L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
Paragraphe 2 : Une recevabilité conditionnée au niveau de la Cour ADHPLes conditions de recevabilité devant le prétoire du juge d'Arusha sont principalement posées dans les dispositions de la Charte africaine notamment en son article 56. Pour être recevable, l'individu doit s'assurer, non seulement de la caractérisation de sa requête (A), mais également d'avoir intenté son action dans un délai raisonnable (B). A. La caractérisation de la requête individuelleLa caractérisation de la requête est une exigence qui répond à trois critères essentiels à savoir la compatibilité, la nouveauté et la sincérité de la requête portée devant le juge continental. Tous ces critères sont explicitement énoncés dans les dispositions de l'article 56 de la Charte africaine, instrument juridique privilégié de la Cour. D'abord, en vertu de l'article 56, 2), la requête doit être compatible avec l'acte constitutif de l'Union Africaine ou les dispositions de la Charte. Cette condition sera remplie chaque fois que la requête fera état des faits suffisamment étayés et précis portant sur des violations de la Charte et/ou de tout instrument relevant de la compétence matérielle de la Cour au sens de l'article 3 de son Protocole162(*). Comme l'indique la Cour, « (...) ce qui est important pour qu'une requête soit compatible avec l'Acte constitutif de l'Union Africaine et la Charte est que dans leur substance, les violations alléguées dans la requête soient susceptibles d'être examinées par référence à des dispositions de l'Acte constitutif et/ou de la Charte, et ne soient pas manifestement en dehors du champ d'application de ces deux instruments »163(*). Il est donc attendu du requérant qu'il précise les griefs articulés contre l'Etat défendeur164(*). La Commission a développé sur ce point une abondante jurisprudence, déclarant irrecevable toute communication se bornant à présenter la situation générale de l'Etat défendeur, caractérisée par la corruption et l'immoralité165(*) ; déplorant la lenteur des procédures judiciaires sans démontrer l'existence d'un grief subséquent166(*) ou évoquant des incidents sans préciser les lieux, dates et les noms des victimes167(*). La requête ne doit en outre pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l'Union Africaine et soit des dispositions de la Charte africaine. Ensuite, le Règlement intérieur de la Commission précise le sens donné à cet article en indiquant que la communication doit mentionner « une indication précisant que la plainte n'a été soumise à aucun organe international de règlement des litiges, ou de compétence similaire, conformément à l'article 56, 7) de la Charte africaine »168(*). Cette condition relative à la nouveauté de la requête n'est pas propre au système africain et constitue une condition de recevabilité des requérants individuels devant le juge européen169(*) et interaméricain170(*). Elle conditionne également la recevabilité des communications individuelles portées devant la majorité des organes conventionnels de protection des droits de l'homme171(*). Or, le Règlement de la Cour ne contient pas de telle précision172(*). Cette lacune est regrettable, puisqu'une telle disposition serait la conséquence logique de la compétence matérielle élargie de la Cour. L'équivoque est perceptible car, ni le Protocole ni le Règlement intérieur ne prévoient ces cas, à la différence d'autres juridictions qui opèrent sur la base d'une disposition claire telle la Cour européenne173(*) et la future Cour arabe174(*) des droits de l'homme. Enfin, l'article 56, 4) de la Charte subordonne la recevabilité de la requête à l'apport, au moins sommaire, d'éléments permettant d'étayer les violations alléguées. A contrario, l'irrecevabilité sera prononcée lorsque son contenu repose « exclusivement »sur des nouvelles diffusées par des moyens de communication de masse. Il suffit donc pour les requérants d'invoquer un élément de preuve à l'appui de leur requête pour que la condition de sincérité soit remplie175(*). La Cour n'a été confrontée qu'une fois à une exception préliminaire en ce sens. Dans l'affaire Frank David Omary et autres c. Tanzanie, le défendeur soutenait que la requête était irrecevable car les requérants ne produisaient, selon lui, que des coupures de journaux à l'appui de leur requête. La Cour rejeta cette exception au motif que les requérants avaient cité dans leurs écritures des noms de personnes qui auraient été victimes de brutalités, et avaient également décrit des brutalités policières dont elles auraient été témoins176(*). La solution de la Cour rejoint l'interprétation de la Commission selon laquelle, « tout en étant peu commode de se fier exclusivement aux nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse, il serait tout aussi préjudiciable que la Commission rejette une communication parce que certains des aspects qu'elle contient sont basés sur des informations ayant été relayées par les moyens de communication de masse. Cela provient du fait que la Charte utilise l'expression « exclusivement ». Il ne fait point de doute que les moyens de communication de masse restent la plus importante, voire l'unique source d'information (...) »177(*). D'ailleurs, cette situation n'est pas inédite car, bien avant ce cas, le génocide au Rwanda, les violations des droits de l'homme au Burundi, au Zaïre et au Congo pour n'en citer que quelques-uns, ont été révélés par les moyens de communication de masse. Ainsi, pour la Commission, « (...) la question ne devrait donc pas être de savoir si l'information provient des moyens de communication de masse, mais plutôt si cette information est correcte. Il s'agit de voir si le requérant a vérifié la véracité de ses allégations et s'il a pu le faire étant donné les circonstances dans lesquelles il se trouve »178(*). Hormis ces exigences caractéristiques, il faudra également que le requérant individuel saisisse la Cour dans un délai raisonnable. * 162 Cour ADHP, affaire Frank David Omary et autres c. Tanzanie, requête n° 001/2012, arrêt du 28 mars 2014, par. 91-94, spéc. par. 93. * 163 Cour ADHP, affaire Mohamed Abubakari c. Tanzanie, requête n° 007/2013, arrêt au fond du 3 juin 2016, par. 50. * 164 Voir l'approche similaire retenue par la Commission : Communication 13/88, Affaire Hadjali Mohamad c. Algérie, 27 avril 1994, 7e rapport annuel d'activités (1993-1994), Recueil africain des décisions des droits humains, 2000, p. 17, par. 2. * 165 Commission ADHP, Communication 1/88, Affaire Frederick Korvah c. Liberia, 4e session ordinaire, octobre 1988, 7e Rapport annuel d'activités (1993-1994), Recueil africain des décisions des droits humains, 2000, p. 138 ; Communication 63/92, Congress for the Second Republic of Malawi c. Malawi, 7e rapport annuel d'activités (1993-1994), Recueil africain des décisions des droits humains, 2000, p. 141. * 166 Commission ADHP, Communication 13/88, Affaire Hadjali Mohamad c. Algérie, préc., par. 2. * 167 Commission ADHP, Communications 104/93, Affaire Centre pour l'Indépendance des Magistrats et des Avocats c. Algérie, 7e Rapport annuel d'activités (1993-1994), Recueil africain des décisions des droits humains, 2000, p. 17 ; Communications 109-126/93, Affaire Centre pour l'Indépendance des Magistrats et des Avocats c. Algérie, 8e rapport annuel d'activités, Recueil africain des décisions des droits humains, 2000, pp. 18-19, par. 2-6. * 168 Règlement intérieur de la Commission africaine, art. 93, 2), j). * 169 Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, art. 35, 2), b) : « La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l'article 34, lorsque (...) elle est essentiellement la même qu'une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux ». * 170 Convention américaine relative aux droits de l'homme, art. 46, 1), c) : « La Commission ne retient une pétition ou communication présentées conformément aux articles 44 ou 45 que sous les conditions suivantes, à savoir (...) que l'objet de la pétition ou communication ne soit pas en cours d'examen devant une autre instance internationale ». * 171 Voir, par exemple, pour le Comité des droits de l'homme : Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, art. 5, 2), a). La condition de non-examen par un autre organe ou mécanisme international d'enquête ou de règlement ne constitue pas une condition de recevabilité des communications individuelles portées devant le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale : ni la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965, ni l'article 91 du Règlement intérieur du Comité qui établit les critères de recevabilité n'y font référence. * 172 Règlement intérieur intérimaire de la Cour, art. 40, 7) : « Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ». * 173 Pour déterminer si elle a compétence pour statuer au titre de cette disposition de la Convention, la Cour européenne doit décider si l'affaire dont elle est saisie est essentiellement la même qu'une requête déjà soumise en parallèle à une autre instance et, si oui, si celle-ci peut passer pour « une autre instance internationale d'enquête ou de règlement » au sens de l'article 35 par. 2 b) de la Convention. Pour un exemple d'application, voir prioritairement Cour EDH, Affaire OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, arrêt (au principal) du 20 septembre 2011, par. 517-526, spéc. par. 523-525 (conflit CPA / Cour EDH). * 174 Le Statut de la future Cour arabe des droits de l'homme tient compte de l'existence de la Cour africaine (et de son évolution institutionnelle) : son article 18, par. 2 dispose à cet effet que la requête sera irrecevable lorsque celle-ci aura déjà été portée « pour une même affaire devant une autre Cour régionale des droits de l'homme ». * 175 Voir parmi de nombreux exemples, Commission ADHP, Communication 259/2002, Affaire Groupe de Travail sur les Dossiers Judiciaires Stratégiques c. République Démocratique du Congo, 14e session extraordinaire, 20-24 juillet 2013, décision du 10 mars 2015, p. 40 : la fourniture d'extraits des jugements pertinents suffit à remplir la condition fixée par l'article 56, 4) de la Charte. * 176 Cour ADHP, Affaire Frank David Omary et autres c. Tanzanie, requête n° 001/2012, arrêt du 28 mars 2014, par. 95-97. * 177 Commission ADHP, Communications 147/95 et 149/96, Affaire Sir Dawda K. Jawara c. Gambie, 27e session ordinaire, 27 avril-11 mai 2000, 13e rapport annuel d'activités, par. 23-27, pp. 101-102. La jurisprudence ultérieure de la Commission a confirmé l'interprétation souple de cette condition de recevabilité : Communication 307/2005, M. Obert Chinhamo v Zimbabwe, 42e session ordinaire, novembre 2007, 23e rapport annuel d'activités, African Human Rights Law Reports, 2007, par. 50, p. 104 ; Communication 245/2002, Zimbabwe Human Rights NGO Forum c. Zimbabwe, 39e session ordinaire, mai 2006, 21e rapport annuel d'activités, Recueil africain des droits de l'homme, 2006, par. 43, p. 133. * 178 Commission ADHP, Communications 147/95 et 149/96, Affaire Sir Dawda K. Jawara c. Gambie, 27e session ordinaire, 27 avril-11 mai 2000, 13e rapport annuel d'activités, par. 23-27, pp. 101-102. |
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