Chapitre 6 : les conséquences sociales des
projets dans les transports
L'étude s'est jusqu'ici concentrée
principalement sur des projets, dont beaucoup ne sont pas encore
achevés, voire pas commencés. Ce chapitre s'attachera à
une analyse plus ancrée dans le présent, qui tentera de
déterminer les évolutions qu'ont déjà
engendré les réalisations depuis 2012. Nous nous focaliserons sur
les changements observables dans le quotidien de la population. Les cas
observés et données exploitées seront en grande
majorité tirées des observations et entretiens informels sur le
terrain.
1- Des améliorations générales
notables
Nous avons décrit précédemment le
dynamisme des évolutions que connaît le secteur des transports
à Abidjan, notamment en termes d'infrastructures. Les citadins le
voient, la ville évolue à vue d'oeil, et cela a des
bénéfices pour beaucoup.
A) Les bénéfices de l'extension du réseau
revêtu
Le réseau routier se développe rapidement dans
la ville, du fait de la diversité des efforts publics mis en place dans
ce sens, dans une ville où le déplacement par la route est
hégémonique pour les déplacements motorisés. Les
évolutions concernant les routes revêtues se font en deux sens :
de nouvelles routes sont créées complètement, et
d'anciennes pistes connaissent des travaux de revêtement. Cela a des
effets structurants sur le réseau routier à échelle
urbaine, mais ces nouveaux axes revêtus permettent également le
développement d'un tissu économique fondé sur leur
présence. Cela s'explique par le fait que le degré
d'accessibilité est une composante essentielle de l'implantation d'un
commerce, dont le succès dépend beaucoup.
Étude de cas : le quartier de la pharmacie Belle
Vue, Angré 8e tranche, Cocody, Abidjan
Le quartier de la pharmacie Belle Vue est un petit voisinage
résidentiel situé dans la commune de Cocody, au Nord dans la
8e tranche du grand quartier d'Angré. Il se trouve à
mi-chemin entre le grand carrefour dit « Pétroivoire » du nom
d'une station-service et le Nouveau CHU d'Angré. Nous allons
étudier ici la portion de la voie L160 entre la pharmacie des Arcades
à l'Ouest et la clinique médicale Saint-Justine à l'Est
(CARTE 11). C'est un quartier que j'ai
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beaucoup eu l'occasion d'étudier et d'observer sur
place, puisque c'est ici que j'ai habité, dans la cité Belle Vue,
juste en face de la pharmacie Belle Vue.
Carte n°11 : la portion de voie L160 dans le quartier
de la pharmacie Belle Vue, Angré, Cocody
Source : Google maps, 2021.
Le quartier étudié fait partie de ces jeunes
quartiers qui sont nés de la croissance spatiale très importante
de la ville. Il s'est développé d'après les
témoignages des habitants assez rapidement, en une vingtaine
d'années, sous l'effet de programmes immobiliers ayant mené
à construire les cités du quartier, comme la cité Belle
Vue déjà nommée, ou encore la cité Soleil 2. Ces
cités se trouvent de part et d'autre de l'actuelle route que nous
étudions ici, qui jusqu'en 2017 était une piste en terre. Son
revêtement récent a eu des conséquences importantes sur le
quartier, qui a connu certains éléments de développement
socioéconomique du fait de ce nouveau goudron. Il faut savoir d'abord
que cette route fait partie d'un axe qui relie deux noeuds de transport
populaire : le carrefour Pétroivoire et le Nouveau CHU d'Angré.
La demande en circulation était donc importante sur cet axe, qui ne
pouvait l'absorber du fait de l'étroitesse de la piste et de sa vitesse
réduite de circulation. Depuis son revêtement, elle accueille deux
fois deux voies de route qui permettent une vitesse et un trafic très
largement accrus. Cela a eu des conséquences pour le quartier, qui a vu
son accessibilité en voiture augmenter, ainsi qu'une nouvelle ligne de
bus le desservir, la ligne 90 entre Blokosso et le Nouveau CHU. Par ailleurs,
le trafic de transport artisanal a augmenté sur cet axe du fait de ses
nouvelles capacités, et les woro-woro y circulent
désormais en nombre à toute heure de la journée.
D'après mes observations et expériences, même à
l'heure la plus creuse de la journée, on ne peut pas attendre
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plus de quelques minutes sans voir passer un
woro-woro. Les conséquences en termes d'activités
commerciales ont été notables dans le quartier : de nombreux
magasins ont ouvert du fait de l'arrivée de la route. Une riveraine
tenant un magasin de vêtements féminins m'a témoigné
du fait que le propriétaire à qui elle loue les locaux les a
aménagés en locaux commerciaux lorsque le projet de
revêtement a été lancé. Par ailleurs, les «
maquis », nom des restaurants et bistrots abidjanais, se sont
multipliés dans le quartier depuis, et ils sont aujourd'hui une sixaine
environ sur une distance d'un peu plus d'un kilomètre. Par ailleurs, un
établissement d'enseignement supérieur a également ouvert
ses portes dans le quartier, la NBA Business School, une école de
commerce proposant des formations allant du BTS au Master. Ainsi, la
création de cette portion de route, en améliorant
l'accessibilité du quartier, a permis sa valorisation, l'augmentation de
son attractivité, et ainsi son développement économique et
social.
Cette étude de cas permet de comprendre mieux le
potentiel de développement local qu'offre l'aménagement d'une
route goudronnée, et les bénéfices socioéconomiques
qui en découlent. Ceux-ci viennent s'ajouter aux bénéfices
sur le trafic routier de la métropole.
Encadré n4 : les routes abidjanaises, des lieux
marchands importants
Les axes routiers à Abidjan, et notamment les plus
fréquentés, sont le lieu d'une importante activité de
commerce informel. Profitant des stationnements prolongés
engendrés par les bouchons, de nombreuses personnes vendent divers
produits en remontant les files de voitures arrêtées. On peut y
trouver toutes sortes de choses : de l'eau et de la nourriture bien sûr,
mais également des objets plus insolites extrêmement divers : j'ai
pu voir circuler dans les embouteillages des porte-manteaux, des miroirs, des
masques chirurgicaux, des jouets pour chiens, des médicaments, etc. Par
ailleurs, de nombreux points de vente informelle installés sur le bord
des routes dépendent essentiellement de la consommation des usagers qui
s'arrêtent rapidement sur le bas-côté, et notamment des
chauffeurs de taxi, qui ont besoin de s'alimenter et de boire tout au long de
leurs journées qui peuvent facilement commencer à cinq ou six
heures du matin pour finir à dix heures du soir. Ainsi, de la route
dépend directement ou indirectement la subsistance de dizaines voire
centaines de milliers d'abidjanais.
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B) Amélioration notable du réseau Sotra : un
transport en commun intercommunal et accessible, fer de lance d'une politique
sociale dans les mobilités
Les divers témoignages obtenus des usagers de bus
public mettent en valeur une amélioration certaine de la mobilité
SOTRA. Rappelons d'abord son intérêt au sein de la mobilité
abidjanaise : les bus de la SOTRA, à la différence des
woro-woro, permettent une mobilité intercommunale. Ils
rejoignent de ce fait les gbakas et les « banalisés »
dans la catégorie des modes de transport intercommunaux, bien que ces
derniers ne le soient pas nécessairement. L'un des avantages directs
pour les usagers des bus SOTRA est le prix, car les tarifs pratiqués
sont globalement inférieurs voire très inférieurs à
ceux pratiqués pour une distance similaire par les transporteurs
artisanaux. La grande différence est que le transport populaire pratique
une tarification proportionnelle à la distance, contrairement aux bus
publics dans lesquels on paie le trajet au tarif unique d'un ticket. Le tarif
initial des bus est de 200 francs le ticket, ce qui est modique au vu des
distances parcourues par rapport au transport artisanal. Ainsi, on peut par
exemple rallier le quartier d'Angré dans le Nord de la commune de Cocody
à la gare Sud de la SOTRA au Plateau pour 200 francs grâce au bus
82. En transport artisanal, le même trajet coûte quatre fois ce
prix.
L'une des faiblesses majeures du réseau SOTRA au sortir
de la crise de 2011 était la faiblesse de la fréquence de
desserte, car la compagnie ne disposait plus alors que d'un nombre très
faible de véhicules. Un effort important de renforcement de la flotte
étant en cours depuis plusieurs années, des évolutions
notables ont lieu, et de multiples témoignages recueillis auprès
d'usagers des bus vont dans ce sens. Ainsi, un étudiant, usager de la
ligne 83 qui rallie notamment l'université Félix
Houphouët-Boigny, vante les mérites de la SOTRA en expliquant
qu'à l'heure de pointe, « je ne cours même plus pour avoir un
bus, car je sais que le suivant viendra avec un intervalle de temps très
rapproché32 ». Il s'agit là d'un
témoignage sur un itinéraire précis et à un horaire
précis, ralliant une destination qui n'est pas anodine, et il n'est donc
certainement pas à généraliser, car cette performance
reste rare en perspective des autres observations menées. C'est
néanmoins l'un des nombreux signes récoltés sur le terrain
d'une amélioration notable des conditions de voyage proposées par
la SOTRA.
32 Propos recueilli le 18 janvier 2021 lors d'un
échange informel à la gare Nord de la SOTRA à
Adjamé.
126
Par ailleurs, une réorganisation des lignes a permis de
modifier positivement la desserte des bus. Les données
présentées ci-après ont été recueillies lors
d'un entretien avec le directeur du réseau bus de la SOTRA, le 26
février 2021. L'un des grands problèmes logistiques de la SOTRA,
qu'elle est en train de résoudre, est sa dépendance à la
gare Nord et à la gare Sud, qui sont les deux principaux noeuds de son
réseau. Situées au Plateau et à Adjamé, ces deux
gares concentrent un trafic très important du réseau de bus de la
SOTRA, et elles servent de bases logistiques de premier ordre. Des dizaines de
milliers de personnes y transitent chaque jour, car souvent un voyageur est
obligé de rejoindre une de ces deux gares d'abord, puis de prendre un
autre bus qui va vers sa destination. Afin de pallier cela, la SOTRA a mis en
place de nouvelles lignes dont l'objectif est de ne pas transiter par ces deux
gares pour atteindre une destination. Ces bus sont appelés «
navettes », et coûtent 500 francs le ticket. Ils sont donc plus
chers que les bus normaux, mais permettent en théorie d'éviter de
prendre deux bus différents, ce qui implique dont d'acheter deux
tickets. Par exemple, la création du bus 719 ralliant Angré
à Yopougon Saint-André a permis de cesser de passer par la gare
Nord et de rejoindre directement Yopougon. Par ailleurs, certains bus sont
confrontés au problème de l'importance du nombre
d'étudiants les empruntant, ce qui est une source de
désagrément pour les autres usagers qui ne peuvent pas toujours
monter dedans du fait du manque de place. De ce fait, des « urbainbus
» ont été créés, coûtant
également 200 francs le ticket mais dans lesquels les cartes de
transport étudiantes ne fonctionnent pas. Enfin, un réseau de bus
« express » (PHOTO 7), reconnaissables à leur couleur
violette, plus chers (500 francs le ticket) mais censés rallier plus
rapidement deux points en marquant moins d'arrêts.
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Photo n°7 : Un « express » de la ligne 205
Angré-gare Sud à son terminus à Angré
Source : Gaspard Ostian, 2021.
L'ensemble de ces éléments marque les
évolutions du réseau de la SOTRA depuis une décennie.
Tendanciellement, l'offre de mobilité de la SOTRA s'améliore,
avec plus de bus et une réorganisation des lignes pour s'adapter
à la nouvelle morphologie de la ville et aux besoins des usagers. Les
prix proposés, inférieurs à ceux pratiqués par le
transport informel et inférieurs aux coûts réels
d'exploitation, font de la compagnie publique subventionnée par
l'État le fer de lance d'une certaine politique sociale dans les
mobilités à échelle de la métropole.
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