De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
A- La langue des « Droits de l'Humain »
Puisque bien sur on ne dit pas « Droits de l'Homme » pour n'exclure personne, le politiquement correct se veut porteur d'un flambeau de l'universel, de l'humain, qui réunirait et réconcilierait tous les hommes. Pour cela, la langue doit être passerelle vers un monde nouveau mettant fin à la souffrance telle que J-J. Rousseau la préfigurait dans son Discours sur l'origine de l'inégalité : « Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent, devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l'inégalité et vers le vice ». Criant l'évidente nécessité d'un nouveau type de discours, la douce émergence du politiquement correct s'annonce comme une recherche utopique, une idéologie permettant à ceux qui ne sont pas « les plus beaux, les plus forts » d'être tout de même considérés, d'exister. Enrôlé dans une volonté d'anéantissement du vice et de l'inégalité, symptôme d'un désir d'évolution, le politiquement correct se lance dans la recherche d'une dignité verbale, en tant non pas que discours, mais bien comme opinion d'un universel acceptable. L'utopie poursuivie est donc celle d'une langue moralement neutre, capable d'attribuer à chaque individu la place dont il a besoin. Sorte de consensus, le mouvement politiquement correct prône une idéologie abolissant toute critique. Pour ce faire, il va tenter, via un discours travaillé, de mettre fin à tout type de stéréotypie en tant que croyance sociale non fondée. Étant entendu que le stéréotype apparaît comme un schème collectif figé, comme une « représentation collective constituée par l'image simplifiée d'individus »57(*), il peut se présenter comme vrai. Et le discours politiquement correct essaie justement de lutter contre les nombreux préjugés responsables de la souffrance de telle ou telle communauté. Refuser la stéréotypie c'est donc garantir le respect de ceux qui sont moqués ou exclus. Nier le stéréotype du juif cupide ou du noir fainéant, c'est assurer à tous les hommes, un seul et même traitement, un seul et même droit, celui de l'humain. Le politiquement correct, discours sans stéréotypes, vise donc ce qui ne doit pas se dire, ce qui implique forcément la traduction d'un système à l'autre, c'est à dire du faux en vrai et réciproquement. L'idée fantasmatique de la dénotation transparente ne peut s'exercer sans « un programme de déconnotation »58(*) manière en somme de débaptiser les termes incluant la moindre connotation péjorative. Nous le verrons plus longuement mais différents procédés vont permettre d'évincer de la langue française les « aveugles », les « nains » et autres « gros », pour leur préférer des équivalents entièrement dénotatifs. L'idéal visé est celui d'une communication indolore empêchant tout excès dans le langage. À ce sujet, une anecdote relevée dans le journal Libération prouve la conviction que le politiquement correct entretient pour la théorie des mots neutres : en 1998, un sondage américain avait lancé une campagne d'opinion contre un dictionnaire américain de référence, en l'obligeant à expurger de ses pages, les mots injurieux, « partant de l'idée qu'on peut lutter contre la haine raciale en neutralisant le langage »59(*). C'est donc lancé dans une quête de français standard, neutre, « bon usage », que le politiquement correct s'élance, convaincu de l'existence du degré zéro dans la langue. B- Une naïveté originelle
Néanmoins on ne peut que constater la crédulité certaine qui réside dans le fait de croire que, dès lors qu'on épure un mot dépréciatif, son équivalent bienséant, parce qu'il sera plus « chaleureux », va en changeant le terme, changer l'état même de la chose. Pressentie comme une formule chimique, la disparition des termes discriminatoires doit entraîner la suppression même du mal. C'est en tout cas le leurre qu'entretiennent le politiquement correct et l'utopie qu'il vise. C'est également le fondement de la théorie du philosophe Pierre-André Taguieff60(*). Ce dernier dénonce « l'eugénisme lexical » 61(*) qui envahit notre époque et nous pousse à croire que les mots guérissent les maux en se substituant à d'autres mots. Effectivement, parce que nos paroles nous apparaissent laides, on veut les dire autrement. Ce besoin vise l'épuration des scories de la langue par des termes abstraits, des descriptifs neutres qui, renvoyant à une idéologie nouvelle, empêcheraient alors toute hiérarchie ou discrimination entre les êtres : « Parler au neutre c'est masquer de fait les problèmes, et le social use du neutre universel pour cacher l'inégalité »62(*). Projet de renouvellement social, ce nouveau type de langage apparaît comme l'instrument d'un hypothétique changement. Il offre à ses locuteurs un point de vue mythique puisqu'il identifie la pensée à l'existence. Il cherche à instaurer en tous la conviction que la parole est magie puisqu'elle fait apparaître la réalité qu'elle embellit ensuite. S'engageant dans un véritable plaidoyer, beaucoup vont prôner la principale raison d'être du politiquement correct, et la mission qu'il promet de respecter : préserver les droits de toutes les minorités. Ainsi, le mouvement va reposer sur l'abolition progressive des différences et des injustices. Il s'offre comme un langage salvateur qui permet d'influer sur les moeurs et les coutumes. Le politiquement correct à la française est donc in fine un exercice de style qui polit la langue, l'embellie « la débarrasse de ses angles vifs pour qu'elle ne soit plus blessante »63(*). Cette alliance idéale entre la langue et une volonté de respect des minorités contribue à créer un cocon sociolinguistique qui met beaucoup de monde, si ce n'est tout le monde, à l'abri de stéréotypes sournois ou de propos désobligeants. La règle d'or est bien celle consistant à ne froisser aucune sensibilité, d'où finalement, bien plus qu'une utopie, la sensation que le politiquement correct est l'incarnation linguistique de la compassion, de la charité pour tous. Chaque personne a en elle un potentiel de différence et c'est ce que ce phénomène exploite en asseyant l'humain dans une dénomination qui ne le marginalisera pas, à tel point qu'« on en vient presque à héroïser les victimes »64(*). De la courtoisie à la revendication d'une dignité humaine, le politiquement correct panse les plaies, soigne les blessures et, plus que tout autre breuvage miraculeux, entend guérir les esprits néfastes pour les convertir à l'utopie ambiante. Comme s'il y avait ici et maintenant, un besoin de s'excuser de toutes les atrocités commises jadis. Alors on demande le pardon en instaurant cette culture du repentir puisque « c'est dans l'air du temps (...) les mots pansent les maux »65(*), un peu comme si la quête de l'agréable était infinie. * 57 M.Margarito, Stéréotypes..., p.266 * 58 Terminologie empruntée à A. Semprini, Le multiculturalisme * 59 P.Sabatier, article du mois de février 1999 * 60 Sujet évoqué par P.Merle, Le prêt..., p.97 * 61 Article du journal Le Point, 10 juin 1995 * 62 Geneviève Fraisse, la Philosophie, citée par J-L.Chiflet, Et si on appelait... * 63 S.Brunet, Les mots..., p.233 * 64 J-C Boulanger, Aspects de l'interdiction dans la lexicographie contemporaine, cité par S.Brunet, id., p.145 * 65 P.Merle, Le prêt à parler, p.120 |
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