L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
B. Un risque latent d'une divergence d'interprétation des textesDevant l'imprécision de la notion des droits de l'homme, la multiplicité des textes de référence, la consécration d'un « ordre juridique autonome » de la CEDEAO, une divergence d'interprétation entre la Cour de justice communautaire et les autres Cours internationales pourrait se poser. Selon le professeur H. Ascensio, « les imprécisions, les lacunes, les incertitudes ne constituent nullement du droit. La fonction du juge est d'y pourvoir »303(*). En effet, les droits de l'homme n'étant pas des notions absolues et statiques, mais toujours très étroitement liées aux sociétés qui les appliquent, chaque juge interprétera un texte en fonction de sa formation, du milieu où s'applique le traité. C'est dire donc sous ce registre que « la technique d'interprétation est indissociable de la subjectivité de l'interprète »304(*). La subjectivité de l'interprète va se matérialiser par le choix de techniques interprétatives permettant soit la préservation de l'intérêt étatique,soitcelle de l'intérêt individuel. Cependant, P. Bercis annonce qu'une « conception statique des droits de l'homme dans un monde dynamique est par avance vouée à l'échec »305(*). Mais une interprétation « dynamique » ou « évolutive » ne risquerait-elle pas d'aboutir sur une contrariété de jurisprudence ? Si des divergences existent sur l'interprétation d'un même texte, qu'en sera-t-il si le juge travaille avec une panoplie d'instruments ayant chacun son propre mécanisme de sanction ? Il faut admettre avec Ascensio que « l'activité juridictionnelle n'est pas un jeu de loterie, ni un automatisme »306(*), mais relève d'une dynamique d'interprétation en fonction des cas présentés. Ce qui laisserait a priori ouverte la possibilité d'une interprétation autonome dans le cadre de la CJ CEDEAO. L'interprétation d'un texte ne relèverait-elle alors pas de la culture des juges et du milieu de sécrétion des instruments ? Le contenu évolutif des traités influe obligatoirement sur les méthodes d'interprétation. Instruments vivants, selon Sébastien Touzé « les traités des droits de l'homme doivent être continuellement mis à jour afin de rester dans les aspirations dans lesquelles ils évoluent, s'appliquent et sont invoqués »307(*). A cette fin, les organes de protection peuvent réévaluer le critère finaliste objectif aux dépens des critères de l'intention initiale des parties. Le choix du référentiel peut se fonder sur l'interprétation téléologique qui pourra de ce fait étendre la portée des droits garantis. La démarche qui peut dépendre de facteurs extra-juridiques est développée sur la base d'une alternative interprétative oscillant entre l'interprétation assurant le meilleur droit en l'espèce et un équilibre entre intérêt général et droits individuels. En effet, au regard des différentes conventions de droits de l'homme, les organes juridictionnels et quasi-juridictionnels de protection des droits de l'homme disposent d'une compétence générale d'interprétation et, à ce titre, peuvent mettre en oeuvre l'ensemble des techniques interprétatives à leur disposition308(*). On peut donner l'exemple de divergence jurisprudentielle en se référant aux rapports entre la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg sur l'interprétation et l'application de la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour de justice des Communautés n'est pas juridiquement liée par l'interprétation des articles de la Convention donnée par les organes de Strasbourg309(*). Naturellement donc ceci peut entrainer des divergences d'interprétation. A titre illustratif, la Cour de justice a jugé que le droit au respect du domicile ne s'appliquait pas aux locaux commerciaux310(*) contrairement à la Cour européenne des droits de l'homme311(*). Il peut s'agir également de divergences virtuelles312(*). Evidemment, l'uniformité du Droit européen semble menacée313(*). Le même raisonnement peut être fait s'agissant de l'organe judiciaire de la CEDEAO. La haute Cour de justice fait référence à la Charte africaine et non à l'interprétation donnée par la Cour africaine. La CJ CEDEAO et la Cour africaine deviendront-elle des « soeurs-ennemies » ? Ce qui risquerait d'aboutir sur une anarchie jurisprudentielle ou pire encore une « guerre des juridictions ». Mais on pourrait se demander si la Charte peut être séparée de son interprétation, lorsqu'on songe un tant soit peu à la jurisprudence de la Cour continentale qui a toujours affirmé que la Charte est un instrument vivant et doit être interprétée à la lumière du progrès du monde moderne. Une divergence de jurisprudence peut donc naître en l'absence d'une coordination et d'un minimum de centralisation entre les deux juridictions ; ce n'est nullement pour dire que la CJ CEDEAO doit allégeance et révérence à la Cour africaine. On s'imagine sans peine le désarroi du justiciable confronté à des législations concurrentes et potentiellement dissonantes. Si la CJ CEDEAO interprète le contenu d'un droit fondamental d'une manière différente de celle de la Cour africaine, il y a un réel danger que l'autorité de l'une des deux soit ébranlée. Gare à celui qui rendra une mauvaise jurisprudence car prévient l'éminent professeur Karagiannis « une mauvaise jurisprudence en droit international ne pouvant pas être facilement corrigée, le juge qui l'aura rendue risquera de la trainer pendant longtemps comme un boulet »314(*). Une contrariété de jurisprudence surtout en matière de protection des droits humains ne se trouverait-elle pas ainsi affaiblie au moment où celle-ci doit être de plus en plus renforcée ? * 303 ASCENSIO (H.), « La notion de juridiction internationale en question », SFDI, Colloque de Lille, La juridictionnalisation du droit international, Pedone, 2003, pp. 163-202. * 304 Gérard FIZTMAURE, dans son opinion dissidente sous l'arrêt Cour EDH du 21 février 1975, Golder c. Royaume Uni, a indiqué que la démarche interprétative des organes de protection des droits de l'homme repose sur ce postulat général. * 305 BERCIS (P.), Guide des droits de l'homme, la conquête des libertés, Hachette 1993, p.110. * 306 ASCENSIO (H.), « La notion de juridiction internationale en question », op.cit., p. 163. * 307 TOUZE (S.), « Les techniques interprétatives des organes de protection des droits de l'homme », R.G.D.I.P, 2011, p.517-532. * 308Voir notamment les directives interprétatives de la Convention de vienne de 1969. * 309 Voir PECHEUL (A.), Droit communautaire général, Ellipse, 2002, p.112. * 310 CJCE, 21 septembre 1989, Hoescht. * 311 CEDH, 30 mars 1989, Chappell c/ Royaume Uni. * 312 Au libéralisme qui caractérise l'interprétation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (protection de la vie privée et familiale) effectuée par la Cour de Strasbourg, CEDH (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal du 21 décembre 1999) sur le traitement de la question de l'homosexualité, répond le conservatisme de la Cour de Luxembourg (CJCE, Lisa Jacqueline Grant c/ South -West Trains Ltd, arrêt du 17 février 1998). * 313 On relèvera à ce propos un passage intéressant dans l'arrêt Grant contre South-West Trains Ltd du 17 février 1998 ; la Cour de justice des Communautés européennes affirme ne pas être tenue de s'aligner sur la signification que le Comité des Droits de l'Homme semblait avoir reconnu à la notion de « discrimination fondée sur le sexe » telle qu'elle figure aux articles 2 et 26 du PIDCP. Selon la Cour de justice, « cet organe (le Comité des Droits de l'Homme) qui n'est d'ailleurs pas une instance juridictionnelle, et dont les constatations sont dépourvues de valeur juridique contraignante s'est borné à faire une observation en ce sens sans motivations particulières ». * 314 KARAGIANNIS (S.), « La multiplication des juridictions internationales, un système anarchique ? » in La juridictionnalisation du droit international, colloque de Lille, Paris, Pedone, 2003, pp. 8-161. |
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