De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
B- Un cas pratique : Le nouveau petit LittréDans cette société où le politiquement correct est sacralisé, tout écart aux convenances environnantes, est perçu comme blasphématoire. C'est ainsi que Le nouveau petit Littré édité aux éditions Garnier en juin 2005, va susciter émois et polémiques de toutes parts.
Ce dictionnaire dirigé par Jean Pruvost, professeur à l'université de Cergy-Pontoise et directeur du centre Métadif-CNRS et Claude Blum, professeur à l'université de la Sorbonne, se présente comme la mise à jour d'un dictionnaire de référence du 19e siècle, celui d'Émile Littré. Se voulant « dictionnaire usuel », cette actualisation a l'intérêt d'offrir un nouveau regard sur l'oeuvre d'E.Littré et de refléter le langage courant du 21e siècle. Mis en vente dès la rentrée de septembre 2005, Le nouveau petit Littré bénéficiant pourtant d'une bonne opération marketing avec affiches et publicité (il est présenté dans 130 magasins Maxi Livres comme « le bon plan de la rentrée »), va rapidement être retiré de la vente. Suite à un « bug informatique » pour reprendre le titre de l'article55(*) du quotidien Le Monde, les alinéas sensés permettre de distinguer les définitions réactualisées des définitions originelles, semblent avoir disparus lors du traitement informatique ou de l'impression. Dès lors, on trouve à certains articles du nouveau petit Littré, des définitions plus que contestables d'un point de vue idéologique et éthique : - Arabe : « Qui est originaire d'Arabie. Fig. Usurier, homme avide (...) » - Communisme : « Système d'une secte socialiste qui veut faire prévaloir la communauté des biens (...) » - Ghetto : « Quartier d'une ville où vit essentiellement une population juive » - Jaune : « Race jaune ou mongolique (...) Subst. Les jaunes, les hommes de la race jaune » - Juif : « (...) Être riche comme un Juif, être fort riche. Fig. et famil. Celui qui prête à usure ou qui vend exorbitamment cher, et en général quiconque cherche à gagner de l'argent avec âpreté » - Nègre : « (...) Qui appartient à la race des nègres ». Ainsi, il est bien légitime de protester contre ces définitions. La « coquille » ou le problème informatique responsable de cet oubli d'espace a évidemment entraîné des erreurs d'interprétation et a valu au nouveau petit Littré diverses accusations de racisme et d'antisémitisme. C'est notamment le MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples) qui va se saisir de l'affaire et qui, sans chercher à connaître les raisons de telles définitions va s'insurger lors d'un communiqué, le 23 septembre 2005, contre la publication de ce dictionnaire : « Le MRAP (...) exprime son indignation devant la parution de ce dictionnaire, qui se veut être un outil culturel de référence, alors qu'il est truffé des pires stéréotypes racistes que l'on croyait révolus ». Le mouvement va également exiger le retrait des ventes du dictionnaire : « Aussi le MRAP vient demander (...) l'arrêt immédiat de la commercialisation dudit ouvrage. Il appelle les libraires, les diffuseurs, et les enseignants à boycotter ce dictionnaire indigne ». Dès lors, Le nouveau petit Littré n'est plus que l'ignoble dictionnaire qui participe à la diffusion, à la banalisation, et en tant qu'ouvrage référant des normes, à la légitimation de stéréotypes raciaux, ce qui est encore plus grave. Très vite, la maison d'édition Garnier rappelle les 30 000 exemplaires publiés et retire l'ouvrage de la vente, face à un politiquement correct en plein apogée, qui tente de faire appliquer son idéologie. Le MRAP, participant au symbole du refus de la discrimination, de la lutte contre l'intolérance, est pris au sérieux et porté par la force de notre société bienséante. C'est donc le lendemain même du communiqué du MRAP que les salariés de Maxi-Livres reçoivent une brève note leur ordonnant de renvoyer tous les exemplaires du dictionnaire à l'éditeur « certaines définitions datant du 18e et du 19e siècles exigeant impérativement une actualisation ». Si l'adverbe « impérativement » confirme l'aspect dramatique de la situation, la note n'évoque ni la plainte déposée par le MRAP, ni la vraisemblance de l'erreur informatique à l'origine du problème. À croire ici que la pression que sous tend le politiquement correct est trop imposante. Afin de se dédouaner de toute responsabilité, les syndicats de l'entreprise Maxi-Livres vont se saisir de l'affaire : « Devant l'énormité catastrophique de ce choix de vente, nous sommes en droit de nous interroger sur les intentions et la compétence réelle de notre direction qui, de par son irresponsabilité, nuit gravement à l'image de notre Enseigne et nous met (...) dans une position plus que difficile vis-à-vis de nos clients »56(*). Ici, l'exigence d'une omnipotente bienséance a pris le dessus, et malgré l'article du Monde précisant les causes de la faute, Le nouveau petit Littré a souffert de cette médiocre publicité. C'est donc afin de rétablir la vérité et de calmer l'effervescence négative suscitée par ce scandale dictionnairique que la réédition de 2006 mentionne dans un avant propos l'évolution diachronique des définitions, en faisant clairement apparaître à chaque article les sens issus du dictionnaire d'É.Littré du 19e siècle. Cette polémique assoie de façon toujours officielle, le règne du politiquement correct, et démontre l'intégrité de sa démarche exigeant ici une seconde reformulation des définitions originelles du Littré. Mais cet incident dictionnairique permet surtout de présenter la nature première du politiquement correct, sa dimension utopique. 3) Un utopique aveuglement : la quête effrénée d'une langue parfaite « Les paroles changent le monde, le monde change de paroles » (S. Brunet) * 55 Article du 30 septembre 2005 * 56 Toutes ces citations sont extraites du site www.paris.indymedia.org |
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