1.1.4 Le selfie
Pour continuer sur le narcissisme numérique, la
question du selfie divise également les chercheurs en communication.
Cette technique photographique est apparue en 2002 mais est devenu virale dix
ans après, via le succès des smartphones. En principe, le selfie
porte son importance sur le décor en
84 FLUCKIGER Cédric. Blog et réseaux sociaux,
outils de construction identitaire adolescente. 2010, Diversité,
n°162, p.38-43 (version pré-print)
85 BRODIN, Oliviane, et MAGNIER Lise. Le développement
d'un index d'exposition de soi dans les médias sociaux : phase
exploratoire d'identification des indicateurs constitutifs. Management &
Avenir, vol. 58, no. 8, 2012, pp. 144-168.
86 TORDO, Frédéric. Séduire à
l'ère du numérique : une séduction polymorphe à
l'adolescence. Enfances & Psy, vol. 68, no. 4, 2015, pp. 83-92.
87 ROUSSEAU, Nicolas, LASCH Christopher. La culture du
narcissisme. 12 Juillet 2014, Actu Philosophia
32
arrière-plan comme preuve de ce qu'on est en train de
vivre. Plusieurs facettes de ce type de photographie sont alors mises en
lumière. Il incarne la représentation de la multiplicité
des portraits dans la recherche de soi et de son identité (Sion dans
Lichtensztein, 201788). Prendre plusieurs photographies de soi en
cherchant laquelle publier ensuite serait une manière de se chercher, de
se découvrir. Il ne serait pas à caractère narcissique car
il n'est pas tourné vers soi mais vers les autres, dans un besoin
d'échanges avec autrui. André Gunthert89 confirme
cette hypothèse en notant que les hashtags utilisés sur Instagram
ne montrent pas des termes qui révèlent du narcissisme, tel que
« me » ou « loveme ». Or, nos recherches sur le
réseau social ont mis en avant le fait que beaucoup d'individus
utilisent des hashtags comme « me », qui plus est, est l'un des plus
utilisés en 2019. En effet, il a été utilisé 398
829 598 fois, ce qui le fait arriver dans le top 20 des hashtags les plus
utilisés si nous comparons avec les 10 plus populaires en
2019.90 Mais cette utilisation peut être est un synonyme du
selfie, comme pour montrer que c'est bien la personne elle-même sur la
photographie, comme preuve supplémentaire que la photographie est une
technique d'externalisation de soi et de son expérience. Dominique
Cardon (2011)91, par exemple, pense que les selfies sont « les
mises en scène de soi, de ses qualités, de ses compétences
accompagnant une volonté d'élargir l'espace de visibilité
dans lequel chacun manifeste aux autres sa singularité pour la faire
connaître ». En effet « Je mets très souvent un
filtre mais pas un en particulier directement sur Instagram quand j'apparais
sur la photo. » témoigne Elise.92 Nous avons eu des
difficultés à savoir où placer ce thème important.
Mais nous avons choisi de le situer dans les techniques de monstration de soi
et de mise en scène. On se montre tel que l'on est, on présente
son visage, mais pas de façon totalement naturelle. De plus,
d'après notre analyse, la généralité des
photographies est effectivement dans le but d'échanger des instants de
vie ou pour se valoriser, l'image est toujours tournée vers les autres
et non vers soi, ce qui serait une preuve que le selfie n'est pas une
représentation narcissique de soi. Sur les selfies, plusieurs individus
s'adressent même directement à leur communauté «
Hellooooo vous avez passé une bonne semaine ? »93.
Les clichés sont davantage source de recherche de lien et de validation
de son image par autrui que réellement de l'amour de soi. Les individus
seraient narcissiques, mais ça serait un moyen de défense contre
le manque d'affection, (Escande dans Chooeum et Guemas, 2017). Le selfie est un
message adressé aux autres, sur qui nous sommes, notre emplacement, nos
goûts, sur notre identité simplement. Publier des photographies
est un moyen de laisser sa trace sur le monde, pour ne pas se sentir
oublié. On remplit sa vie d'images pour ne pas sentir le vide, pour
se
88 SION, Brigitte. Agathe LICHTENSZTEJN. Le Selfie. Aux
frontières de l'égoportrait. Questions de communication,
n°31, 2017, 495-496.
89 GUNTHERT, André. La consécration du selfie,
une histoire culturelle. Études photographiques, n°32,
Printemps 2015
90 MARTIN, Sarah. Instagram, les hashtags les plus
utilisés. Metricool, 2019
91 CARDON, Dominique. Réseaux sociaux de
l'internet. Communication, vol. no.88, 2011, pp. 141-148.
92Entretien Elise, le 15 juin 2019
93 Analyse de contenu, compte de Ludivinee_s
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souvenir. Le portrait est un moyen de faire connaître
son identité, qui l'on est en mettant en scène sa vie, ses
goûts. On parle de soi, on exprime sa personnalité de par sa
diffusion aux autres et ainsi, il est une source de construction identitaire.
94 Mais il peut également être un souci de
contrôle de son image. Ces affirmations ne sont pas partagées par
tous. Certains parlent d'une « industrie du soi » qui s'insère
dans une société qui aime le divertissement, qui aime «
regarder et se regarder ». André Gunthert (2015) expose le selfie
comme un trouble de l'image de soi, de son identité, qui pousse à
exhiber son corps de manière subjective. (Escande dans Chooeum et
Guemas, 2017) Il est vrai que malgré une certaine pudeur, notre analyse
de contenu a révélé des photographies de personnes mettant
leur physique en avant. Notre enquête montre que 27 individus sur 44
postent des selfies et 37 postent selfies et photographies d'eux-mêmes
prisent par d'autres personnes. Mais pourtant, 10 interrogés sur 14
affirment préférer les clichés de groupe. Il y a une
réelle volonté de se présenter seul sur les réseaux
sociaux car c'est un espace public où l'on se montre pour faire valider
notre image, se présenter au monde. Mais il n'y a jamais
réellement d'extrême en réalité, car parmi les
interrogés, une seule personne préfère être seule et
publier des photos uniquement d'elle. Cette analyse contredit les affirmations
d'André Gunthert (2015), donc le fait que l'exposition de soi seule, via
les selfies est une preuve de narcissisme.
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