2- Une mobilité urbaine toujours limitée
Malgré les améliorations décrites, en
matière d'infrastructures et d'offre de mobilité, se
déplacer dans Abidjan présente toujours d'importantes limites, et
notamment pour les moins aisés. Les analyses présentées
dans cette partie s'appuieront principalement sur des témoignages
individuels recueillis lors de divers échanges informels.
A) 128
Un coût de la mobilité toujours très
élevé, notamment pour les moins aisés
Se déplacer dans Abidjan coûte cher, notamment
pour les classes les moins aisées. Notre référenciel ici
sera le SMIG, le salaire minimum en Côte d'Ivoire, qui
s'élève à 60 000 francs par mois, soit une centaine
d'euros.
Prenons le cas de Rokia, 25 ans. Elle vit à
Angré, travaille à Adjamé et prend le bus pour se
déplacer entre les deux. Uniquement pour travailler, sans mentionner ses
déplacements personnels annexes, elle doit payer 200 francs deux fois
par jour, soit 2000 francs par semaine, et plus de 8000 francs par mois.
Payée au SMIG, cela représente 13% de son salaire mensuel
environ. À titre de comparaison, en moyenne à Paris, les
ménages investissent 16% de leurs revenus dans le transport.
Laure, 27 ans, habite à Angré et travaille au
Plateau. Elle doit donc prendre un bus « express » de la ligne 205
à 500 francs le ticket deux fois par jour. Cela lui coûte 1 000
francs par jour, soit 5000 la semaine et plus de 20 000 le mois. Cela
représente plus d'un tiers de ses revenus au SMIG.
Ces deux exemples, déjà bien différents,
n'impliquent qu'un seul véhicule emprunté par trajet, et dans les
bus publics, qui proposent comme nous l'avons dit des tarifs plutôt bas
à échelle du marché de la mobilité à
Abidjan. Colombe, elle, va tous les jours depuis Angré, son lieu de
résidence, à Yopougon pour son stage de droit. Elle prend d'abord
un woro-woro, puis le bus 719 pour rallier Yopougon, puis un autre
woro-woro pour aller jusqu'à son travail. Elle dépense
ainsi 900 francs par trajet, soit 1 800 francs par jour, 9 000 par semaine,
près de 40 000 par mois, donc deux tiers du SMIG. D'après elle,
tout l'argent gagné à son stage passe dans le coût du
transport.
Les exemples donnés ici n'ont rien d'exceptionnel, au
contraire. Une étude de la SICMA a démontré qu'en moyenne,
les personnes vivant à Abobo et travaillant dans le centre d'Abidjan
dépensent 60% de leur revenu mensuel dans les transports. Le prix de la
mobilité est donc à l'heure actuelle très
élevé à Abidjan, et c'est un facteur majeur de
mal-développement et de ségrégation spatiale en
défaveur des moins aisés.
B) Des temps de transport toujours élevés
notamment depuis les périphéries
Parallèlement au coût de la mobilité, le
temps passé à se déplacer est un paramètre
important qui est pris en compte par les individus notamment dans les
déplacements quotidiens et
129
réguliers. Les problématiques de congestion
routière, qui ne sont toujours pas en voie de se résoudre
à Abidjan avec l'augmentation du trafic routier à mesure que les
infrastructures se développent, augmentent sensiblement les temps de
trajet, ce qui est aussi un facteur de mal-développement.
Reprenons l'exemple de Rokia, donné
précédemment. Tous les jours de semaine, elle doit se lever
à 5h du matin, pour partir à 6h de chez elle et arriver au
travail à 8h. Le soir, elle sort à 17h du travail, et met
jusqu'à deux heures et demie à rentrer du fait des bouchons qui
sont encore plus importants que le matin. Cela porte son temps de trajet
quotidien à plus de quatre heures en moyenne, pour un déplacement
d'une dizaine de kilomètres à l'aller et au retour. Cela porte la
vitesse de déplacement à une vitesse moyenne similaire à
de la marche à pied. Cela est dû au fait qu'elle emprunte le
très congestionné boulevard « Latrille », nouvellement
boulevard des Martyrs, qui traverse Cocody du Nord au Sud, qui est l'un des
axes majeurs de la descente du Nord de la ville en direction des quartiers
centraux, comme ceux du Plateau ou d'Adjamé.
Les temps élevés de déplacement ne
concernent pas que les usagers des transports en commun. En voiture
individuelle aussi, les bouchons sont à l'origine de pertes de temps
importantes. Un fonctionnaire de l'administration des impôts, qui
travaille au Plateau chaque jour mais habite à Yopougon, témoigne
de la sorte : « Chaque matin, je viens en voiture et je rentre le
soir. Mais je suis obligé de me déplacer à l'heure de
pointe du fait de mes horaires de bureau. Pour venir de Yopougon, il faut
forcément passer par l'autoroute du Nord, qui est le seul point de
passage, et il est donc très congestionné. On avance très
très lentement, et je mets plus d'une heure à faire quelques
kilomètres »33. Il explique donc être
très content de l'arrivée prochaine du quatrième pont, qui
permettra d'ouvrir un nouveau chemin entre Yopougon et le Plateau et ainsi de
répartir le trafic. Mais d'ici-là, il n'a pas le choix que de
perdre plus de deux heures chaque jour en embouteillages.
Le temps passé dans les transports est un facteur
limitant du développement. Globalement, plus il est grand, et plus il
implique pour un individu de puiser dans son capital socioéconomique, du
fait notamment du temps et de l'argent perdus. Une personne qui dépense
trop de temps et d'argent en transport ne pratiquera pas ou beaucoup moins de
loisirs, ce qui représente une perte pour cette économie et pour
son bien-être personnel. Cette personne
33 Propos recueillis le 26 janvier 2021 à la
Direction générale des impôts, au Plateau.
130
passera également moins de temps en famille. Si elle a
des enfants, cela impactera sa façon de s'en occuper ou son temps
disponible pour eux, ce qui a des conséquences par exemple souvent sur
leur réussite scolaire. Pour le dire simplement, une personne qui est
dans les transports perd chaque jour du temps, de l'argent et de
l'énergie qu'elle ne peut pas investir ailleurs, ce qui a des incidences
proportionnellement importantes sur sa qualité de vie. Si on couple
cette observation au fait que les quartiers où la mobilité est la
plus compliquée sont souvent les moins aisés, on conclut que la
ségrégation spatiale liée au transport est un facteur de
reproduction sociale, et un levier d'action que les politiques publiques ne
peuvent ignorer.
C) Un facteur d'amélioration encore
délaissé : les NTIC
Nous avons parlé des divers projets qui impliquent
l'introduction des NTIC dans les mobilités afin de les faciliter. Ces
projets sont parmi ceux qui sont les moins inscrits dans le réel
à l'heure actuelle. Nous aborderons principalement ici les NTIC dans le
cadre de l'information voyageur, qui est ce qui touche le plus directement les
usagers. L'information voyageur en tant que système organisé
visant à fournir des informations aux usagers des transports pour les
accompagner dans leur mobilité est très peu
développée à Abidjan, même au sein des
réseaux de la SOTRA. Il n'existe pas, par exemple, de cartographie
simple d'accès des lignes du réseau de bus. Aucune fiche horaire
des bus n'est communiquée. Un arrêt de bus à Abidjan, c'est
souvent ça (PHOTO 8) :
131
Photo n°8 : Un arrêt de bus de la SOTRA à
Angré, Cocody
Source : Gaspard Ostian, 2021.
Les arrêts importants donnent en général
plus d'information, comme le numéro des lignes qui y passent, et
disposent parfois d'un abribus. Mais une majorité d'arrêts,
à l'image de celui-ci, ne fournit aucune information en-dehors du fait
qu'il s'agit d'un arrêt. Cette quasi-absence d'informations est
palliée par le fait que les voyageurs s'informent entre eux. Le
renseignement fonctionne beaucoup d'humain à humain. Dans le transport
artisanal, le fonctionnement est le même, le renseignement se fait
auprès du chauffeur ou des autres usagers. L'information humaine est une
source d'information qui a de nombreux avantages, mais présente un
défaut : l'incertitude. Une information voyageur centralisée et
numérisée, si elle est correctement mise à jour,
présente de nombreux avantages dans l'expérience de la
mobilité : visualisation d'un itinéraire, connaissance des temps
d'attente, informations sur les incidents dans le trafic, etc. À l'heure
actuelles, ces techniques ne sont pas ou très peu utilisées
à Abidjan.
On en conclut donc qu'à l'heure actuelle, les
techniques et technologies qui permettent d'accompagner le transport et la
mobilité ne sont pas une priorité pour les autorités,
qui
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investissent la plupart de leurs efforts dans d'autres aspects
certainement plus prioritaires des déplacements comme les
infrastructures de transport.
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