentée au conte par son auteur, une évidence surgit pour certains lecteurs, celle d'un monde autre, qui peut si on y croit, être meilleur. Le refrain de Candide, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », emprunt d'une utopie certaine rencontre de fait, divers échos, et est récupéré par le mouvement politiquement correct qui en fait son leitmotiv. Un autre personnage fictif, une jeune fille cette fois-ci, trois siècles plus tard, va également servir à posteriori, les rangs de la noble bienséance. C'est en effet en septembre 1993 que G.Racle publie un article dans la revue « Communication et langages », consacré au « principe de Pollyana ». Si ce nom est quasiment inconnu en France c'est que le phénomène est anglais : « The Pollyana Principle » apparaît au début du 20e siècle sous la plume de l'écrivaine Eleanor Porter. C'est en fait en 1913 que naît la petite Pollyana, héroïne candide par excellence qui ne voit toujours que le bon côté des choses, et qui trouve vie en 1960 sous les coups de crayons de Walt Disney. Ce roman va notamment intéresser deux psychologues anglais, M.Matlin et D.Stang, qui sans aller jusqu'à donner le nom de Pollyana à un complexe psychanalytique vont s'interroger sur la capacité de cette jeune fille imaginaire a positiver systématiquement sa vision des choses et du monde. Formulant quelques théories, les deux psychologues présentent le principe de Pollyana comme : « Un mécanisme psychologique qui incite toute personne normale à préférer les aspects positifs ou favorables des choses, à favoriser le beau, l'agréable, le bienséant dans tous les domaines »71(*). Dès lors, certaines études concernant le politiquement correct évoqueront le nom de Pollyana comme son illustration même. Ici, plus encore que chez Candide où le positivisme ne se résume qu'à une personne, la croyance, la foi en la bonté et en la beauté du monde extérieur se traduit par un mode de pensée qui a inévitablement des répercussions dans le langage. Les études anglaises menées à ce sujet constatent que les mots « désagréables », sont soit connotés positivement, soit présentés comme secondaires donc très peu utilisés, voir annihilés sous une forme stratégique qui n'est pas sans rappeler la Novlangue : il n'existe rien de « très mauvais », puisqu'au pire cela est « plutôt bon » ou « pas très bon ». Ainsi de la même façon, les sujets de conversation perçus comme désagréables sont mis de côté. On change alors le monde par les mots qu'on choisit de dire ou de taire. Les mots bonifient le monde et font disparaître les maux. Sorte de magie linguistique du quotidien, ce n'est pas tant que Candide et Pollyana s'amusent à jouer à « motus et bouche cousue », c'est simplement qu'ils ne perçoivent pas concrètement le mal (au sens général) dans la mesure où ils ne peuvent le désigner. Et de façon plus anodine encore, l'emploi des mots plaisants étant supérieur aux mots désagréables, nos deux héros inaugurent ce que tout un chacun dira spontanément, sans même se rendre compte de ce qui se cache derrière. Nous ne demanderons jamais « ce plat est-il mauvais ? », mais toujours « ce plat est-il bon ? ». Il y a alors dans cette langue pesée et mesurée un calcul précis devenu inconscient, de ce qu'on entend transmettre par telle ou telle question. Le fait de préférer utiliser ici un adjectif positif c'est d'une certaine façon, gager que l'interlocuteur répondra sur le même ton. Cette propension généralisée au positivisme est présentée par deux autres chercheurs, C.Osgood et M.Richards, travaillant sur le principe de Pollyana, de la façon suivante : si les hommes préfèrent utiliser des mots à connotations mélioratives plutôt que péjoratives, c'est que, bien plus qu'une forme d'utopie excessive, ils ont depuis toujours associé la normalité au positif et par un revers manichéen qu'on devine, l'anormal au mauvais, au négatif : « De temps immémoriaux, les humains ont trouvé que la croyance est meilleure que le doute, la certitude que l'incertitude, la plénitude que la pénurie, l'affirmation que la négation et la congruité que l'incongruité »72(*).
Ce besoin d'utiliser et de s'approprier les mots plaisant d'un discours semble quasiment relever du pathologique. L'association pensée aimable - mots plaisants se présente comme l'équation à retenir. Médicament miracle ou placebo, le politiquement correct, illustré par ses deux enfants, cherche dorénavant à trouver une place dans les dictionnaires qui s'entendent à faire de lui, semble-t-il, un phénomène linguistique majeur. * 66 A.Semprini, Le multiculturalisme, p. 18 * 67 Ce que confirme, nous l'avons déjà évoqué, la théorie du « programme de déconnotation » révélée par A. Semprini. * 68 A.Semprini, Le multiculturalisme, p.48 * 69 Id., p.50 * 70 A.Semprini, Op.cit * 71 Site www.ottawa.blog * 72 Id. |
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